Les origines du bouddhisme
Les origines du bouddhisme sont enveloppées d’un voile
légendaire, comme celles de la plupart des religions antiques. Cependant, les
historiens s’accordent pour faire remonter la naissance officielle du
bouddhisme à la seconde moitié du sixième siècle avant l’ère chrétienne,
époque à laquelle un sage indien, menant une existence ascétique et vagabonde
dans le bassin moyen du Gange, à la manière de tous les autres ascètes de son
temps, se serait éveillé à ce qu’il considérait comme la Vérité. En
effet, le nom même de Bouddha signifie « celui qui s’est
éveillé ». Cet éveil est celui qui permet de découvrir la réalité
profonde sous les apparences trompeuses des objets de la perception sensible
immédiate ; il libère des illusions qui constituent l’existence humaine,
telle que pouvaient la représenter les doctrines précédentes de l’Inde, et
particulièrement le brahmanisme. Originairement, ce serait donc un mouvement
strictement réformateur qui aurait été suscité par le Bouddha. Mais, dans
son opposition à la domination brahmanique, il est apparu très rapidement
comme une hérésie, c’est-à-dire comme une brèche faite dans l’édifice
religieux qui se mettait en place, l’hindouisme, qui demeure dans la ligne
purement orthodoxe du brahmanisme.
Préhistoire du bouddhisme
Il n’est guère possible de comprendre l’ensemble du bouddhisme, sans le resituer également dans toute la tradition religieuse propre à l’Inde, et donc sans faire référence au védisme ancien, qui a conditionné toute forme de pensée et de manifestations religieuses dans l’ensemble de ce territoire.
Le védisme était une religion, au sens le plus strict du mot, en ce sens que les dieux recevaient sans cesse des offrandes et des dons de la part des hommes qui voulaient se concilier leurs faveurs, obtenir leur aide efficace dans toutes leurs entreprises. La loi religieuse reposait essentiellement sur une doctrine du sacrifice : le sacrifice offert aux dieux était le plus sûr moyen de maintenir l’équilibre du monde et celui des individus. La plus grande partie de la théologie exprimait le Savoir nécessaire à la connaissance que l’homme pouvait avoir des dieux et des offrandes qu’il convenait de leur faire régulièrement, pour qu’ils puissent assurer le bon ordre du monde. Le Veda, livre sacré du védisme, dans lequel se trouve présenté tout le Savoir, se composait de quatre recueils, groupant des hymnes et des chants religieux, des techniques de chant et de mélodies religieuses, toutes les formules nécessaires pour le parfait accomplissement des différents sacrifices, ainsi que des formules magiques d’exorcismes.
La théologie védique exaltait ainsi la puissance du
sacrifice, en faisant remonter celui-ci à l’homme primordial, nommé
Prajapati ou Purusha, sur lequel les dieux s’étaient acharnés au point de le
mettre en pièces, afin de donner naissance aux divers êtres qui peuplent l’univers
cosmique. Toute action sacrificielle se situait dans la perspective de ce
sacrifice de Prajapati : il fallait reconstituer l’être primordial, en
rassemblant tous les éléments dispersés pour former, de nouveau, la grande
unité primitive.
Cette exaltation de la dimension sacrificielle, dans le védisme traditionnel, devait nécessairement conduire les prêtres sacrificateurs à occuper une place principale dans les différents aspects de la vie religieuse ou liturgique : les prêtres connaissaient les techniques, ils étaient capables de coordonner tous les éléments du sacrifice, afin de le rendre le plus efficace possible. La puissance sur le peuple revenait alors à la classe sacerdotale, celle de ceux qui étaient appelés les brahmanes, qui exercèrent leur hégémonie sur les autres classes de la société, établissant officiellement le régime de la répartition de la société selon les castes, prenant à leur propre compte la répartition sociale effectuée par les Aryens. Cette subdivision avait sans aucun doute pour objet de préserver dans toute sa pureté la race aryenne, mais aussi d’assurer absolument les privilèges de la caste sacerdotale.
La société indienne, dès l’époque brahmanique se trouvait ainsi divisée en quatre castes principales, les trois premières appartenant à la pure race aryenne, tandis que la dernière se composait essentiellement des indigènes que les aryens avaient soumis à leur domination, lors de leur invasion et de leur occupation du pays. Les brahmanes exerçaient les fonctions sacerdotales, les guerriers constituaient la noblesse et l’aristocratie, la troisième caste regroupait les artisans, les cultivateurs et les marchands, tandis que la quatrième contait tous ceux qui étaient les serviteurs des castes précédentes. Un hymne du Rig-Veda expliquait la constitution de la société en castes, en la reliant au sacrifice initial de Purusha-Prajapati :
Quand les dieux tendirent le sacrifice,
avec l’homme pour oblation...
Lorsqu’ils divisèrent l’Homme (primordial)
en combien de parties l’ont-ils arrangé ?
Que devint sa bouche, que devinrent ses bras ?
Comment s’appellent ses jambes et ses pieds ?
Sa bouche fut le brahmane,
de ses bras, on fit le guerrier,
ses jambes, c’est le laboureur,
le serviteur naquit de ses pieds...
La caste des brahmanes assurait une parfaite supériorité
sur toutes les autres : ils connaissaient non seulement les techniques du
sacrifice, mais les paroles correctes pour le rendre particulièrement efficace,
puisque tous reconnaissaient la grande efficience de la parole dans le domaine
religieux. Progressivement, ce ne sera plus le sacrifice lui-même qui
détiendra, par son accomplissement rituel, la puissance, mais les formules
rituelles, que seuls les brahmanes pouvaient connaître. De fait, les brahmanes
exercèrent alors leur puissance, non plus seulement sur les membres des autres
castes, mais aussi sur les dieux eux-mêmes, qui étaient en quelque sorte
contraints de se plier devant la puissance de la parole efficace prononcée par
le prêtre sacrificateur : la théologie se spiritualisait, elle ne se résumait
plus simplement dans la pratique de l’acte sacrificiel, elle devenait une
science qui s’épanouissait dans la connaissance de la formule correcte et
toute-puissance, qui était susceptible d’agir même sur les différents
dieux. Il s’ensuivit très certainement une forme théocratique du
gouvernement de la société indienne : les membres des autres castes,
religieuses et sociales, finissaient par être entièrement soumises à la
domination des brahmanes.
Au sixième siècle avant l’ère chrétienne, la pensée indienne est en pleine effervescence : en harmonie avec le grand principe de la tolérance, qui caractérise toute la civilisation indienne, des nombreuses écoles ou sectes se proposent d’interpréter les différents textes sacrés et se divisent sur bien des points de la doctrine traditionnelle. C’est à cette époque que se placent les grands réformateurs religieux que furent Vardhamâna Jnâta, surnommé le Jina, c’est-à-dire le « Vainqueur », ou encore Mahâvira, le « Grand héros », et Siddharta Gautama, surnommé le Bouddha, c’est-à-dire celui qui s’est « Eveillé ». Ces deux grands réformateurs, issus l’un et l’autre de la caste des guerriers, appartenant donc à la noblesse aristocratique, voulurent se libérer et libérer les autres hommes de la toute-puissance et de la dictature des brahmanes.
Les fondements religieux issus du brahmanisme
Ainsi, dans ses origines les plus anciennes, le bouddhisme ne se présente pas comme une nouvelle religion que son fondateur voudrait imposer en réaction contre le brahmanisme courant de l’époque, mais beaucoup plus comme un mouvement de réforme et d’universalisation des principes édictés par la caste sacerdotale dominante. Mais cette opposition au pouvoir religieux bien établi ne pouvait que mener à une scission dans l’édifice religieux antérieur. La force de la pensée brahmanique résidait dans l’affirmation de deux principes fondamentaux qui étaient développés dogmatiquement et commentés dans les différentes écoles : la théorie de l’âtman-brahman, qui identifiait l’âme individuelle à l’âme universelle, et la théorie du samsâra, qui exprimait la doctrine de la transmigration des âmes. Le bouddhisme naissant se devait de se situer immédiatement en fonction de ces deux doctrines centrales, afin de consolider sa propre position dans l’ensemble des mouvements religieux de l’époque.
L’âtman-brahman exprimait donc la coïncidence de l’âme individuelle, incarnée dans un corps, animal ou humain, avec ce qui faisait l’âme de l’ensemble de l’univers. Le terme même de « brahman » exprimait une formule sacrée utilisée au cours du sacrifice et qui donnait à celui-ci toute sa puissance et toute son efficacité. Initialement, c’était simplement une formule rituelle, mais les brahmanes avaient réussi ce tour de force qui consistait à faire de cette seule formule une puissance sacrée qui, au lieu de servir les dieux, parvenait à leur donner des ordres, à les dominer, si bien que le Brahman était alors devenu le Souverain maître de l’univers, une sorte de principe métaphysique qui exerçait sa domination sur l’ensemble des dieux et des hommes, se définissant ainsi comme la seule grande puissance de l’univers, comme l’âme même de tout le cosmos. L’âtman, quant à lui, ne désignait pas l’âme humaine comme une réalité psychologique mais plutôt comme un phénomène, également métaphysique, qui permettait à l’individu de communier avec l’ensemble de l’univers dirigé par la puissance animée du Brahman. L’être même de l’univers recevait une signification toute spirituelle dans laquelle communiaient tous les vivants. L’univers était tout empreint d’une spiritualité profonde. L’âme universelle était unique, mais elle était répandue, sous des modalités différentes, dans tous les êtres du monde. La coïncidence et l’identification du brahman et de l’âtman, véritable pilier de toute la mystique brahmanique, impliquait que tous les êtres de ce monde se trouvaient en communion les uns avec les autres : les individus prenaient alors une dimension universelle, disparaissant ainsi dans la conscience de l’univers. Toutefois, les brahmanes n’avaient fait que développer cette idée de la sympathie universelle et de la parfaite communion, dans des spéculations métaphysiques abstraites, sans grand rapport avec la réalité de la condition humaine. De la sorte, la doctrine de l’âtman-brahman était rapidement apparue comme une fiction purement intellectuelle, et c’est la raison pour laquelle le Bouddha va écarter cette doctrine. Cette mystique était complètement inaccessible par les masses populaires, puisque les brahmanes affirmaient également que cette union de l’âme individuelle avec l’âme universelle ne pouvait être réalisée que par les membres de leur caste, les autres en étant exclus.
La doctrine du samsâra, quant à elle, était plutôt une
croyance populaire, qui avait été reprise par le brahmanisme, avant d’être
ultérieurement développée et organisée par le bouddhisme. Constatant que
tout ce qui existe dans le monde naturel ne fait que s’écouler et changer d’état,
la pensée indienne en était venue à élaborer une théorie de l’écoulement
universel de toutes choses. L’existence corporelle des individus ne devait
être qu’un phénomène particulier de cet écoulement universel : tout est
appelé à passer, puis à renaître sous are forme différente. Les hommes
étaient alors hantés par cette crainte des renaissances successives ; ils ne
songeaient qu’à se délivrer de cette chaîne pesante, à se libérer
eux-mêmes du cycle infernal des renaissances, toujours susceptibles de les
conduire dans des conditions de vie inférieure, sans qu’il leur soit jamais
possible de goûter à la félicité et au repos. Les Upanishads présentaient
une théorie complémentaire à cette théologie du samsâra, en affirmant que
toutes les actions accomplies par l’homme conditionnaient son existence future
: telle action accomplie par l’homme, telle son existence future. La
définition même du karma, du poids de tous les actes accomplis durant are
existence individuelle, se présentait ainsi comme l’explication même du
cycle des renaissances successives. Puisque le samsâra était reconnu comme une
réalité qui s’appliquait à tous les êtres, il avait fallu le justifier, et
cette justification se trouvait dans la théorie du poids des actions accomplies
au cours d’une existence individuelle. La tradition bouddhiste affirme que le
Bouddha aurait trouvé la réponse à toutes les angoisses des hommes, lorsqu’il
comprit que l’existence future était nécessairement conditionnée par les
actes de l’existence présente, ce qui lui permettait de montrer que l’homme
avait entre les mains tous les éléments lui permettant d’agir pour son
propre salut et d’avancer ainsi sur les chemins de la délivrance.
Alors qu’il refuse la doctrine de l’âtman-brahman, le Bouddha accepte donc celle du samsâra. Cette dernière permet à tous de suivre les chemins de la libération, alors que la première semblait uniquement réservée à la caste des brahmanes, et elle impliquait presque nécessairement que les membres des autres castes étaient contraient de parcourir un nombre infini de réincarnations successives, avant de pouvoir espérer connaître une naissance brahmanique, par laquelle ils auraient pu enfin entrer en parfaite communion et harmonie avec l’âme de l’univers.
En refusant de suivre les brahmanes dans leur conception d’un Etre supérieur, dans lequel communieraient, d’une manière ou d’une autre, tous les âtres vivants, en rejetant même le principe d’une âme universelle du monde et des êtres vivants, en ignorant également l’âme individuelle, il semble que le bouddha s’écarte complètement de la voie religieuse : il fait preuve d’athéisme (en écartant toute manifestation d’un Dieu de sa doctrine) et de matérialisme (en refusant de laisser une âme spirituelle guider l’homme dans chacune de ses actions) Originellement, le bouddhisme, tel qu’il a pu être prêché par son fondateur, ne parait donc pas mériter le nom de religion, puisque tout Etre suprême se trouve oublié et banni, puisque la tradition sacrée se trouve également écartée, puisque tous les sacrifices se trouvent bannis du système de pensée. Rien ne peut compter, sinon la recherche et la découverte de la seule délivrance.
Seulement, la voie du salut est un chemin âpre et épineux, car l’homme réclame facilement des signes extérieurs, des marques religieuses d’attachement à une divinité. Cette voie de libération n’implique pas de cadre religieux, et pourtant, en tant qu’elle se présente comme une véritable discipline pour tout homme, elle s’est accommodée très facilement à d’autres cadres religieux asiatiques, ce qui explique ainsi l’extension du bouddhisme dans les pays orientaux autres que l’Inde. En revanche, dans ce pays où elle a vu le jour, cette nouvelle discipline n’a gère réussi à s’imposer, ne triomphant pas de la longue tradition brahmanique, laquelle d’ailleurs s’est elle-même enrichie des apports que ce qu’elle a toujours considéré comme une hérésie.
L’apprentissage d’un prince
L’existence historique de Bouddha, autrefois contestée et même niée par certains indianistes, ne parait plus douteuse aujourd’hui, notamment depuis la découverte d’une inscription sur un reliquaire de Piprava, au Népal. Cette inscription atteste que le culte des reliques du Bouddha existait dès le troisième siècle avant l’ère chrétienne. Seulement, il faut le noter, le personnage réel fut rapidement doté d’une multitude de traits légendaires, à tel point qu’il est toujours très difficile de discerner la réalité de la fiction ou de la légende dans la vie de l’Eveillé. Ce n’est donc qu’un très petits nombre de renseignements certains qu’il est possible de tirer de ces innombrables et très variés récits antiques.
Les savants admettent que la naissance de Bouddha se situe
vers 560 avant Jésus-Christ et sa mort vers 480, puis qu’il a vécu
quatre-vingts ans. Sa famille était de caste noble, ainsi que l’atteste un de
ses noms, et elle appartenait à la lignée des Gautama. Son père, Shuddodana,
époux de la reine Mahâ Mâyâ, régnait sur le petit état de Kapilavastu,
situé sur le versant indien de l’Himalaya, et dont le site exact a été
redécouvert par des fouilles archéologiques. Cet état princier se situe à
240 kilomètres au nord de Bénarès.
Le Bouddha reçut, à sa naissance, le nom de Siddharta, qui signifie « celui qui a réalisé son projet », puis celui de Gautama, qui constituait son nom patronymique, l’inscrivant ainsi dans la lignée familiale, puis celui de Çakyamuni, ce qui atteste qu’il appartient au clan des çakyas, une des castes de la noblesse traditionnelle. Les textes qui se rapportent à son existence lui attribuent encore bien d’autres noms, tels Bhagavat, le Bienheureux, celui qui est parvenu au bonheur et qui le possède en plénitude, Tathâgata, celui qui est arrivé, celui qui a atteint la perfection, et comme son contemporain Vardhamâna, Jina, celui qui obtient la victoire ; mais, le nom sous lequel il est universellement connu, c’est celui de Bouddha, celui qui s’est éveillé, l’illuminé.
La mère du jeune prince meurt peu de temps après l’avoir
mis au monde, et Siddharta est élevé par sa tante maternelle, Mahâ Prajapati.
L’amour que lui porte son père est si grand et si entier qu’il veut, à
tout prix, éviter au jeune garçon le spectacle de tout ce qui serait
susceptible d’obscurcir la joie et le bonheur de ses jeunes années : le roi,
son père, lui évite ainsi tout spectacle de la souffrance, lui épargnant de
la sorte la réalité de la condition humaine avec tous les désagréments qu’elle
implique. Et le prince grandit en intelligence et en sagesse, au milieu de
garçons nobles de son âge, connaissant uniquement les plaisirs que la richesse
et la haute naissance peuvent accorder aux hommes. C’est au milieu de ses amis
qu’il fait preuve de son intelligence et de sa force extraordinaires. A l’âge
de seize ans, après avoir remporté un concours de tir à l’arc, au cours
duquel une de ses flèches aurait transpercé sept arbres, il obtient la main d’une
de ses cousines, une princesse également, Yashodarâ.
Mais son bonheur fut définitivement troublé lorsqu’1 prit conscience de ce qu’est véritablement la condition de l’homme. Alors que Siddharta sort de son palais, il prend pleinement conscience de toute la vérité, celle que lui avait épargnée son père : quatre fois de suite, il fut frappé par la vue de spectacles qu’il ignorait jusqu’à ce moment : il apprend ainsi que le bonheur sans nuages qu’il avait pu connaître n’était qu’une illusion. Il venait de découvrir la vieillesse, la maladie, la mort et la mendicité des moines quêtant leur nourriture. C’est une véritable révélation pour lui que de prendre conscience qu’il connaîtra sans aucun doute la maladie, la vieillesse, et que finalement il mourra.
Mais, tout en découvrant cette souffrance, il entrevoit,
grâce à la sérénité du moine qui mendie sa propre nourriture, un moyen d’échapper
à cette souffrance, un moyen de s’en affranchir. Il décide alors de quitter
maison, famille, pays et plaisirs, afin de trouver son propre salut par le biais
de la plus stricte ascèse. Sa femme lui ayant donné un fils, qu’il nomma
Râhula, il met à exécution son projet, il prend congé de son épouse et de
son fils nouveau-né, et il entre dans la vie érémitique. En cela, il respecte
parfaitement les traditions hindoues, puisqu’il s’est assuré d’une
descendance avant de se livrer à la vie ascétique. Il est alors âgé de
vingt-neuf ans.
Siddharta Gautama commence alors une nouvelle existence : il quitte ses vêtements de soie pour un vêtement de simple écorce. Pendant une période de sept années, il va se mettre à suivre les enseignements des ascètes brahmanes, recherchant sans cesse le chemin qui pouvait conduire à la félicité définitive, au nirvâna : ses maîtres successifs lui apprennent la pratique de la mortification et de l’ascétisme, en l’invitant ainsi à trouver la communion parfaite avec le Brahman. Mais ni les jeûnes, ni les austérités les plus fortes ne lui montrent réellement le chemin de la libération : pas plus que la multiplication des plaisirs du monde, la privation continuelle de ces plaisirs ne peut conduire l’homme vers son propre salut. Puisque ces deux conduites sont également insatisfaisantes et incapables de conduire l’homme vers la délivrance, Gautama va rechercher une voie moyenne ; et, au grand étonnement de ses amis ascètes, au scandale de ceux qui le suivaient déjà comme ses disciples, il interrompt sa pratique de l’ascèse et du jeûne, il recommence à se nourrir normalement pour retrouver des forces, il se livrera désormais à la méditation sans ascèse.
Le sermon de Bénarès
Selon la tradition, c’est alors qu’il commence à sentir
plus ou moins confusément qu’il approche du but qu’il s’était fixé : il
trouve la solution au problème qui le hantait, alors qu’il méditait sous un
arbre pippal, une sorte de figuier tropical. C’est pour lui l’illumination,
la découverte de la vérité, dans une soudaine mais entière prise de
conscience de la réalité. Ce qu’il est convenu d’appeler l’illumination
du Bouddha, mais qui est plus précisément une découverte de la vérité dans
son entière réalité, s’est produit près du village d’Uruvilvâ, situé
à une centaine de kilomètres au sud de Patna. Ce village est devenu, depuis
lors, le centre d’un des principaux pèlerinages pour les fidèles du
bouddhisme.
C’est là que Siddharta Gautama reçut l’entière révélation de la profonde réalité du samsâra et des voies qui permettent d’échapper définitivement à la souffrance, en arrêtant pour toujours la roue des réincarnations. Il comprenait que tous les êtres renaissaient, après leur mort, selon les actes qu’ils avaient accomplis au cours de leur existence antérieure, ceux qui avaient fait le bien renaissant pour leur bonheur, tandis que les autres connaissaient le malheur, en châtiment de tous leurs méfaits. Toute existence est souffrance, et rien ne semble pouvoir apporter un remède à cette souffrance, ni les plaisirs ou la jouissance, ni les privations ou l’ascèse ; aucun de ses extrêmes ne peut conduire au salut. Mais la vérité de la délivrance se trouve bien dans la voie moyenne, dans le chemin du milieu. Ce qui importe avant tout, c’est de se libérer de la souffrance. Et cette libération passe par une vie droite qui peut mettre fin au cycle des réincarnations. Et voici que Gautama devient ainsi le Bouddha, celui qui a reçu l’illumination, la révélation : il sait qu’il est délivré, car il est parvenu à réduire à rien tout désir en lui. En effet, c’est le désir qui est à l’origine de toute forme de douleur et de souffrance. Le désir de possession, la soif de toujours posséder davantage est inextinguible : l’homme a toujours soif de vivre davantage, de prolonger ou de transformer son existence, et c’est cela qui cause, qui provoque la renaissance. Réussir à éteindre en soi ce désir, c’est arrêter le cycle du samsâra. Il suffit d’éteindre en soi le désir pour éviter toute souffrance et toute renaissance.
Ayant atteint ce but qu’il recherchait depuis longtemps, l’Illuminé
hésite à faire part de sa découverte aux autres hommes, qui sont tant
attachés à leur propre existence, faite de convoitises et de désirs. Certes,
il est pleinement sauvé, mais ce salut apparaît comme difficilement
communicable aux autres hommes : il n’est pas possible d’être sauvé par
une doctrine, mais c’est chacun qui doit faire également sa propre
expérience de l’illumination. Et les difficultés que le Bouddha éprouvait
intérieurement à transmettre son expérience personnelle furent encore accrues
par des résistances intérieures que la légende. C’est d’abord le diable
Mâra qui s’obstine dans sa volonté de faire disparaître définitivement
celui qui venait ainsi de s’éveiller et qui échappait de la sorte à son
emprise : les dieux eux-mêmes abandonnent le Bouddha dans sa lutte spirituelle
contre toutes les attaques de ce diable, sur lequel Gautama finit par triompher
en raison de sa grande sagesse. Mais c’est aussi le doute qui envahit l’esprit
du Bouddha : comment les hommes pourront-ils accepter et comprendre cette
révélation qu’il vient de découvrir et qu’il lui faudra présenter sous
la forme d’une doctrine ? comment les hommes accepteront-ils de se détourner
de leurs convoitises antérieures pour rechercher uniquement la délivrance, en
faisant éteindre en eux la soif de posséder ? Pourtant, il entreprendra la
prédication de cette vérité fondamentale de l’universalité de la douleur,
sur les instances du Dieu Brahma Le Bouddha ne pouvait pas garder pour lui seul
la voie qui pouvait mener tous les hommes jusqu’à la parfaite délivrance. C’est
au Parc des Gazelles, parc qui servait de refuge à tous les moines errants, à
Rishipatana, à proximité de Bénarès, que le Bouddha entreprit sa première
prédication, connue sous le nom de Sermon de Bénarès : c’est là que
fut mise en branle la roue du dharma , c’est-à-dire la roue de la loi , qui
est devenue le symbole même de la foi bouddhique, puisque c’est avec ce
sermon que le bouddhisme prenait officiellement naissance. C’est la raison
pour laquelle les artistes, inspirés par le bouddhisme, se plaisent à saluer
la majesté toute puissante du Bouddha, en se bornant souvent simplement à
placer sur un trône de gloire cette Roue de la Loi.
Dans cette première prédication, le Bouddha enseigne que la
souffrance est universelle, qu’elle trouve son origine dans l’homme
lui-même, mais qu’elle peut aussi être supprimée par l’action de l’homme,
et il fait entrevoir le chemin qui peut conduire à une telle suppression :
Prêtez l’oreille, ô moines ! L’état sans mort est trouvé.
J’expose la doctrine : en suivant ces préceptes, en très peu de temps, dans cette vie même, vous comprendrez la finalité de la vie, vous réaliserez l’immortalité et vous y demeurerez définitivement.
Voici, ô moines, la vérité sainte sur la souffrance : la naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance. Etre joint à ce que l’on n’aime pas signifie souffrir. Etre séparé de ce que l’on aime signifie souffrir. Ne pas obtenir ce que l’on désire signifie souffrir. Bref, les cinq sortes d’objets d’attachement sont souffrance ; ces cinq objets d’attachement sont les cinq éléments qui constituent le Moi : le corps, les sensations les représentations, les formations et la connaissance.
Voici, ô moines, la vérité sainte sur l’origine de la souffrance : c’est la soif du désir (de l’existence) qui conduit de renaissance en renaissance, accompagnée du plaisir et de la convoitise, cherchant son plaisir tantôt ici, tantôt là, à savoir : la soif de plaisir, la soif d’existence, la soif de l’éphémère ou de l’impermanence.
Voici, ô moines, la vérité sainte sur la suppression de la douleur : c’est la cessation totale de cette soif par l’anéantissement complet du désir, en le bannissant, en y renonçant, en s’en délivrant, en ne lui laissant aucune place.
Voici, ô moines, la vérité sainte sur le chemin qui mène à la suppression de la douleur : c’est le chemin sacré aux huit branches, qui s’appellent : foi pure, volonté pure, langage pur, action pure, moyens d’existence purs, application pure, mémoire pure, méditation pure.
En écoutant cette première prédication du Bouddha, cinq de
ses anciens disciples, qui l’avaient d’abord suivi et qui avaient renoncé
à le suivre, en le voyant quitter toute pratique ascétique pour reprendre une
nourriture plus abondante, se convertirent à son enseignement. Car il faut bien
le dire, la parole ou la prédication du Bouddha ne permet pas aux hommes de
parvenir au nirvâna ; ils découvrent seulement qu’il existe un chemin qui
peut conduire à la félicité et au bonheur suprêmes : l’enseignement du
bouddha ne suffit pas à les éveiller eux-mêmes, sa doctrine ne saurait les
dispenser de leur effort personnel de réalisation. Ceux qui furent choisis par
le Bouddha pour être ses plus proches disciples reçurent, dès les origines du
mouvement, le nom de saints ou de méritants parce que leur maître
les avait choisis en fonction des différents mérites qu’ils avaient
accumulés dans leurs vies antérieures et des actions saintes qu’ils
accomplissaient au cours de leur vie présente. Rapidement, les conversions vont
affluer et le nombre des adeptes de la nouvelle doctrine ne va pas cesser de
croître. Les légendes rapportent que des hommes de toute condition et de toute
origine se joignaient aux disciples religieux du Bouddha. C’est ainsi que le
fils d’un banquier de Bénarès, résolu à ne pas mener une existence
comparable à celle de son père, cherchait à se joindre au nombre de ceux qui
étaient déjà considérés comme des saints ; craignant les hommes que son
père avait lancés à ses trousses, il s’était réfugié auprès du Maître,
en prononçant des paroles qui furent par la suite reprises comme formules
rituelles pour l’entrée des disciples dans la communauté bouddhiste :
Je prends mon refuge en Bouddha, je prends mon refuge dans le dharma (dans la
Loi religieuse), je prends mon refuge dans la communauté.
Finalement, le père de ce jeune homme céda et reconnut l’authenticité de la conversion de son fils : il devint même l’un des premiers grands bienfaiteurs de la communauté bouddhiste.
Le chemin du nirvâna
A l’époque du Sermon de Bénarès, Gautama Bouddha n’avait
que trente-six ans ; il vibra encore plus de quarante ans, voyageant et
enseignant jusque dans les contrées lointaines du nord-est de l’Inde,
interrompant ses pérégrinations pendant la saison de la mousson, comme le
faisaient tous les moines errants. Les adeptes étaient sans cesse plus
nombreux, le Bouddha faisant d’ailleurs tout ce qu’il convenait de faire
pour multiplier les conversions à sa doctrine, puisque, quelques mois seulement
après sa première prédication, il envoyait des missionnaires dans toutes les
régions avoisinantes pour faire connaître son enseignement et pour convertir
tous ceux qui pouvaient entendre proclamer la parole qu’il leur annonçait par
la bouche même de ses envoyés. Certains textes, reconnus comme authentiques
par la plus pure tradition, admettent même que le Bouddha n’hésitait pas à
convertir de force certains ascètes qu’il rencontrait lui-même... Les
adeptes venaient de toutes les castes de la société indienne, aussi bien des
castes les plus humbles que des castes les plus nobles, certains souverains,
comme Bibisâra, roi du Magadha (le Bihar) faisant de riches donations à la
nouvelle communauté religieuse et lui assurant leur soutien presque
inconditionnel. Les membres des hautes castes, venus des familles les plus
nobles, abandonnaient leur propre région, leur fonction ou leur métier, ainsi
que leur famille, pour vivre pauvrement dans des communautés monastiques. Ces
communautés, enrichies par les dons reçus de leurs bienfaiteurs et par les
biens venus de ceux qui les rejoignaient, devinrent rapidement prospères,
achetant des résidences, dans lesquelles les moines pouvaient venir se retirer
pendant la saison des pluies et où ils pouvaient recevoir les foules venues
entendre leur enseignement.
Le Bouddha, quant à lui, n’enseigna plus rien de nouveau dans le domaine spirituel, revenant sans cesse sur le fondement même de sa doctrine, telle qu’il avait pu l’exposer dans son Sermon de Bénarès. L’essentiel pour devenir son disciple consistait à admettre cette idée-maitresse : tout ce qui est sujet à la naissance est aussitôt sujet à la disparition.
Quand l’adepte comprend cela, il atteint l’état ou la douleur et la souffrance disparaissent. Initialement, le Bouddha ne s’était adressé qu’à des moines, c’est-à-dire à des hommes qui avaient décidé de suivre la voie du renoncement ; devant l’afflux des hommes, simples laïcs, il fut obligé d’étendre son enseignement jusqu’à eux. Néanmoins, pour lui, le renoncement, tel qu’il était d’ailleurs recommandé par les doctrines classiques de l’hindouisme lui-même, était essentiellement une affaire d’hommes, les femmes ne pouvant être admises dans les rangs des « renonçants », puisque pour renoncer à la vie du monde il fallait nécessairement être libre, et les femmes dépendaient toujours de leur mari, même après la mort de celui-ci dans la plupart des cas. Néanmoins, le Bouddha fut en quelque sorte contraint par la propre femme de son père qui, après la mort de son mari, s’était elle-même rasé la tête et avait revêtu le costume des mendiants. Le Bouddha dut ainsi la recueillir au lieu de la laisser errer sans soutien sur les routes de l’Inde, il constitua ainsi un ordre monastique féminin, tout en restant très réservé et même méfiant à l’égard des femmes : d’ailleurs, les théologiens bouddhistes suivirent très souvent son exemple, en imposant une règle et une discipline beaucoup plus stricte pour les moniales que pour les moines proprement dits, qui devaient toujours veiller à la bonne application de ces règles sur l’ordre monastique féminin.
C’est à Kusinagara, un village de la province de
Gorakhpur, à cent soixante quinze kilomètres au nord-ouest de Patna, que le
Bouddha meurt : il parvient, selon l’expression indienne, à l’extinction
complète, au parinirvanâ, à l’âge de quatre-vingts ans. Les circonstances
mêmes de sa mort ne sont pas très claires : certaines traditions affirment que
celle-ci fut provoquée à la suite de l’absorption d’un plat de viande de
sanglier, ce qui manifeste une certaine incohérence avec le grand principe
selon lequel il est interdit de tuer les animaux ; certains auteurs préfèrent
complètement passer les circonstances de sa mort sous silence ou mentionnent
simplement sa mort sans parler de sa cause ; des chercheurs européens penchent
pour une autre explication, qui permet de garder intact le principe d’interdiction
de tuer les animaux : la mort du Bouddha aurait été provoquée par un plat de
champignons ceux-ci étant appelés « joies du sanglier ».
Quoi qu’il en soit des causes immédiates de sa mort, le
Bouddha, au moment de mourir, garde une entière sérénité et prend congé de
ses disciples en leur recommandant de ne pas se décourager : son enseignement
demeurera, et pour demeurer fidèle au maître, il suffit de rester fidèle à
la doctrine qu’il a lui-même prêchée sur la souffrance, sur ses origines et
sur les chemins qui peuvent mener à son extinction. Réaliser complètement son
enseignement, c’est rendre à l’Eveillé, à l’Illuminé l’honneur
suprême. Sa mort elle-même rend témoignage au fondement même de sa doctrine
: tout ce qui est né dans ce monde est appelé à mourir. Dans ses dernières
paroles, que la tradition rapporte, il recommande à ses disciples de marcher
sans relâche sur le chemin de la délivrance authentique : Et maintenant, ô
moines, je prends congé de vous... Travaillez avec soin à votre salut. Et c’est
en gravissant les échelons suprêmes de la méditation et de la contemplation
qu’il parvient à entrer dans le nirvâna, dans la félicité complète et
parfaite. Les honneurs royaux furent rendus à sa dépouille au moment de son
incinération, et ses disciples se disputèrent ses pauvres restes, aussi bien
ses cendres et ses ossements que ses fragments de vêtements, à tel point que
les souverains des environs auraient dû intervenir avec force pour empêcher
une guerre entre tous ses fidèles. Ses restes furent alors partagés entre les
différentes communautés de ses disciples, qui firent ériger des
tours-reliquaires, pour les conserver et pour les exposer à la vénération des
fidèles.
De cette manière, l’enseignement même du Bouddha se trouvait, en quelque sorte, trahi, juste après sa mort : le Maître avait pratiquement proscrit toute forme de culte, et ses disciples immédiats organisèrent une sorte de culte rendu au Bouddha, ce qui était tout à fait contraire aux principes initiaux du bouddhisme. Les stûpas, ces monuments funéraires où furent recueillis les restes du Bouddha, ne devraient donner lieu qu’à une pratique plus intense de la méditation et non pas à une pratique sacrée, en hommage religieux à celui qui s’était Eveillé et qui a voulu éveiller les autres hommes.