La doctrine primitive du bouddhisme
Le bouddhisme, en tant qu'il se présente comme une doctrine professée par celui qui s'est éveillé à la vérité a pour visée ultime la complète libération de l'homme par l'intermédiaire de la clairvoyance. Son exposé dogmatique central, son « credo », sa profession de foi originaire se trouve dans ce qu'il est convenu d'appeler le Sermon de Bénarès, qui affirme les quatre vérités saintes, lesquelles constituent, à proprement parler le fondement magistral de l'enseignement du Bouddha.
La racine doctrinale
Se manifestant essentiellement comme une doctrine de salut,
le bouddhisme suppose nécessairement que celui qui veut suivre l'enseignement
du maître soit enchaîné : en dehors de cette réalité, il est impossible que
l'homme, quel qu'il soit, puisse être délivré. A la racine même de
l'enseignement du Bouddha se trouve l'affirmation, sus cesse reprise, que tout
ce qui subsiste dans le monde est sujet à la douleur, à la souffrance. Tout
est douleur, aussi bien la naissance que la mort, aussi bien le malheur et la
maladie que le bonheur et la pleine santé, car, finalement le bonheur lui-même
n'est qu'une simple illusion. Ce que l'Illuminé veut, c'est libérer l'homme de
la condition de souffrance qui est la sienne, et cela ne peut se faire que par
la connaissance même de ce qu'est la souffrance, de son origine et des moyens
de mettre fin à cette souffrance. Nul être, dans le monde des hommes comme
dans le monde des dieux, n'échappe à la souffrance : même ceux qui
connaissent actuellement le bon heur le plus parfait, et les dieux sont de
ceux-là, puisque tel est le lot de leur longue existence, connaîtront, un jour
ou l'autre, la souffrance et la mort. Reprenant les théories antérieures de
l'hindouisme et même du védisme, le bouddhisme ne cesse d'affirmer le
caractère impermanent de tout ce qui existe : tout est dépourvu d'infinitude,
tout est apparu à un moment ou à un autre, tout est appelé à disparaître :
rien n'est stable et définitif. Et la souffrance est étroitement liée à cet
aspect de l'impermanence, du manque d'une stabilité éternelle, et c'est la
raison pour laquelle la souffrance est intrinsèquement unie à toute existence,
qu'elle soit humaine ou qu'elle soit divine. Car le bouddhisme pousse beaucoup
plus loin l'analyse théologique, en affirmant que le monde lui-même est
entièrement vide d'un Dieu, considéré comme principe fondamental de l'univers
: il n'y a pas de Dieu éternel, qui aurait créé le monde et qui le
maintiendrait par sa seule puissance, il n'y a pas davantage de Dieu qui puisse
assurer la délivrance et le salut de l'homme. Les dieux eux-mêmes connaissent
le sort tragique qui est imparti aux hommes et à tout ce qui existe. D'une
part, dans le cadre de toute
existence, tout est douleur ou plus exactement
malaise, sinon en fait du moins en puissance et d'autre part, même dans le cas
du bonheur et du bien-être, qui semblent étrangers à toute douleur, à toute
souffrance, se trouve un désir lancinant, désir de voir durer ce bonheur, ce
qui permet au Bouddha d'affirmer que même le bien-être le plus parfait porte
en lui-même les racines de la souffrance et de la douleur, et qu'ainsi le
bonheur n'est finalement qu'une illusion parmi toutes les illusions de
l'existence. En effet, l'expérience courante le prouve très fréquemment :
l'homme peut connaître des instants de bonheur mais il ne parvient jamais à
une jouissance durable ou éternelle, ce qu'il éprouve n'est alors qu'une
simple apparence de bien-être. De cette manière, la doctrine bouddhiste se
fonde, dès ses origines, sur l'affirmation de l'universalité de la souffrance,
celle-ci pouvant revêtir deux formes : la douleur et la déception. Tout est
douleur dans la vie, la naissance, la maladie, la vieillesse et la mort. Mais
cette douleur se fait même ressentir quand on ne l'éprouve pas directement,
elle prend alors la forme de la déception, celle-ci anticipant la réalité
même d'une souffrance, par la pensée même de la possibilité d'une privation
du bien être actuellement connu. La visée primitive du bouddhisme sera de
libérer tout être vivant de l'existence, puisque toute existence est
nécessairement pénible : il voudra briser la chaîne des vies qui se
succèdent sans fin, puisque le désir de vivre entraîne le fait que tout être
meurt pour renaître.
Les quatre vérités saintes
Toute la doctrine bouddhiste se trouve, pour ainsi dire, résumée dans les quatre vérités saintes que le Bouddha avait enseignées dans son Sermon de Bénarès. Il s'appuyait sur la méthode de la médecine traditionnelle de l'Inde qui consistait d'abord à définir la maladie avant d'en analyser les causes, qu'il fallait alors tenter de supprimer pour rétablir le malade dans son état de santé ; venait alors l'étude des moyens pour parvenir à ce rétablissement. En prenant son appui sur cette analyse médicale, l'enseignement professé par le Maître manifeste qu'il veut être une sorte de thérapeutique de l'esprit, qu'il convient de ramener dans son parfait état. Cette thérapeutique se présente alors facilement comme un code de philosophie.
La première vérité sainte, sur l'universalité de la douleur, décrit, à sa manière, la nature profonde de l'être humain : c'est une forme d'ontologie. La deuxième et la troisième vérités saintes, sur l'origine et sur la cessation de la douleur, peignent les différents aspects de l'être et constituent une sorte de phénoménologie. La quatrième vérité sainte, sur les moyens de parvenir à la cessation de la douleur, présente les différents chemins recommandés à l'homme pour atteindre la délivrance ; cette quatrième vérité offre ainsi une morale pratique pour guider la vie humaine.
Le Bouddha présente d'abord sa vision du réel, en affirmant
la vérité universelle de la souffrance. Tout est douleur : naissance,
vieillesse, maladie, mort, chagrin, tourment, union avec ce qui est détesté,
séparation d'avec ce qui est aimé, manque de ce qui est désiré. Toute
existence est douloureuse, même celle des dieux qui connaissent eux aussi la
loi implacable de la mort. Bien sûr, la vie présente également des joies,
mais le fait de constater que le bonheur lui-même ne dure pas est déjà une
source de souffrance. Tout ce qui est constitutif de l'individualité, les cinq
sortes d'objets d'attachement sont souffrance. L'individualité est composée
par le corps, les sensations et les perceptions des sens, les représentations
et les conceptions de l'esprit conscient, les tendances et les créations de
l'imagination, et finalement la connaissance des choses. Bref, tout ce qui est
constitutif de la psychologie humaine est source de souffrance. Le Bouddha en
est arrivé à cette conclusion à partir de l'observation des réalités
empiriques qu'il a pu rencontrer, tant au cours de son existence faite des
plaisirs de ce monde qu'au long de sa vie de moine errant avant l'illumination
dont il a bénéficié. Cette vision d'ensemble peut paraître pessimiste dans
la mesure où elle s'attache uniquement à la perception immédiate et dans la
mesure où elle interdit à l'homme d'espérer atteindre un état de permanence.
Mais cette vision, englobant, d'un seul regard, la totalité de l'univers, et
s'interdisant toute forme de résignation, amène à une disposition de l'esprit
qui renonce à l'aveuglement causé par les sens trompeurs : rechercher ce qui
dure est illusoire, il faut découvrir le devenir perpétuel des choses, et par
là même, le devenir de l'homme.
Même en dehors de l'enseignement originel du Bouddha, après
son illumination, il convient de reconnaître que tout homme est
particulièrement sensible au caractère provisoire et impermanent des
réalités du monde et qu'il aspire à connaître la stabilité et la
permanence, et particulièrement la permanence de son moi profond. Les brahmanes
de l'hindouisme répondaient à cette angoissante question de l'existence
humaine en affirmant que le moi, qu'ils appelaient atman, était une réalité
substantielle, transcendante au corps, réalité qui participait, à l'âme
universelle, le brahman. De la sorte, ces brahmanes pouvaient assurer une
certaine forme de permanence à chaque individualité. Le Bouddha, quant à lui,
affirme l'inexistence de la personne et le caractère impermanent de toute
chose, ce qui conduit à l'affirmation de l'universalité de la souffrance
puisque l'homme demeure toujours insatisfait, ne trouvant pas la réalisation de
son désir premier, et il trouve dans ce désir l'origine même de toutes les
formes de souffrance, puisqu'il entraîne l'individu dans le cycle incessant des
renaissances.
La deuxième vérité sainte de la doctrine bouddhiste recherche l'origine de la douleur, et même, puisque toute existence est considérée comme douloureuse, elle recherche simultanément l'origine de toute vie. Quand l'homme parvient à la connaissance de ce devenir perpétuel des choses qui l'entourent, il approche déjà de la délivrance finale, puisque c'est par ce biais qu'il lui est possible de prendre conscience de l'origine de la souffrance. Tout le malheur de l'existence humaine, le malheur de toute existence, puisque les dieux eux-mêmes connaissent une souffrance comparable à celle des hommes, vient du vouloir-vivre : c'est le désir, presque naturel, de se perpétuer dans l'existence présente, ou c'est le désir et la volonté d'accéder à une existence ultérieure meilleure. Ou bien, l'homme éprouve réellement un certain plaisir à croire en sa survie sous une forme d'existence différente et sans doute proportionnée aux actions bonnes ou mauvaises qu'il a pu accomplir au cours de sa vie présente, ainsi que l'enseignaient les sages de l'hindouisme ; ou bien, l'homme vit dans la crainte de ne jamais trouver le repos définitif. Pour supprimer la douleur, il suffit de supprimer son origine, qui est ainsi trouvée dans le désir, dans la volonté de vivre. La suppression de toute souffrance sera la résultante de l'extinction de tout désir en soi-même, en parvenant à la pleine connaissance de la réalité du devenir. C'est de cette manière que l'homme pourra éviter le cycle des renaissances et parvenir ainsi au repos définitif. Puisque le désir produit l'acte et que l'acte engendre l'existence, par une naissance, il suffit d'éliminer le désir pour empêcher toute nouvelle naissance. Celui qui veut échapper définitivement à la survie doit désormais respecter la simple loi du non-agir et du non-désirer. L'idéal de vie, celui d'une cessation complète de tout désir, sera trouvé, selon les enseignements ultérieurs du Bouddha, dans l'existence monastique dont les règles favorisent l'extinction de tout désir, jusques et y compris le désir religieux de connaître la divinité, ce qui entraînerait, du fait même, le retour direct d'une convoitise, laquelle amènerait de nouveau l'homme dans le cycle de la réincarnation. Le désir de vivre, c'est le désir de jouir des plaisirs illusoires, accompagné du désir de renaître pour en jouir encore ; en supprimant ce désir, on supprime aussi la renaissance. C'est ce qu'enseigne la troisième vérité sainte professée par le Bouddha, après son illumination ; mais cette formulation est rapidement apparue trop brève dans la doctrine originelle du bouddhisme, et les textes canoniques les plus anciens ont précisé ces deux vérités du bouddhisme originel par une théorie dite des douze causes , qui regroupe une série de propositions qu'il est possible de lire dans les deux sens : en descendant de la première à la douzième, il est possible de dégager la naissance progressive de l'existence, tandis qu'en remontant de la douzième à la première, il est possible à l'homme de supprimer progressivement toutes les causes de l'existence et d'accéder ainsi à la véritable délivrance. En effet, le désir qui s'exprime dans la soif de vivre et de jouir de tous les plaisirs, même s'ils sont illusoires, n'est pas la seule cause reconnue de la renaissance et de la douleur. L'ignorance, qui est la méconnaissance profonde de la véritable nature des choses, est aussi une cause lointaine du désir :
- l'ignorance, avidyâ, conditionne et produit les tendances à agir, samskâra ;
- ces tendances produisent une certaine forme de conception ou de conscience, à l'état embryonnaire, vijnâna ;
- de celle-ci se produit le composé psychosomatique, nâma-rûpa qui regroupe le nom et le corps ;
- de ce composé proviennent les six domaines, les âyatana, qui regroupent les cinq organes sensoriels et l'organe mental ;
- ceux-ci produisent le contact, sparça, entre chaque sens et l'objet qui lui est propre ;
- ce contact est à l'origine de la sensation, vedanâ, sensation qui est accompagnée d'une valeur affective ;
- de la sensation provient la soif, trsnâ, qui s'exprime dans le désir des objets des sens ainsi que le désir des idées ;
- de cette soif provient l'appropriation, upâdâna, qui se manifeste par l'attachement aux choses, mais aussi à l'existence ;
- c'est pourquoi, de cette appropriation provient l'existence proprement dite, caractérisée par le devenir, bhava ;
- de l'existence vient la naissance, jâti ;
- et de la naissance viennent vieillesse et mort, jarâ-marana.
En parcourant de la sorte la chaîne qui lie tous les hommes
dans l'état de souffrance, l'enseignement bouddhique vise surtout à libérer
ces hommes de leur enchaînement ; c'est la raison pour laquelle il invite
ceux-ci à dénouer chacun des maillons qui font naître le désir et par voie
de conséquence la souffrance. Et la connaissance des quatre vérités saintes
apparaît alors comme la condition essentielle du salut. La quatrième vérité
sainte présente l'éthique bouddhique, en offrant le chemin qui mène à la
suppression de la souffrance. Les huit branches de ce chemin qui mène à la
délivrance définitive constituent les règles élémentaires de toute morale,
et elles sont présentées comme la noble voie des huit vertus. La foi pure,
c'est l'adhésion à la doctrine correcte, enseignée par celui qui s'est
éveillé à la vérité, et, par voie de conséquence logique et nécessaire,
le rejet systématique de tout ce qui pourrait être contraire à cette
doctrine. La volonté pure, c'est la ferme résolution de suivre le chemin
présenté par cet enseignement, qui réside dans le détachement complet de
tous les objets du désir. Le langage pur et l'action pure définissent un code
moral qui supprime le mal issu de la parole ou de l'acte humain. Les moyens
d'existence purs supposent que celui qui veut se libérer ne cherchera pas de
profits malhonnêtes, s'interdisant ainsi tout métier qui pourrait entraîner,
d'une manière ou d'une autre, la mort d'autres individus. L'application pure
interdit toute résignation et tout abandon aux mauvais penchants pour ne garder
comme seul et unique objectif le salut. La mémoire pure implique de la part de
l'homme le souci constant de rester en pleine possession de lui-même, en pleine
possession de sa visée de salut et de délivrance. La méditation pure, qui est
la vertu suprême du bouddhisme, devra permettre à l'homme d'éviter tous les
désirs afin de renoncer complètement à tout vouloir-vivre. Cette méditation
est considérée comme absolument pure, parce qu'elle se détache complètement
de toutes les illusions engendrées par l'existence mondaine et qui ne sont
qu'éphémères : elle renonce, de la sorte, à la fugitivité des choses et au
vouloir-vivre. Mais il convient de remarquer que cette méditation pure n'est
cependant pas immédiatement accessible, puisqu'elle est le point culminant de
la libération ; c'est grâce à la bienveillance et à la bonté pour tous les
êtres vivants que l'homme pourra parvenir progressivement au stade ultime de sa
délivrance : tout le bouddhisme se trouve alors comme imprégné dans un climat
de bonté, de générosité et de pardon, qui permet à chacun de ses adeptes
d'entrer progressivement dans la grande voie de la libération. Néanmoins, le
bouddhisme ne présente pas une doctrine morale positive, en ce sens qu'il
imposerait des commandements : toute son éthique repose plutôt sur des
défenses, et en cela, il apparaît comme doctrine passive, en ce sens qu'il
prescrit à l'homme d'éviter de faire le mal, beaucoup plus qu'il ne lui
ordonne de pratiquer le bien, ce qui conduit parfois à considérer le
bouddhisme comme une théorie de l'impassibilité froide à l'égard de tous les
malheurs qui peuvent subvenir dans l'existence humaine, impassibilité qui
ressemble beaucoup à de l'indifférence quand il s'agit du malheur qui survient
à autrui. Mais, celui qui souhaite parvenir au salut et à la pleine
délivrance, celui qui cherche à de venir sage pour échapper au cycle des
renaissances, s'il veut fuir toute forme de vouloir-vivre, doit nécessairement
renoncer à tout ce qui pourrait l'enchaîner dans les réalités terrestres qui
sont, par définition, purement illusoires : le sage doit être totalement
insensible, aussi bien au bonheur des autres qu'à leur malheur, c'est dans ces
conditions seulement qu'il lui sera possible d'éteindre en lui toute forme du
désir, et échapper au risque de la renaissance, puisqu'il aura éliminé en
lui-même toute soif, toute aspiration à un vouloir-vivre. C'est donc par
l'ascèse et la méditation que l'homme est susceptible de parvenir au complet
détachement.
Le nirvâna, couronnement de la doctrine
Comme le feu qui s'éteint faute de combustible, l'homme qui
n'alimente plus ses désirs s'éteint également : sa vie ne connaît plus le
cycle des renaissances. Un tel homme accède au nirvâna, c'est-à-dire à
l'extinction complète : il échappe à la fatalité du devenir et, par le fait
même, à la souffrance, sous toutes ses formes. En effet, le remède pour
guérir tout homme de sa souffrance, c'est bien d'éteindre en lui le feu
violent de son désir, si on accepte de suivre la thérapeutique préconisée
par le Bouddha, lors de son illumination : celui qui ne veut plus rien s'est
assuré définitivement d'éviter toute forme de déception, celle-ci étant à
l'origine même de la souffrance.
Il s'agit de parvenir au véritable détachement, mais il semble bien cependant que celui-ci ne puisse être définitivement acquis qu'au terme de plusieurs existences successives, grâce à l'ascèse que le Bouddha lui-même recommandait aux moines qui acceptaient de suivre sa doctrine : il faut renoncer, sans doute peu à peu, mais cependant très réellement, à toutes les formes de l'attachement aux réalités du monde, à tout ce qui peut devenir un objet de convoitise. De cette manière, la méthode préconisée par le Maître ressemble déjà à une forme de yoga, puisqu'elle se présente comme une technique du comportement humain modulé par un exercice psychique. Le Maître lui-même n'a-t-il pas renoncé à tous les plaisirs qui pouvaient être les siens, en rompant toutes les attaches qui le liaient à sa famille et à sa très noble fonction ? Il a rompu délibérément les chaînes du sentiment et de l'affection naturelle, en quittant son palais comme un voleur et en n'éprouvant plus que du dégoût pour tout ce qui faisait son existence jusqu'à ce moment. Et pourtant, Gautama n'était pas encore parvenu à la pleine délivrance, puisqu'il conservait, sans le savoir explicitement, une autre forme d'appétit, une autre soif, qui s'exprimait dans le désir de connaître la réalité souveraine qui méritait le renoncement total à toutes les formes de l'illusion mondaine, qui s'exprimait également dans ses discussions avec d'autres maîtres spirituels, ceux de l'hindouisme, notamment, avec lesquels il voulait d'abord rivaliser dans le domaine de l'ascétisme. C'est en rompant avec eux, c'est en refusant par le fait même de prendre l'avis des autres, que le Bouddha comprit que sa recherche même était achevée : en se détachant d'eux, il se détachait aussi de toutes les formes de l'attachement au monde, il venait de trouver la vérité.
C'est à l'imitation de l'itinéraire spirituel du maître
que le disciple de Bouddha doit viser avant toutes choses, Il est complètement
inutile de se laisser prendre au piège des plus hautes spéculations
intellectuelles, qu'elles soient philosophiques ou qu'elles soient religieuses :
jamais aucun homme n'a pu atteindre la pleine délivrance par la seule voie du
raisonnement. Le chemin de l'arrêt de la douleur, le chemin qui conduit à
l'extinction complète est, pour l'individu, comparable à celui qu'a suivi le
Maître lui-même : il conduit à l'extinction en quatre stades successifs. La
première étape vise à éliminer les désirs et les choses mauvaises : elle
s'accompagne souvent d'un sentiment de joie ou de plaisir d'avoir réussi à
éliminer pour soi-même ce qui pouvait être contraire à la visée essentielle
de l'idéal de la délivrance : c'est aussi cette étape importante qui indique
à un individu quelconque qu'il est déjà sur la voie de la libération
définitive. La seconde étape comporte aussi un sentiment de joie ou de
félicité, car l'esprit de l'homme par vient à se libérer également de
toutes les activités intellectuelles, il ne se laisse plus emporter par toutes
les sortes de raisonnements, il atteint une uniformisation de son esprit qui lui
procure la joie. Il faut attendre le troisième stade pour que la notion de
félicité disparaisse en tant que coloration de l'existence de celui qui
cherche la délivrance : à ce niveau, celui qui médite éprouve en son corps
toute la joie qu'il lui est possible de ressentir, parce qu'il s'ouvre à la
béatitude sans raisonnement discursif et sans manifestation purement
extérieure du plaisir. Au quatrième stade, la félicité disparaît
complètement, de même que toute sensation de douleur, de bonne ou de mauvaise
humeur : l'esprit est totalement dégagé de tous les attachements sensibles.
Arrivé à ce stade, ce qui peut d'ailleurs nécessiter plusieurs existences
successives, l'individu est déjà parvenu à un certain état de sainteté, et
il peut ainsi connaître une forme de l'extinction dans le cours de sa vie, et,
au moment de sa mort, il connaîtra enfin l'extinction totale.
Parvenir à l'extinction totale, que peuvent connaître les saints, n'est certainement pas une tâche facile ; aussi la plupart des bouddhistes se contentent-ils de mener leur vie d'une manière morale et bonne, sans chercher à parvenir rapide ment à cette forme paradisiaque du nirvâna, qui est l'extinction totale, dans la délivrance définitive du cycle des réincarnations successives. Ils se contentent de cette existence bonne, avec l'espoir de renaître simplement dans une condition de vie encore meilleure ou supérieur à leur état actuel. A vrai dire, le nirvâna bouddhique ne ressemble guère à un paradis, où l'individu bénéficierait d'une jouissance définitive : les livres canoniques du bouddhisme présentent d'autres paradis dans lesquels vivent les dieux eux-mêmes, sans connaître pour autant le bonheur qui est celui de ceux qui sont parvenus à l'extinction totale ; mais, dans ces différents paradis, les dieux connaissent un nombre incalculable de plaisirs, qui durent pendant un nombre incalculable de siècles : on comprend que bien des humains puissent se contenter d'une telle espérance, sans vouloir aller plus loin et connaître le sort de ceux qui se sont totalement éveillés.
Les saints qui entrent dans les paradis du bouddhisme sont très nombreux, mais les bouddhas authentiques sont beaucoup moins nombreux ; et certaines traditions rapportent que certains de ces saints, qui ont accédé véritablement à la condition d'éveillé, de bouddha, reculent volontairement leur entrée définitive dans le nirvâna, afin de continuer à aider leurs frères. Ils sont alors appelés bodhisattva ; et ils suivent ainsi l'exemple que leur a laissé le Bouddha lui-même qui a mené une existence militante pendant une quarantaine d'années pour faire connaître à tous les hommes la voie authentique de la délivrance définitive.
Ils ne sont plus sur le chemin de la délivrance, ils sont déjà arrivés au but, et pourtant, ils continuent de demeurer dans ce monde pour permettre à d'autres de progresser sur le chemin de la libération ; et les traditions les présentent volontiers comme des anges protecteurs qui déversent sur les fidèles toutes sortes de grâces.
En fait, le nirvâna, qui couronne tout l'édifice de la doctrine bouddhiste, est un terme qu'il est très difficile d'atteindre. Et il convient également de remarquer que ce nirvâna n'est pas identique à celui que présentait le brahmanisme, en recommandant à ses fidèles de rechercher l'union de leur âme individuelle avec l'âme universelle ; pour le bouddhisme, le nirvâna signifie la fin définitive des réincarnations. Pourtant, le Bouddha reprenait bien la notion de ce nirvâna à l'enseignement des brahmanes ; mais, pour celui qui s'était éveillé à la vérité, cet état désignait le terme qu'atteignait l'homme qui parvenait à échapper à toute réincarnation, après avoir accédé à la parfaite connaissance de la Vérité. En fait, selon le Bouddha lui-même, le Nirvâna est l'extinction totale et définitive, c'est un état où l'on échappe complètement à la loi implacable du devenir, et puisque le devenir est conditionné par les désirs, il est nécessaire d'éteindre tous les feux du désir et de la passion. Cependant, l'enseignement du Maître n'apprend pas à ses disciples ce qu'est le Nirvâna dans sa réalité : est-il un état de félicité permanente ou est-il le pur néant absolu ? Il n'existe point de réponse à cette question ; et même, il ne faut pas chercher à résoudre ce problème. En effet, si le nirvâna est un état de félicité perpétuelle et permanente, il n'est personne qui puisse en bénéficier, puisque le moi individuel est provisoire et irréel et qu'il se caractérise par son impermanence. En revanche, si, au contraire, le nirvâna est un néant, la doctrine bouddhique se trouve en quelque sorte prise en défaut, puisque, selon elle, même l'homme vivant peut atteindre, dès cette existence, cet état.
La question de la réalité et même de la qualité du nirvâna a embarrassé les disciples du Bouddha comme elle avait embarrassé le Maître lui-même. Celui-ci s'est abrité derrière le refus de tout désir, comme il le recommandait dans sa première prédication à Bénarès, juste après son illumination. L'homme doit toujours rechercher le nirvâna, l'extinction en lui de tout désir, mais il lui est totalement inutile de savoir à quoi il peut correspondre dans la réalité, car, à ce moment même, l'état de nirvâna deviendrait lui aussi objet de désir, et, par voie de conséquence, il conduirait aussitôt à la réincarnation, ce qui serait absolument contradictoire.
Les textes sacrés du bouddhisme relatent une parabole que le Bouddha lui-même aurait développée pour préciser et justifier sa position quant au nirvâna : Un homme vient d'être atteint par une flèche empoisonnée. Ses amis appellent un médecin. Mais supposons que cet homme dise : Je ne me laisserai pas arracher la flèche tant que je ne connaîtrai pas celui qui l'a lancée. Si cet homme retarde le traitement tant qu'il ne sait pas exactement si c'est un brahmane, un noble, un artisan ou un esclave qui l'a blessé, quel sera le résultat ? Avant que cet homme ait obtenu satisfaction, il sera mort. Il en est de même de l'homme qui veut être guéri du cycle des renaissances ; il lui importe simplement de se contenter de l'enseignement qui lui est procuré par les quatre vérités saintes. Tout le reste est superflu et risque simplement de retarder pour lui l'accès à la délivrance. Il est sans doute permis de voir dans cette recommandation du Bouddha à ses disciples de ne pas chercher à expliquer eux-mêmes ce que lui-même n'avait pas cherché à expliquer. Le Bouddha avait sans aucun doute perçu le fait que l'angoisse humaine était un fardeau très lourd et que le besoin de s'en libérer était une nécessité impérieuse ; pour lui, la pure spéculation intellectuelle correspondait à une perte de temps. L'angoisse de l'homme trouvait son origine dans l'esprit : celui-ci se trouvait dévié et il fallait opérer un redressement ; c'est pourquoi la doctrine du bouddhisme ne pouvait être qu'une thérapie psychologique et non pas une recherche métaphysique ou religieuse, il convenait que l'esprit humain soit dégagé de son angoisse la plus profonde pour qu'il retrouve la pensée droite, la parole droite, l'action droite. Ce n'est qu'à cette condition qu'il sera possible à l'homme de mener sa vie dans la paix et dans la joie véritable, autrement dit, dans l'état de nirvâna. Ainsi, pour le Bouddha lui-même, l'état privilégié du nirvâna était un état d'esprit qui commençait dès la vie présente pour se maintenir toujours, une fois que cette existence cesse.
Il va de soi que l'extinction des désirs liés simplement aux sens ne suffit pas pour atteindre l'état de l'extinction. Si celle-ci reposait uniquement sur la suppression de toute sensation empirique et de toute représentation intellectuelle, les sourds, les aveugles et les débiles mentaux, par exemple, y entreraient immédiatement. La voie de la délivrance, le chemin vers l'extinction complète réclame, au contraire, un effort de la part de celui qui veut se libérer. La suppression des désirs n'est que le premier pas sur cette route qui va de l'ignorance au savoir, à la connaissance de la vérité. Il s'agit de comprendre la réalité de ce monde, d'en saisir la vanité, et donc de sa débarrasser des illusions, des fausses opinions et des raisonnements inutiles, en ne s'attachant qu'à la seule saveur de la doctrine, qui est la saveur même de la délivrance. Toute connaissance non indispensable à ce salut est totalement inutile, et il convient donc de la rejeter. Il en est de même pour les austérités excessives auxquelles se livraient certains religieux indiens ; telles que les tortures et les mutilations. Toutefois, celui qui veut atteindre le nirvâna au cours d'une seule existence ou au cours d'une suite relativement courte d'existences successives, se trouve soumis à une discipline très rude.
Le vrai disciple doit, comme son maître, quitter son foyer,
son pays, ses biens, pour mener une vie de moine-mendiant, de bhikshu, d'ascète
errant. Il se rasera complètement la tête et la barbe, ne portera comme
vêtements que des haillons ramassés sur des tas d'ordures, haillons qui seront
teints en ocre jaune. Il mendiera le peu de nourriture dont il aura besoin se
contentant d'un seul repas par jour. Il voyagera d'un village en village, en
dormant au pied des arbres ou dans des grottes naturelles. Il se livrera, chaque
jour et même pendant une partie de la nuit, à de longs temps de méditation et
d'exercices physiques et spirituels, s'il veut annoncer correctement la doctrine
aux hommes qu'il pourra rencontrer dans ses pérégrinations. A la saison des
pluies, c'est-à-dire pendant trois mois de l'année il se retrouvera avec
d'autres ascètes pour une période de retraite pendant laquelle il confrontera
son existence au code et à la discipline de vie monastique. D'ailleurs, il
connaîtra ce code aussi bien que l'enseignement du Bouddha, et il se soumettra
aux châtiments prévus pour tout manquement à la règle. En agissant ainsi, le
bhikshu peut espérer avancer vers la délivrance et même accéder au nirvâna
dès son existence présente : dégagé de ses passions et suivant strictement
la doctrine du Bouddha, il peut entrer vivant dans l'extinction complète, il se
trouve ainsi être un délivré-vivant.
L'attitude du Bouddha en face de Dieu
Ayant considéré le bouddhisme comme une thérapie de
l'esprit qui veut parvenir à l'extinction complète, il est important d'essayer
de voir comment le bouddhisme, à commencer par son fondateur, se situe en face
de la notion de Dieu. Aussi étrange que cela puisse paraître, pour le
bouddhisme, Dieu est une notion tellement secondaire qu'il est facile de
l'ignorer et de se passer de lui dans l'élaboration d'une doctrine de la
libération. C'est la seule religion du monde qui ait à l'égard de Dieu une
attitude aussi négative. Pour comprendre une telle position, il convient de se
souvenir que le Bouddha lui-même a vécu dans une société où la croyance en
Dieu était devenue semblable à une sorte de superstition orchestrée par la
caste sacerdotale des brahmanes. Certes, le brahmanisme était bien la religion
de l'Inde qui, au sixième siècle avant l'ère chrétienne, reconnaissait en
Brahma le Dieu suprême, mais elle était surtout devenue la religion dirigée
par les prêtres issus de la grande caste sacerdotale des brahmanes qui ne
cessaient de revendiquer leur supériorité absolue sur tous les autres membres
des castes considérées comme inférieures. Si le brahmanisme développait
très certainement une théologie spéculative, il n'en reste pas moins que dans
les masses populaires, il était simplement perçu comme un véritable
ritualisme : le salut et la pleine délivrance de l'homme ne pouvaient être
obtenus que moyennant les sacrifices offerts par les membres de la caste
sacerdotale, laquelle exerçait finalement une totale hégémonie sur l'ensemble
des autres castes de la société indienne ; de plus, ce salut était accordé
pratique ment de manière automatique à quiconque, pourvu qu'il soit capable de
pourvoir à ces sacrifices particulièrement onéreux, tels qu'ils étaient
prescrits par les prêtres. Le salut résidait de la sorte dans
l'accomplissement rituel, voire magique, de certaines pratiques sacrificielles
ainsi que dans la récitation des formules religieuses traditionnelles.
Dans de telles conditions, le Bouddha, qui était issu de la caste des nobles ou des guerriers, n'eut aucun scrupule à laisser complètement de côté la notion brahmaniste de Dieu, en raison précisément de la déviation profonde de la religion de son temps. Effectivement, dans l'exposé de sa doctrine, le Bouddha ne combattit jamais la notion de Dieu en tant que telle : il s'est simplement contenté de remarquer qu'elle était complètement inutile pour réaliser son travail de libération, celui-ci devant être avant tout une oeuvre de l'homme. De fait, pour lui, la notion de Dieu finissait par n'être plus qu'un objet de spéculation intellectuelle purement gratuite. D'ailleurs, le bouddhisme, dès ses origines, apparaît à la fois comme une religion de salut pour l'homme, tout en se manifestant comme une religion capable de se passer de Dieu : le salut de l'homme ne lui vient pas d'un Dieu qui serait extérieur à l'homme, le salut vient de l'homme lui-même qui est capable de se libérer lui-même, de réaliser en quelque sorte une auto-rédemption. Ainsi, le bouddhisme primitif apparaît comme une religion athée, une religion qui se passe de Dieu : le Bouddha lui-même n'est pas un Dieu, il n'est pas davantage un prophète ou un envoyé d'un Dieu quelconque, il est simplement un homme qui, grâce à ses efforts personnels, tant au point de vue de l'intellect qu'au point de vue de la moralité, est parvenu à percer le mystère de la condition humaine, en dénouant la chaîne des causes et des effets qui produisait le tragique de l'existence, dans ce qu'elle avait de douloureux. Aucune aide extérieure à l'homme ne lui était nécessaire pour triompher de cet enchaînement : le Bouddha avait découvert la voie de la vérité, et il pouvait enseigner à ses disciples à déjouer tous les obstacles qui pouvaient les empêcher de parvenir à la complète libération. Dieu était étranger au système de la libération. Et pourtant, le bouddhisme ne manifeste pas une sorte d'anti-théisme, comme le font d'autres doctrines athées qui professent en même temps un véritable matérialisme ; il se présente beaucoup plus simplement comme une doctrine non-théiste mais aussi comme une doctrine spirituelle, qui veut élever l'individu au-dessus de sa condition tragique et qui reconnaît également une certaine forme de transcendance, dans le fait même qu'elle se pose comme une voie de la libération. Au niveau de la connaissance, c'est-à-dire en ne considérant les choses que sous leur aspect conceptuel, le bouddhisme est bien une doctrine athée, mais il ne l'est pas dans la réalité, puisque la vie des individus est dirigée par une certaine forme de conscience morale, qui n'est pas sans évoquer une conscience plus ou moins nette de Dieu. Et même si la théorie originelle se présente comme une forme de l'athéisme, en ce sens qu'elle refuse d'avoir un recours quelconque à l'intervention divine pour la libération humaine, il n'en est certainement pas de même dans la pratique habituelle des adeptes du bouddhisme : ceux-ci ont conservé une pratique religieuse importante, invoquant une autre force, qui n'est finalement autre que la présence et que la transcendance de Dieu, pour suppléer aux forces humaines dans leurs tentatives de libération complète, par l'extinction du désir et des passions caractérisant l'existence humaine.
Ignorant Dieu, le Bouddha a également ignoré l'âme humaine
individuelle qu'il faudrait sauver en tant qu'elle serait, comme l'affirmait la
théologie des brahmanes, une parcelle de l'âme universelle, conçue confie la
divinité suprême. En fait, le bouddhisme se présente comme un athéisme
conceptuel, mais il développe, dans le même temps, une véritable dimension
spirituelle, qui tire son origine dans l'illumination même du Bouddha Même si
l'illumination fut pour le Maître une sorte de lumière intérieure, tous les
adeptes du bouddhisme finissent par reconnaître que cette lumière est venue de
l'extérieur du Bouddha, à savoir de Dieu lui-même, bien que celui-ci ne soit
jamais nommé et présenté comme l'inspirateur de la doctrine de vérité.
Le Bouddha fut-il un sauveur ?
En se présentant comme une religion de salut pour homme, le bouddhisme exalte grandement la personnalité et l'enseignement de son fondateur : celui-ci a soulevé une grande espérance parmi la foule innombrable de ceux qui sont devenus ses disciples, depuis le sixième siècle avant l'ère chrétienne. Pourtant, il semble bien que nul fondateur de religion ne vécut à sa manière particulière, c'est-à-dire à la fois sans Dieu et si divinement : l'idée de Dieu était totalement étrangère à la conceptualisation de sa doctrine, et malgré cela, la vie, la personnalité et l'oeuvre du bouddha sont très réellement marquées par l'empreinte d'une dimension transcendante, que certains qualifieraient facilement de dimension divine. Jamais, il ne s'est présenté comme un dieu venu sur terre, jamais non plus il ne s'est présenté comme une sorte de prophète ou de porte-parole d'une divinité ; il s'est simplement présenté comme un guide d'un groupe d'hommes qu'il invitait à suivre une voie moyenne entre l'ascétisme le plus rigoureux comme le recommandaient certains moines venus de l'hindouisme, et la vie dans le monde que pouvaient mener les hommes de son temps : cette voie moyenne entre les deux extrêmes était, pour lui et pour ses disciples, le chemin de la vérité absolue. De plus, pour ses disciples, à travers les âges de l'histoire, cette voie moyenne est devenue le signe de leur espérance : ils pouvaient désormais connaître le salut, la véritable libération, en transformant eux-mêmes leur propre destinée.
L'enseignement du Bouddha les transformait en hommes libres,
alors qu'ils se considéraient eux-mêmes comme des esclaves, esclaves de leurs
désirs et de leurs passions, mais esclaves également des différentes
divinités de l'hindouisme, auxquelles ils étaient asservis par la domination
de la caste sacerdotale. Devenus des hommes libres, ils pouvaient alors former
une communauté fraternelle, sans tenir compte des distinctions traditionnelles
entre les différentes castes dans lesquelles se répartissait la population
indienne, aux débuts de la prédication du Bouddha. Dans de telles
circonstances, le Maître, l'Illuminé était considéré comme un véritable
sauveur, mais il refusait toujours de se présenter comme un sauveur divin.
Le bouddhisme, dans ses origines, n'a certainement pas nié les dieux : il s'est simplement soucié de ne pas tenir compte d'eux pour atteindre la véritable libération. Le salut, dans le bouddhisme, ne peut pas venir d'une aide extérieure à l'homme, même pas d'une assistance divine, puisque les dieux finiraient par réclamer une sorte d'asservissement dont l'homme doit précisément se libérer. Toutefois, l'enseignement du Bouddha précise qu'il est possible de se souvenir des dieux dans la mesure où homme découvre en eux ceux qui ont atteint des lieux paradisiaques par des moyens comme la foi ou la moralité, ou par d'autres vertus que les disciples eux-mêmes sont capables de posséder ou de faire fructifier. De la sorte, sans nier positive ment l'existence et la réalité de la divinité, le bouddhisme la prive de toute valeur, puisqu'il ne recommande plus à ses fidèles de pratiquer le culte des dieux : ils ne sont pas les dispensateurs du bonheur auquel les hommes aspirent légitimement, ils ne sont même pas les garants ou les fondements de la moralité, ils sont simplement des modèles que homme peut considérer et suivre, s'il veut parvenir lui aussi à un état de béatitude comparable au leur. Mais, il convient de souligner que, pour l'enseignement primitif du bouddhisme, cet état divin de la béatitude n'est pas le sommet de l'édifice doctrinal : il importe que l'homme parvienne à l'extinction complète de tous ses désirs et de toutes ses passions, dans l'état du nirvâna. En ce qui concerne le Dieu personnel, que la tradition des brahmanes appelle le Brahma, le Bouddha n'en nie pas davantage l'existence, bien qu'il ne s'intéresse pas à lui comme à un dieu supérieur : même Brahma ne possède pas l'immortalité et l'impermanence, il est né comme tous les autres êtres, et il n'existe que pour un temps plus ou moins long, les autres dieux étant parvenus à l'existence parce qu'il les a lui-même désirés. Mais tous les dieux sont éphémères, puisque leur existence n'est que transitoire. En fait, l'essence divine n'est absolument pas différente de l'essence humaine.
Mais alors, quel est le statut du Bouddha lui-même dans
l'édifice du bouddhisme ? Les disciples du Maître ont découvert dans sa
personnalité, mais surtout dans son enseignement, quelque chose qui avait une
valeur permanente : sa parole peut avoir une grande valeur parce qu'elle
s'inscrit dans la durée, d'autant plus qu'il a fait lui-même la grande
expérience de la Vérité souveraine, en accédant, au jour de son
illumination, à la pleine délivrance du cycle des réincarnations successives
et à la libération de la souffrance sous toutes ses formes. En fait, sans
connaître un statut divin, le Bouddha est parvenu au stade de la perfection
humaine, il est devenu le Maître suprême auquel les autres hommes peuvent et
doivent se référer : il a lui-même assuré à ses disciples qu'il
continuerait d'être présent parmi eux par son enseignement. En fait, les
disciples ont sans cesse placé leur foi dans ce Maître absolu de la vérité,
alors même qu'il n'était pas un dieu ; les moines eux-mêmes n'ont pas tardé
à prendre conscience de l'importance de la religiosité populaire, laquelle se
manifestait par un véritable culte réservé au Bouddha. Pour les bouddhistes
cultivés, qui vénèrent les images du Bouddha, celui-ci est l'incarnation de
la Vérité et le Maître de la grande doctrine de libération ; quant aux
laïcs, beaucoup moins instruits dans la tradition et l'enseignement classique
du bouddhisme, ils considèrent facilement le Bouddha comme la plus grande des
divinités, qui leur a ouvert les portes d'un paradis permanent, le Nirvâna. De
la sorte, tout en ayant écarté les dieux de son enseignement, qu'il
présentait simple ment comme une thérapie de l'esprit, le Bouddha est
désormais très souvent considéré comme une divinité au même titre que les
autres dieux de l'hindouisme classique, puisque l'image du Bouddha est devenue
un symbole religieux, notamment dans les temples et les sanctuaires de cette
religion.
Néanmoins, le Bouddha n'a jamais revendiqué pour lui-même
un statut divin, même s'il soulignait qu'il resterait présent au milieu de ses
disciples par l'enseignement qu'il leur avait prodigué. La dévotion des
fidèles envers le Maître reste sans aucun doute très profonde, mais elle n'a
jamais été voulue comme telle par lui-même : c'est la seule obéissance à la
doctrine qui est susceptible de mener à l'extinction complète, et non pas
l'attachement à celui qui a révélé cette doctrine de la libération
définitive. En effet, l'attachement au Maître se traduirait presque
nécessairement par un asservissement, ce qui est précisément ce que le
Bouddha voulait éviter pour l'ensemble des hommes. Et dans une certaine mesure,
beaucoup plus que dans son enseignement, en tant qu'il est expliqué
dogmatiquement, c'est dans l'exemple de vie fourni par le Bouddha qu'il faut
chercher le chemin qui mène à la libération définitive : pour ses disciples,
le Maître est devenu le modèle même de la Vérité vivante, incarnée dans le
monde pour que les hommes puissent totalement bénéficier de son exemple. Il
est ainsi devenu l'objet d'une véritable dévotion, bien que ce ne soit que la
seule obéissance à sa doctrine oui puisse permettre de parvenir au nirvana, à
l'extinction complète de tous les désirs : tout en enseignant les moyens de
parvenir à la véritable libération, le Bouddha donnait en même temps
l'exemple d'une vie complètement enracinée dans la vérité qu'il proclamait
et enseignait ; d'ailleurs, sans cet exemple qu'il donnait, son enseignement ne
pouvait sans doute mener à rien d'autre qu'au simple désespoir : il fallait
que ses premiers disciples puissent avoir devant les yeux un modèle qui leur
permette de comprendre que tout le cheminement qu'il leur fallait entreprendre
pouvait aboutir, et c'est la rigueur morale la sagesse et la compassion du
Maître qui encourageaient ceux-ci à découvrir en lui un véritable sauveur.
En définitive, même s'il est considéré comme le Sauveur par une multitude de ses fidèles, en raison du fait qu'il est l'incarnation parfaite de la doctrine qu'il a professée, le Bouddha ne peut pas être considéré comme un Sauveur, au sens où les religions révélées donnent à ce terme : il n'est pas un Dieu, il n'est qu'un surhomme, ayant accompli en lui-même, mais aussi pour les autres, la perfection de l'illumination. Et c'est en cela qu'il peut être l'objet de la vénération, et même du culte que lui vouent ses fidèles, plaçant en lui toute leur foi, celle-ci étant faite de respect et de révérence à l'égard de celui qui se présente à leurs yeux comme une sorte de frère aîné dans l'accomplissement même de la vraie doctrine, dans laquelle il ne cesse de demeurer présent. Néanmoins, il faut reconnaître que, pour l'ensemble des bouddhistes, le titre de Sauveur convient parfaitement au Bouddha, puisqu'il est le seul à avoir trouvé la grande voie de la libération et de la seule vérité qui soit susceptible de conduire les hommes au salut et à l'extinction définitive de tous les désirs. Sa vie est le modèle que tous doivent suivre pour parvenir également au salut : c'est dans l'étude et la méditation de la vraie doctrine que le fidèle retrouve la présence complète du Maître, dont il est susceptible alors de partager l'illumination.