Le bouddhisme tibétain

 

Ce n'est qu'au septième siècle de l'ère chrétienne que le bouddhisme fait officiellement son entrée dans les terres isolées et pour le moins mystérieuses du Tibet, ce plateau situé à plus de cinq mille mètres d'altitude, mais c'est sans aucun doute dans ce même pays, propice à toutes les formes de vie mystique qu'il a emporté sa plus grande victoire, en s'imposant rapidement comme la religion officielle du pays, puisque, pour le public occidental, c'est principalement le bouddhisme, sous sa forme tibétaine du lamaïsme qui est reconnu comme la religion du Tibet. En fait, c'est un véritable triomphe que le bouddhisme a remporté dans ce pays, où près d'un habitant sur cinq a adopté la vie monastique, chaque famille ayant un ou plusieurs de ses membres dans les ordres religieux. Mais il faut reconnaître que c'est un bouddhisme, quelque peu perverti depuis ses origines, qui a fait son entrée fulgurante sur les hauts plateaux tibétains Avant l'introduction du bouddhisme dans leur pays, les habitants du Tibet pratiquaient vraisemblablement de nombreux rites magiques et la sorcellerie ; mais il est désormais impossible de dresser un tableau exact et complet de toutes les doctrines plus ou moins ésotériques qui constituaient les religions du Tibet, avant le septième siècle.

La religion tibétaine pré-bouddhique : le Bon

La connaissance de la religion pré-bouddhique reste très fragmentaire, puisque le bouddhisme a largement supplanté toutes les formes religieuses antérieures, ne laissant subsister que quelques pratiques traditionnelles, qui se sont maintenues à travers les siècles et qui ont souvent été considérées comme la forme religieuse da Tibet avant l'implantation de la doctrine de l'Éveillé. Il apparaît que l'expansion même du bouddhisme se fit, dans ces régions, en amalgamant et en intégrant les pratiques et les croyances antérieures, que la tradition ultérieure a désignées sous le nom de Bon.

Les sources les plus anciennes présentent déjà l'origine de .a royauté sur ce pays, que les habitants désignaient eux-mêmes sous le nom de Bod : le premier roi serait descendu du sommet d'une montagne du sud-est tibétain, et, à son arrivée au pied de la montagne, alors qu'il était accueilli par les habitants de la vallée, qui lui demandaient d'où il venait, il désigna le sommet de la montagne, et ces habitants comprirent qu'il venait du ciel : ils en firent leur propre roi. Ainsi, dès les origines, le roi avait une fonction considérée comme sacrée : il apparaissait comme un être divin, qui devait organiser la religion autour de lui. Chaque roi renouvelle d'ailleurs en sa propre personne les origines mythiques de la royauté dans le pays, il est le descendant des dieux qui choisit le Tibet pour y établir sa puissance, parce que cette terre est élevée et pure.

Sous sa forme primitive, cette religion devait vraisemblablement régler les rapports des habitants avec les dieux et les démons, ceux-ci intervenant quotidiennement dans l'existence des premiers. Il semble, en effet, que la divination devait jouer un très grand rôle dans les affaires religieuses : des devins étaient attachés à la personne du roi, pour lui préciser la conduite qu'il devait tenir dans telle ou telle circonstance des affaires de l'État, en examinant sans cesse les origines mythiques de tout acte, celles-ci impliquant alors une conduite actuelle. C'est aussi toute la population qui se trouve sacerdotale, qui doit privilégier chaque instant de son existence en harmonie avec les dieux et les démons, en veillant par exemple à l'accomplissement scrupuleux des différentes cérémonies du culte, et particulièrement au moment des funérailles d'un individu quelconque, mais plus précisément de la personne royale ; de nombreux manuscrits décrivent ces rites funéraires, qui semblent bien laisser la place à une espérance de vie dans l'au-delà, ou même à une résurrection après la mort qui permet d'atteindre un nouvel état de vie. Pour assurer au défunt un heureux passage dans l'au-delà, les cérémonies rituelles prévoyaient toute une série d'offrandes, en nourriture, mais aussi en objets précieux, en sacrifices d'animaux. Les différents sacrifices étaient accomplis par des prêtres, appelés bon-po, qui, outre leurs tâches de sacrificateurs, prononçaient aussi les invocations et les hymnes liturgiques sacralisant effectivement tous les rites. Les funérailles royales étaient entourées des plus grandes cérémonies, allant même jusqu'à des sacrifices humains... Les prêtres avaient aussi pour mission de découvrir les causes des sortilèges qui pouvaient accabler les hommes et d'y remédier par des pratiques magiques, soit en offrant des dons au dieu qui était à l'origine du maléfice, soit en invoquant d'autres dieux plus puissants que celui-ci.

En pénétrant au Tibet, le bouddhisme devait donc affronter une forme religieuse dont les pratiques s'écartaient profondément de la doctrine originaire du Bouddha. Ces dispositions de la religion ancienne étaient pratiquement inconciliables avec la vraie doctrine de Éveillé : il était inadmissible, pour les bouddhistes fervents, de reconnaître les sacrifices animaux, et à plus forte raison les sacrifices humains ; il était également impossible aux adeptes de la vraie doctrine de concevoir l'au-delà comme un séjour de bien-être et de bonheur, à l'image rendue la plus parfaite possible de la vie terrestre... Les principes mêmes du bouddhisme se trouvaient ainsi en contradiction flagrante avec la religion tibétaine, et la doctrine de l'Éveillé ne pouvait donc pas assimiler ces croyances incompatibles avec l'enseignement fondamental du Bouddha.

L'introduction du bouddhisme au Tibet

Depuis plus de dix siècles, le bouddhisme est devenu la religion officielle au Tibet : mais la légende fait remonter l'introduction du bouddhisme au septième siècle, sous le règne du roi Srong-tsan-gam-po, émanation d'un bodhisattva nommé Avalokitesvara. Celui-ci, alors qu'il voulait convertir au bouddhisme, l'ensemble du Tibet, prit la forme d'un singe-emite, il s'unit à une démone des rochers, Târa, et de leur union naquirent des enfants qui perdirent progressivement toutes leurs caractéristiques animales pour devenir des hommes authentiques ; mais le temps n'était pas encore venu d'obtenir la conversion du Tibet. C'est le roi Srong-tsan-gam-po qui devait mener à bien cette conversion, il fut aidé en cela de ses deux épouses, une princesse chinoise et une princesse népalaise, toutes deux converties au bouddhisme et toutes deux émanations de Târa, la parèdre du bodhisattva.

Ce roi fit édifier des temples, dans lesquels ses épouses abritèrent les statues qu'elles avaient apportées de leurs pays respectifs ; le roi dépêcha en Inde des mandataires qui lui rapportèrent les textes fondamentaux du bouddhisme, il entreprit alors un immense travail de traduction de ces textes travail qui devait se poursuivre pendant plusieurs siècles.

La légende rapporte enfin qu'à leur mort, ce roi et ses deux épouses se résorbèrent dans la statue d'Avalokitesvara, dans le temple principal de Lhassa.

Au cours de sa vie, ce roi aurait prononcé de nombreux enseignements qui devaient lui servir de testament spirituel. Mais cette histoire des origines du bouddhisme reste cependant une pieuse légende dorée : ce sont surtout les moines indiens qui firent connaître la doctrine au peuple du Tibet. Et ce n'est certainement pas d'un seul coup que les idées bouddhiques pénétrèrent le pays à partir du septième siècle. Il faut aussi reconnaître que les Tibétains ont toujours constitué un peuple en relation avec d'autres peuples, grâce à leur sens inné du commerce ; en raison de ce caractère, ils étaient également très accueillants à l'égard de toutes les influences culturelles et religieuses des peuples étrangers, ils manifestaient ainsi une large tolérance, et il semble que les premiers temples bouddhistes de Lhassa, la capitale du Tibet, aient été à l'origine de simples chapelles destinées à abriter tel ou tel représentant de la religion bouddhiste, venu s'installer au Tibet, sans que celui-ci exerce une influence profonde sur le comportement religieux des habitants de la ville elle-même. Dans ses enseignements, le roi Srong-tsan-gam-po prophétisait que ce ne serait qu'après cinq générations qu'un nouveau roi, du nom de Khri, imposerait définitivement le bouddhisme au Tibet.

Et, effectivement, il fallut attendre l'avènement du règne de Khri-sron Ide-bcan pour voir apparaître le bouddhisme dans les grands documents officiels tibétains. Ces derniers font certainement état de la foi bouddhique des aïeux du roi, mais il semble bien que la conversion au bouddhisme soit simplement le fait de quelques individus, membres des familles proches de la cour royale. Ce roi fut considéré comme le deuxième roi de la Loi bouddhique, après Srong-tsan-gam-po ; et, comme pour son ancêtre, Khri-sron Ide-bcan devint le centre de récits légendaires : converti, notamment grâce aux considérations morales du bouddhisme, ce roi se serait d'abord débarrassé de tous les opposants à cette nouvelle forme religieuse, notamment parmi ses ministres, puis il aurait fait appel à un sage indien pour qu'il vienne prêcher la doctrine du Bouddha sur son territoire. Ce sage avait pour nom Santiraksita, et, sur les instances du roi, il voulut commencer la construction d'un monastère, en déterminant le lieu et les plans par géomancie, mais, les dieux, résidant en ce lieu, détruisaient pendant la nuit tout l'ouvrage qui avait été entrepris par les hommes pendant la journée ; les échecs de cette construction furent considérés comme de mauvais présages par les Tibétains, qui firent pression sur le roi pour qu'il chasse Santiraksita. Ce dernier fut donc amené à quitter le pays, mais avant de partir, il fit la prédiction que les dieux seraient bientôt soumis et que la construction du fameux monastère serait menée à bien. C'est ce qui se passa effectivement sous la conduite d'un autre sage indien, nommé Padmasambhava. Pour les Tibétains eux-mêmes, il ne fait aucun doute que ce personnage soit une nouvelle incarnation du Bouddha lui-même, venu dans ce monde exposer une nouvelle partie de sa doctrine, ce monde étant submergé par toutes les forces obscures : la doctrine que ce sage prêchait était le Vajrâyâna, le Véhicule tantrique, le Véhicule du diamant, cette pierre précieuse possédant les sept caractères positifs : la stabilité, la sûreté, l'invincibilité, l'indestructibilité l'immuabilité, l'indivisibilité, l'indissolubilité.

C'est aussi tout un aspect légendaire qui se constitua autour de la venue de Padmasambhava, que le roi Khri-sron Ide-bcan invita au Tibet à la suite de la prédiction du sage indien qu'il avait dû exiler de son pays. Celui qui arrivait au Tibet convertit les divinités elles-mêmes sur le chemin qui le menait vers le roi : les dieux du pays se soumettaient à lui et se transformaient en dieux protecteurs du bouddhisme, à mesure qu'il avançait dans le pays. En arrivant au pays, il fonda une école de traduction des textes sacrés du bouddhisme, et, à l'endroit prévu pour la construction du monastère, à Bsamyas, le roi publia une charte qui peut être considérée comme l'acte de naissance officiel du bouddhisme au Tibet. Tous les sujets de Khri-sron Ide-bcan devaient, sous peine d'enfreindre la loi royale, s'engager par serment à abandonner leurs anciens cultes pour suivre uniquement les enseignements donnés par le Bouddha. C'est donc avec Padmasambhava que le bouddhisme tantrique faisait officiellement son entrée : des moines indiens vinrent même s'installer à Bsamyas, ordonnant également les premiers moines tibétains. Ces derniers ne devaient d'ailleurs pas tarder à prendre une importance considérable dans la vie du pays. Si l'on considère que Padmasambhava arriva au Tibet vers 750, c'est vers 842 que la royauté tibétaine devait disparaître, avec la disparition du dernier roi de la lignée, qui n'était guère favorable aux progrès du bouddhisme, puisqu'il alla même jusqu'à le persécuter, puisqu'il privilégiait la religion traditionnelle se faisant l'ardent partisan de la religion Bon. Sous les règnes le précédant, les moines bouddhistes avaient réussi à s'implanter considérablement dans les milieux de cour, certains occupant même la fonction de ministres, favorisant ainsi la levée des taxes directes sur les populations tibétaines en faveur de leurs monastères. Les bénéfices accordés aux moines devenaient si importants (chaque moine devait avoir sa subsistance assurée par sept familles seulement) que les membres de l'aristocratie prirent ombrage de leur puissance et de leur importance économique : il était d'ailleurs de plus en plus difficile aux familles nobles d'entretenir les moines qui devenaient de plus en plus nombreux.

Après le meurtre du dernier roi de la grande dynastie tibétaine, Glan-dar-ma, en 842, le Tibet va sombrer dans une période de chaos. Les descendants de la lignée royale se partagent le pays, tandis que les familles nobles se disputent les principautés, faisant retomber dans le désordre le pays jadis unifié par un seul roi. Pendant cette période, la persécution contre les moines bouddhistes se fait de plus en plus violente : les temples sont profanés, les moines tibétains sont contraints de choisir la religion traditionnelle du Bon, de contracter mariage et de se livrer à des activités lucratives sous peine de mort, les moines d'origine indienne furent chassés du pays. Le bouddhisme tibétain perdait toutes ses relations avec la forme indienne du bouddhisme, qui lui était parvenue un siècle plus tôt. Pourtant, malgré toutes les persécutions, certains moines continuèrent à suivre la doctrine enseignée par le Bouddha et à la prêcher dans quelques communautés plus ou moins isolées, plus ou moins éloignées du développement orthodoxe du bouddhisme, puisque dans certaines communautés des moines mariés étaient acceptés...

Les religieux tibétains devaient donc conduire le bouddhisme originel vers une forme quelque peu hétérodoxe, tout en essayant de suivre à la lettre les prescriptions du Véhicule tantrique : ils toléraient de manière générale ce qui était accepté de manière exceptionnelle par certains moines particulièrement initiés : la licence, l'ivrognerie, le banditisme devenaient la règle commune parmi ces moines qui recouraient également à des pratiques magiques, dont les Tibétains étaient toujours aussi friands.

Il fallut une période de deux siècles pour que le bouddhisme retrouve de sa vigueur ancienne dans le Tibet : c'est un Indien, que l'on dit fils de roi, qui redonna un élan nouveau è cette forme de pensée. Atisa, malgré ses origines princières, embrassa la carrière religieuse et entreprit sa formation en allant de maître en maître, étudiant toutes les écoles da bouddhisme. Atisa vint au Tibet en 1042 et il y joua le rôle d'un grand maître spirituel, se présentant même comme un initiateur aux nouvelles doctrines ; il entreprit de réformer sérieusement le bouddhisme tibétain décadent, en affirmant que l'enseignement doit se transmettre de maître à disciple, privilégiant ainsi l'aspect de la tradition orale sur la tradition écrite. Les disciples d'Atisa renouèrent avec la grande discipline monastique, observant la stricte exigence de la vie morale, renonçant au mariage et vivant dans l'abstinence recommandée par le Bouddha lui-même.

Le onzième siècle connut un formidable jaillissement spirituel, les tibétains recherchant auprès de maîtres reconnus les enseignements qui pouvaient les guider au long de leur propre existence. Mais diverses écoles virent le jour, s'opposant parfois les unes aux autres, notamment le Grand Véhicule d'une stricte observance et le Véhicule tantrique beaucoup plus laxiste. Parmi les maîtres de cette dernière école, certains adoptaient des conduites qui ne manquaient pas de scandaliser les maîtres de la stricte observance, affirmant qu'il était possible de sublimer les passions humaines en les exacerbant : ils ne s'abstenaient donc pas d'alcool ni de viande, ils entretenaient des relations sexuelles avec des femmes. . . Ils formèrent ainsi une secte à l'intérieur du bouddhisme tibétain, la secte des lamas rouges, qui admettent le mariage et qui font ainsi passer le pouvoir monastique de père en fils, tout cela étant naturellement en contradiction flagrante avec les enseignements du bouddhisme primitif. La forme tibétaine du bouddhisme s'était tellement éloignée des prescriptions originelles qu'au quatorzième siècle une vaste réforme dut être entreprise ; ce fut l'oeuvre de Tsong-xha-pa, qui fonda la secte des lamas jaunes, dans le but avoué d'éliminer celle des lamas rouges. Tsong-kha-pa (1357-1419) avait fait des études très poussées dans tous les domaines. Il fonda, près de Lhassa, un monastère réformé où il fit observer les règles strictes du célibat, de la continence et du respect des règles inhérentes à la vie monastique, par le retour à l'étude fidèle des textes fondamentaux de la doctrine professée par Éveillé lui-même. Très rapidement, cette nouvelle école gagna la grande estime de la population de Lhassa : les moines se tenaient à l'écart de toutes les compromissions et de toutes les intrigues politiques... pour s'en tenir exclusivement à l'étude de la doctrine et à la pratique des seules cérémonies religieuses.

Les succès emportés par cette nouvelle école finirent par inquiéter les tenants de l'ancienne, ce qui amena un conflit entre les moines au bonnet rouge et les moines au bonnet jaune. Chaque école monastique était soutenue par des alliés parmi les princes du pays. La secte de Tsong-kha-pa l'emporta dans ce conflit religieux, et le troisième successeur du fondateur de la secte reçut en 1578 le titre de Dalaï Lama, titre qui fut appliqué rétroactivement à ses prédécesseurs et qui restera appliqué à tous ceux qui le suivirent - c'est sous ce titre que sont connus en Occident notamment tous les chefs religieux de l'école des bonnets jaunes. Mais il fallut quand même attendre le cinquième dalaï-lama (1617-1682) pour que la suprématie absolue de cette école soit effective et devienne ainsi une véritable autorité politique sur l'ensemble du territoire tibétain.

Le lamaïsme, forme tibétaine du bouddhisme

Dès l'époque la plus ancienne, les décrets royaux avaient favorisé la puissance des monastères sur l'ensemble du territoire tibétain, et, au moment de l'implantation effective de la vraie doctrine héritée du Bouddha, les monastères de la plus stricte observance bénéficièrent largement de ces dispositions princières qui leur permirent d'asseoir plus efficacement leur propre puissance économique, tout en diffusant l'enseignement de la pensée religieuse et philosophique.

A mesure que le nombre de moines croissant, les besoins des monastères se faisaient de plus en plus importants : les laïcs, selon la tradition ancienne, devaient veiller à la subsistance des moines, à l'embellissement des temples et des monastères, afin d'accroître leurs propres mérites ; et, à l'intérieur même des monastères, il était urgent d'organiser la communauté en la dotant d'une hiérarchie religieuse, centrée sur le Dalaï-Lama, le chef et le père spirituel de toutes les communautés de la secte des bonnets jaunes, laquelle devait finalement supplanter celle des bonnets rouges, qui ne subsistent plus guère à l'époque actuelle, mis à part quelques moines isolés qui tiennent simplement un rôle de sorcier local. Les moines de l'Eglise jaune ne devaient d'ail leurs pas tarder à jouer un véritable rôle politique pour l'ensemble du territoire tibétain : le monachisme avait pris la figure d'une véritable institution puissante, en raison des dotations importantes qui étaient faites aux différents monastères, en raison de l'exemption de toutes les taxes civiles. La majeure partie de l'argent se trouvait dans les communautés qui se transformèrent en des sortes de banques, prêtant leur argent à des taux usuraires, atteignant, par exemple le taux de 25 % d'intérêts. L'influence politique devait naturellement suivre l'influence économique : dans les conflits entre familles princières, la médiation des religieux réputés était souvent requise, et finalement, faute d'un pouvoir central, il était presque naturel que le pouvoir retombe légitimement entre les mains de l'église jaune .

Le bouddhisme prenait ainsi sa forme particulière et définitive au Tibet : il porte toujours le nom de lamaïsme en raison du titre honorifique décerné aux moines du rang supérieur, ceux-ci étant à l'époque ancienne appelés les lamas (mais actuellement, tous les moines tibétains portent ce titre). D'autre part, le Tibet s'organisait lui-même comme une sorte de théocratie, le pouvoir central étant tenu par les moines. Les lamas sont, en quelque sorte, des personnifications de la divinité, et ils régissent entièrement la société : le lamaïsme repose sur une hiérarchie où les Bouddhas, les bodhisattvas et les lamas tiennent une très grande place.

Les chefs ecclésiastiques sont ainsi comparés et assimilés à ceux qui sont déjà parvenus à l'achèvement parfait de la condition humaine : les prêtres, les lamas, sont perçus comme des incarnations des dieux ou des saints de la tradition.

Le régime théocratique

La croyance en l'incarnation est telle que lorsque le Dalaï-lama, dont le nom signifie : le Lama pareil a l'océan, vient à mourir, lui, le chef officiel de l'Eglise tibétaine, ses fidèles s'empressent de rechercher l'enfant dans le corps duquel s'est effectuée la transmigration du défunt.

Le Dalaï-lama est considéré comme une émanation da bodhisattva Avalokitesvara, et a ce titre il jouit véritablement d'une aura de divinité : la tradition fait de sa désignation un rite absolument unique dans l'histoire. A la mort d'un dalaï-lama, son successeur est recherché parmi toute la population, ce qui exclut immédiatement la transmission familiale du titre de lama pareil à l'océan (sous-entendu) de sagesse.

Très souvent, le défunt a laissé un message dans lequel il indique où et quand il a l'intention de se réincarner, afin de poursuivre sa mission terrestre ; ces indications sont cependant très fragmentaires, et elles doivent être complétées grâce à des visions ou à des rêves que ses proches disciples peuvent avoir, et qui sont interprétés comme autant de signes pour découvrir son successeur. Quand un enfant, susceptible d'être la propre émanation du défunt, est découvert, il est soumis à toute une série de tests, qui doivent permettre son identification absolue : l'enfant doit, par exemple, sans faire aucune erreur, se saisir de différents objets ayant appartenu au défunt, et donc lui ayant appartenu en propre au cours de son existence antérieure. Lorsque l'enfant a ainsi prouvé authentiquement qu'il est le successeur véritable du défunt, il est aussitôt élevé à la dignité de Dalaï-Lama.

Tenzin Gyatso, celui qui est considéré comme la quatorzième Dalaï-lama, a été reconnu comme tel, alors qu'il était à peine âgé de quatre ans, il fut alors installé au Potala, le palais des Dalaï-lamas, à Lhassa, pour y être guidé dans ses études profanes et religieuses par des religieux de grand renom. C'est de là qu'il pouvait exercer un pouvoir temporel sur l'ensemble du Tibet.

Toutefois, le dalaï-lama n'est pas le seul chef religieux du Tibet, il existe un autre lama, le Pantchen-lama le lama qui est un joyau , reconnu comme l'émanation du Bouddha Amitâbha, qui détenait la sagesse grâce à la vision intérieure ; ce Pantchen-lama représente la force spirituelle alors que le Dalaï-lama était l'incarnation de la puissance effective sur les affaires humaines. Cependant, dans la réalité des faits, ce n'était pas le Pantchen-lama qui détenait la supériorité, il était simplement considéré comme le gardien officiel de la doctrine ; mais, il fut parfois amené, lui aussi, à jouer un rôle politique dans certaines circonstances de l'évolution historique du pays. C'est ainsi que la Chine a réussi à opposer les deux lamas, en s'appuyant sur le Pantchen-lama pour envahir le pays et pour en chasser le dalaï-lama. En 195O, la Chine envahissait le Tibet, amenant le Pantchen-lama, résidant au monastère de Ta-shi-lhum-po, à jouer un rôle politique de façade, alors qu'en mars 1959, le Dalaï-lama était contraint à l'exil. A peine âgé de seize ans Tenzin Gyatso devait prendre en mains la pleine et entière responsabilité de son peuple, sur les chemins de l'exil, en emportant essentiellement des documents religieux : tablettes de prières, manuscrits anciens, objets du culte, statues de Bouddha... En 1965, le Tibet était proclamé Région autonome dans le cadre de la République Populaire de Chine, et le Pantchen-lama fut désigné comme Président de cette Région. Mais une telle collaboration entre le pouvoir politique chinois et le pouvoir spirituel tibétain devait être de courte durée : l'année suivante, les Gardes Rouges de Mao-Tsé-Toung déclenchaient une violente répression religieuse, accompagnée d'une offensive anticléricale : les monastères étaient inexorablement pillés, les moines étaient persécutés. Alors qu'il tentait de s'opposer à une telle manoeuvre de destruction de la religion, le Pantchen-lama fut déposé, puis arrêté et conduit dans un camp de travail et de rééducation. Ainsi, en 1967, l'influence du lamaïsme se trouvait considérablement réduite au Tibet, le gouvernement chinois ayant jugé que la pratique religieuse représentait une chose néfaste pour le progrès économique, puisque l'état de vie monastique impliquait en lui-même une dépopulation. Depuis, le lamaïsme survit uniquement en exil, surtout en Inde, ou le Dalaï-Lama avait trouvé refuge, contre la promesse de ne pas inciter ses fidèles à la rébellion ouverte contre le régime qui s'était installé dans son pays. C'est ainsi qu'une culture millénaire est en train d'agoniser et de mourir, les Chinois ayant voulu entièrement casser le mode de vie et les croyances du peuple tibétain, afin d'en faire de parfaits socialistes, sous le modèle du communisme chinois. La plupart des lamas, qui sont restés au pays, ont été massacrés ou mariés de force, afin que les traditions ancestrales se perdent progressivement, puisque, de plus, tout prosélytisme se trouve complètement interdit et qu'il n'existe plus d'ordination et de sacre de nouveaux lamas au Tibet.

Seuls, désormais, les exilés se trouvent être les dépositaires de la tradition ancestrale et de la richesse de l'enseignement, que dispensent les vieux lamas aux adolescents qui veulent à. leur tour s'initier à la culture tibétaine. Le dalaï-lama, lors de ses séjours dans les pays occidentaux, ne cesse de rappeler la nécessité de la paix entre les hommes :

Nous ne pouvons pas parler de paix dans le monde, si nous ne faisons pas d'abord la paix avec nous-mêmes. Dans une atmosphère de haine, de colère, de concurrence et de violence, aucune paix durable ne peut être accomplie. Les forces négatives et destructrices peuvent être combattues par la compassion, l'amour et l'altruisme qui sont les enseignements principaux du Bouddha.

De leur côté, les Chinois eux-mêmes ont invité le Dalaï-lama à rentrer dans son pays, notamment pour qu'avec l'aide de ses fidèles il puisse travailler à éliminer toutes les tensions qui subsistent entre les fonctionnaires chinois et la population tibétaine, mais cette proposition a toujours été refusée : les Tibétains en exil veulent revenir dans leur pays, quand celui-ci sera libre et indépendant, quand celui-ci pourra connaître de nouveau le régime théocratique qu'il connaissait avant les événements de 1950. C'est la raison pour laquelle il est fortement à craindre que le lamaïsme, que le bouddhisme tibétain, doivent continuer à survivre en terre d'exil.

La vie monastique

C'est donc dans l'espérance d'une restauration religieuse que la communauté tibétaine vit actuellement dans la Diaspora mondiale, établie particulièrement en Inde, mais aussi dans des pays occidentaux, comme la Suisse, la France ou les États-Unis. Les grands idéaux de la vie religieuse sont maintenus : l'état monastique est toujours considéré comme un des sommets de l'existence humaine, favorisé par le fait que le peuple tibétain se trouve naturellement enclin à attacher une grande importance au sacré. C'est ainsi qu'il était pratiquement de règle qu'au moins un fils de chaque famille entre dans les ordres, mis à part le fils aîné qui héritait du patrimoine familial, et il n'était pas rare que plusieurs fils d'une même famille rejoignent les rangs des communautés monastiques. Mais c'est aussi tout le peuple qui se trouvait en quelque sorte emporté vers son apothéose religieuse, c'est-à-dire sa libération pleine et entière de l'asservissement aux forces de ce monde. Dans l'ancien Tibet, un individu sur cinq environ entrait dans les ordres, et les laïcs se faisaient une joie de devenir les protecteurs de ces moines, en assurant leur vie matérielle ou en veillant à la subsistance quotidienne de ces moines qui avaient choisi l'érémitisme comme ligne de conduite.

Les monastères étaient nombreux et particulièrement peuplés ; c'est ainsi que le monastère de Drepung, près de Lhassa comptait environ dix mille moines... Mais tous ne connaissaient cependant pas ces proportions gigantesques, tout en étant pourtant particulièrement fréquentés. A l'intérieur de ces couvents, la vie des moines ne diffère guère de celle que peuvent mener les religieux catholiques par exemple Les offices religieux proprement dits sont extrêmement réduits : dans le temple, considéré comme la maison des dieux, on se borne à allumer quelques lampes, a brûler de l'encens, à. saluer la statue du dieu, qui est le véritable maître du lieu. La vie communautaire se déroule essentie.1ement dans la salle de l'assemblée, au cours d'une réunion matinale : cette salle est assez vaste pour contenir l'ensemble des moines qui constituent la communauté, elle est ornée de fresques et de statues, rappelant le souvenir des grands lamas défunts Dans cette salle, au cours de leur assemblée, les moines psalmodient les textes sacrés, au son des cloches, des tambourins et des trompettes. Pendant le reste de la journée, le moine est amené à vivre pour son propre compte : il décide librement des études qu'il va suivre, il se choisit un maître de la même manière qu'il se choisit un programme d'enseignement. Après avoir suivi l'enseignement de son maître, le moine se retire dans sa propre cellule, souvent une simple chambre minuscule, meublée simplement d'un matelas sur lequel il passe ses nuits et sur lequel également il est assis pendant la journée, meublée également d'une petite table basse et d'un coffre dont le dessus sert d'autel, d'un petit poêle. La cellule comporte en annexe une petite cuisine, car chaque moine doit préparer son propre repas.

A la tête de chaque monastère se trouve un chef titulaire, nommé à ce poste pour un certain nombre d'années, nombre variable selon les différentes communautés. Mais ce président, qui réside dans un palais particulier et qui bénéficie des richesses attachées à celui-ci ne participe pas aux fonctions d'enseignement. Ce dernier est assuré par deux collèges, l'un initiant aux écritures sacrées, l'autre visant à expliquer la pratique des tantras, qui donnent une explication théorique du monde et qui décrivent les procédés magiques pour réaliser des fins supranaturelles. Les études qui sont menées dans ces écoles sont souvent très poussées, et leur durée peut atteindre jusque vingt-cinq ans : elles sont dirigées pur un religieux dont les mérites intellectuels et spirituels sont reconnus par tous, mais il est également aidé dans sa tâche par des maîtres enseignants qui se déchargent à leur tour sur des étudiants ayant déjà effectué un long parcours d'études, et qui servent de répétiteurs. C'est dans les monastères qu'est contrée toute la vie intellectuelle : tout le savoir, qu'il soit profane ou qu'il soit religieux, se trouve de fait entre les mains des moines qui se chargent non seulement de la formation de leurs novices, mais aussi de la formation des laïcs, puisque très peu d'écoles privées dispensent un enseignement de base où les laïcs pourraient apprendre à lire, à compter, à écrire...

De manière générale, tout enfant commence donc ses études dans un monastère de sa région ; puis, s'il en exprime le désir, et s'il possède les qualités requises pour suivre un enseignement plus poussé, il est envoyé dans un grand centre, comparable à une université, mais qui est tenu également par des moines. C'est de cette manière aussi qu'il lui est possible d'entrer effectivement dans la vie monastique : en effet, l'entrée au monastère se fait vers l'âge de huit ans. Le candidat à la vie monastique est souvent présenté par ses parents qui le consacre à la vie religieuse, mais il arrive que cette entrée dans la vie monastique soit sollicitée par la hiérarchie, quand tel ou tel enfant a été reconnu comme l'émanation ou la réincarnation d'un lama particulièrement réputé, un lama peut également inviter un enfant embrasser la vie monastique, quand il découvre en lui toute les aptitudes nécessaires a la vie monastique. En plus des études profanes qu'il est amené à suivre, le novice est attaché à un maître religieux, auprès duquel il vit dans le monastère : ce maître lui apprend à lire, à écrire, à connaître par coeur les textes fondamentaux et sacrés du bouddhisme.

L'entrée véritable dans les ordres religieux se fait vers l'âge de quinze ans : c'est alors que le novice renonce définitivement au monde et s'engage à suivre toutes les règles de la vie communautaire, en particulier les rites de la confession régulière des péchés, et l'engagement que prend tout lama de ne pas entrer dans le nirvâna, c'est-à-dire de ne pas mourir à jamais afin d'étendre son enseignement au plus grand nombre possible d'hommes... Vers vingt ans, ce novice sera totalement ordonné, et il deviendra un bhiksu. Il aura également la possibilité de s'engager alors vers des études supérieures, en vue d'obtenir .e titre de docteur en théologie et de devenir ainsi un maître réputé, un guru. Même si les voeux monastiques constituent an engagement définitif et perpétuel, ils peuvent toutefois êtres rendus au moine, celui-ci pouvant alors regagner l'état laïc sur une simple demande. La réinsertion dans la vie sociale se fait alors avec beaucoup moins de difficulté que pour le moine défroqué qui n'a pas repris ses voeux. Cette reconduction à l'état laïc est demandée, la plupart du temps, lorsque le frère aîné du moine vient à mourir : l'ancien moine reprend alors son héritage et se doit d'épouser la femme de son frère défunt. La secte des bonnets jaunes continue de recommander le célibat pour tous les moines indistinctement, tandis que les bonnets rouges admettent dans leurs rangs des moines mariés, ceux-ci résidant alors à l'extérieur du monastère avec leur famille, et ne regagnant leur cellule monastique que pour les grandes fêtes religieuses ou que pour y faire retraite, leurs femmes n'ayant alors pas l'accès dans le monastère.

Celui qui choisit de se destiner à la vie religieuse peut choisir plusieurs modes de vie. Il peut se faire ermite, en se retirant dans de petites maisons ou dans des grottes, situées la plupart du temps dans des propriétés annexes d'un grand monastère ; cette existence d'anachorète peut être choisie définitivement ou simplement temporairement le moine s'engageant pour un temps donné à vivre dans cette forme de réclusion, sans aucun contact avec le monde extérieur, la nourriture étant apportée au moine par une sorte de tour aménagé dans le mur de l'ermitage. Certains qui décident de se donner totalement à la vie érémitique peuvent même se faire littéralement emmurer dans une caverne, où il vivra désormais dans l'obscurité totale. Mais la plupart de ceux qui choisissent la vie monastique préfèrent le statut des moines ordonnés, ce qui leur permet de vivre en communauté avec d'autres moines, du moins dans les grands actes de .a vie cultuelle et dans la période de formation intellectuelle et religieuse. La dernière catégorie des moines est celle des moines mariés, telle que peut la connaître notamment la secte des bonnets rouges : ce sont des hommes vivant selon an statut intermédiaire entre la vie laïque et la vie monastique. Le plus souvent, ils habitent dans leur village, menant leurs affaires quotidiennes, et se rendant simplement au temple pour y accomplir les devoirs du culte, mais certains vivent parfois dans de petites communautés, à proximité du village où vivent leurs familles. Certains de ces moines mariés peuvent aussi mener une existence errante de village en village, les habitants faisant appel à eux pour qu'ils accomplissent des rites de protection, ou d'exorcismes, ou encore quelques pratiques magiques, traditionnelles au Tibet...

Le culte dans le bouddhisme tibétain

Les rites nombreux qui peuplent l'univers religieux du bouddhisme tibétain sont encore autant de témoins du caractère composite de la religion qui s'est installée sur les plateaux mystérieux et tournés vers le mysticisme du Tibet. La vie quotidienne, du religieux, mais aussi du laïc, se trouve en quelque sorte rythmée par les exercices propres du culte, que celui-ci revête une forme communautaire ou qu'il soit simplement un exercice privé. Le culte privé est surtout celui que le moine accomplit lorsqu'il se retrouve seul dans sa cellule, sur son autel particulier ; ce culte est alors destiné aux divinités qui sont censées protéger le moine lui-même, mais il peut aussi être effectué chez des habitants du village qui implorent du moine une sorte d'intercession auprès des dieux pour qu'ils accordent leur protection dans la vie courante des fidèles. Les cérémonies communautaires se déroulent très souvent avec tout le faste liturgique des grandes célébrations propres à toutes les religions : la première forme du culte collectif se déroule dans les assemblées matinales quotidiennes qui réunissent tous les moines d'un même monastère dans la grande salle de l'assemblée, selon un rituel qui est particulier à chaque communauté religieuse : dans les couvents, moins fortement influencés par une recherche intellectuelle, cette réunion matinale peut être renouvelée plusieurs: fois durant la même journée : le mysticisme le plus profond peut alors y côtoyer la dévotion la plus puérile, le spiritualisme le plus élevé y côtoie aussi parfois la superstition la plus effrénée, le tout accompagné de chants liturgiques, repris au son des tambourins, des clochettes ou des cymbales, au gré des participants, qui extériorisent également leurs chants par des danses dites sacrées. Au cours de ces cultes quotidiens, la charte, la règle du monastère est lue en entier chaque trimestre, afin que les moines gardent toujours à la mémoire les principes fondamentaux de la discipline monastique. Dans quelques monastères, les moines passent la journée entière dans le temple ou dans la salle de l'assemblée, se livrant à la méditation, à la contemplation ou au culte liturgique, suivant les différents moments de la journée.

A date fixe reviennent des célébrations qui marquent la vie religieuse du bouddhisme tibétain. Il s'agit sur tour des fêtes commémorant les événements principaux de l'existence historique du Bouddha, l'anniversaire de la mort du fondateur de l'école religieuse ou du monastère, ainsi que les anniversaires propres aux personnages les plus réputés du couvent. Certaines de ces célébrations du calendrier religieux ont une telle importance qu'elles sont entrées directement dans le calendrier civil, les laïcs étant alors invités à se joindre aux moines pour célébrer dignement telle ou telle fête ; la première de ces fêtes célébrées par tous les fidèles se trouve naturellement être la fête de la nouvelle année religieuse. Dans certaines communautés, cette fête du Nouvel an peut parfois durer tout un mois, notamment à Lhassa où s'accomplissent, pendant cette période, toute une série de voeux appelant la venue du bouddha futur.

En plus des exercices quotidiens du culte et des fêtes précisées par le calendrier liturgique, des célébrations marquent les grands moments de la vie du monastère, avec au premier chef l'accueil des novices, l'ordination des moines, mais aussi la visite de tel ou tel lama particulièrement réputé pour sa sagesse et pour son esprit de sainteté ou de mysticisme, ou pour la qualité de l'enseignement qu'il est susceptible de dispenser aux moines.

Le culte se manifeste principalement dans la lecture, mais le plus souvent aussi dans la récitation des textes sacrés : la lecture est souvent faite à une allure vertigineuse, sans accompagnement musical. Mais, quand il s'agit de la récitation, la musique joue un très grand rôle : la récitation devient alors semblable à de la psalmodie des textes connus entièrement par la mémoire. Ces textes sont alors désignés sous le nom de mantras, formules dont l'exacte prononciation recèle une très grande efficacité visant à transformer complètement l'esprit de celui qui les prononce : les mantras deviennent ainsi de véritables outils cultuels pour établir une relation personnelle entre un dévot quelconque et sa divinité d'élection. Le mantra est constitué de telle sorte, selon les grands initiés, que la divinité elle-même devient disponible à celui qui prononce correctement toutes les syllabes de la formule, avant de lui présenter sa requête particulière. De cette manière, le mantra devient une sorte de pouvoir divin que l'homme lui-même peut exercer grâce à la simple prononciation de la formule sacrée. Celle qui est la plus fréquemment utilisée est la suivante : Om mani padme hum, qui n'a effectivement aucun sens exotérique, mais qui est largement utilisée à des fins ésotériques par les Tibétains. Le sens en est peu sûr ; il pourrait s'agir éventuellement d'une invocation adressée originairement à la skakti, c'est-à-dire à la puissance d'aspect féminin, du bodhisattva Avalokitesvara. La répétition de ce mantra vise à accroître la force de concentration de l'individu qui peut par la suite atteindre l'extase complète, en demeurant dans la vacuité.

Tout l'exercice spirituel se propose donc de dissoudre complètement le mot dans le vide de l'univers primordial. La répétition continuelle de ce mantra favorise grandement la méditation ; aussi le moyen le plus efficace pour le répéter est le moulin à prière que l'on fait tourner en le tenant par le manche ; ce moulin à prières est constitué par une petite bande de papier sur laquelle se trouvent écrites ou imprimées les syllabes sacrées : en le faisant tourner, il est possible de répéter Om mani padme hum un nombre incalculable de fois dans un minimum de temps. Certains orientalistes se sont plu à calculer le nombre de prières qui pouvaient être ainsi faites en une seule minute : comme la feuille de papier comprend quarante et une lignes, portant chacune soixante fois l'invocation, c'est deux mille quatre cent soixante invocations qui se trouvent sur chacune des feuilles, et comme la plupart des moulins à prières comprennent douze feuilles, c'est vingt neuf mille cinq cent vingt invocations qui sont contenues dans un seul moulin, lequel, lancé à une vitesse moyenne de cent vingt tours à la minute, permet de faire entendre trois millions cinq cent quarante deux mille quatre cents prières pendant la durée d'une seule minute, nombre qui doit satisfaire le dévot le plus exigent.

Les rites du passage dans l'autre monde

Un des rites éminemment religieux, dans le bouddhisme tibétain, comme d'ailleurs dans les autres religions, s'exprime par le passage de la vie présente à la vie dans l'au-delà après la mort corporelle. Les maîtres de la spiritualité tibétaine ont profondément étudié ce moment du passage d'un monde à l'autre, en examinant tous les états par lesquels un mort, quel qu'il soit, peut ou doit passer avant de retrouver une autre existence déterminée par le poids de ses actes (karma) dans la vie présente. Même le fidèle le moins enclin à la métaphysique sait que tout acte, bon ou mauvais, lui vaudra une rétribution, sous une forme positive ou sous une forme négative, dans la vie actuelle ou dans une future incarnation. Tout le savoir métaphysique est exprimé par une suite d'affirmations qui reprennent la pensée la plus originaire de l'enseignement du Bouddha lui-même :

De l'ignorance dépend le karma,

du karma dépend la conscience,

de la conscience dépendent le nom et la forme,

du nom et de la forme dépendent les organes des sens,

des organes des sens dépend le contact,

du contact dépend la sensation,

de la sensation dépend le désir,

du désir dépend l'attachement,

de l'attachement dépend l'existence,

de l'existence dépend la naissance,

de la naissance dépendent la vieillesse et la mort, la tristesse,

les lamentations, la misère, le regret, le désespoir.

Ainsi les agrégats de souffrance découlent l'un de l'autre.

De cette manière, le tibétain moyen peut déjà comprendre que la naissance n'est pas un commencement absolu, de même que la mort n'est pas une fin définitive. L'essentiel est d'essayer de découvrir le chemin qui, selon les enseignements du Bouddha, peut conduire à la suppression de la souffrance sous toutes ses formes. Mais une telle exigence semble beaucoup trop importante pour le fidèle ordinaire ; pour lui, l'extinction définitive, dans le parnirvana, n'est pas l'objet d'une espérance, il préfère de beaucoup jouir pleinement des avantages de cette vie et même renouveler, au cours d'existences ultérieures, ce qu'il peut connaître dans son existence présente. L'essentiel, pour lui également, c'est de ne pas retomber dans une condition de vie plus mauvaise que celle qu'il peut connaître actuellement. Après la mort d'un homme, le dieu et le juge de morts, Yama présente à celui-ci le miroir de sa conscience, et c'est l'individu lui-même qui est en quelque sorte amené à prononcer son propre jugement.

Le Bardo Thodol, le livre des Morts Tibétains décrit avec une précision inouïe tous les détails de l'agonie et de la mort, et certains en sont même à se demander s'il n'a pas été écrit par des hommes qui ont fait eux-mêmes l'expérience d'une mort. Ce livre a pour prétention de proposer un guide aux voyageurs qui partent dans l'autre monde, et, pour ce faire, il présente d'abord l'art de bien mourir, avec les rites qu'il convient d'accomplir pour fortifier le mourant et pour lui éviter tous les pièges qui pourraient lui être tendus par des dieux malfaisants. Aussitôt après la mort, un prêtre accomplit une brève cérémonie qui assure le transfert de la conscience du défunt, en lui donnant les conseils nécessaires pour qu'il puisse continuer sereinement sa route vers le Paradis, s'il n'a pas été capable d'atteindre, au cours de sa vie, l'extinction définitive. Si le défunt n'est pas parvenu à ce stade ultime, s'il est encore contraint à renouveler l'expérience d'une existence mortelle, pendant une période de quelques jours, il sera quelque peu désarmé, ne comprenant pas encore qu'il est séparé de son corps. Son état sera voisin de l'état du sommeil : la lecture des textes sacrés du Bardo Thodol lui permettra de prendre une conscience beaucoup plus nette de son état et de parvenir ainsi à la pleine contemplation de la Lumière, en face de laquelle il sera lui-même amené à prononcer son propre jugement, en fonction de ses actes passés. Il sera sans doute effrayé, mais la lecture du Livre des Morts lui apporte non seulement les consolations nécessaires, mais aussi toutes les exhortations pour qu'il achève son voyage : O noble fils, au moment ou ton corps et ton esprit se sont séparés, tu as connu la lueur de la vérité pure... Ceci est l'irradiation de ta propre et véritable nature. Sache le reconnaître. Du centre de cette radiation sortira le son naturel de la Réalité... Ceci est le son naturel de ton propre et véritable être. Ne sois pas subjugué, ni terrifié, ni craintif... Depuis que tu n'as plus un corps matériel de chair et de sang, quelle que chose qu'il advienne... aucune de ces choses ne peut te faire de mal. Tu n'es plus capable de mourir...

Après une période de deux semaines, commence la lecture d'une troisième partie du Livre des Morts, qui permettra au défunt de rechercher une renaissance : il s'agit surtout, pour le défunt, de ne jamais relâcher son attention, mais de se concentrer uniquement sur l'objet unique qui peut exercer une véritable attraction pour l'esprit, à savoir la pleine et entière libération : Quelles que puissent être les choses que peuvent faire ceux que tu as laissés derrière toi, veille à ce que nulle pensée de colère ne se lève en toi et médite sur eux avec amour. C'est la vertu de bienfaisance propre à tout le bouddhisme qui se trouve une nouvelle fois affirmée, pour que le défunt puisse atteindre le lieu de sa délivrance. Quarante-neuf jours après sa mort corporelle, c'est-à-dire après une période de sept semaines, le défunt est censé avoir accompli le voyage qui devait le mener jusqu'à sa fin définitive. La lecture du Livre des Morts lui aura permis, après sa mort elle-même, de se libérer de toutes les attaches qui pouvaient le retenir encore dans ce monde ; de plus, la lecture de ce même Livre par les vivants leur permet d'effectuer leur initiation, et de réaliser un bon passage dans le monde de l'au-delà, qui exerce toujours sur les hommes une très grande fascination.

Avenir du bouddhisme tibétain

Depuis l'invasion chinoise au Tibet, en 1950, mais surtout depuis l'exil du Dalaï-lama en 1959, et par la transformation de la théocratie tibétaine en une région autonome de la République chinoise, il est bien à craindre que le lamaïsme éprouve quelque peine à survivre. Et pourtant, le lamaïsme, alors qu'il était un phénomène typiquement tibétain, avait réussi à rayonner hors des frontières mêmes de son pays d'origine : le monde proprement mystique du Tibet mystérieux a fermé presque complètement ses frontières, s'enfermant de nouveau dans le mystère inaccessible. La question est de savoir comment peuvent cohabiter deux systèmes de pensée aussi étrangers l'un à l'autre que le mysticisme propre aux habitants du Tibet et que le marxisme communiste venu de Chine, avec les Gardes Rouges, dirigés jadis par le président Mao-Tsé-Toung. Ce monde matérialiste, préconisé par la doctrine athée venue de l'étranger, pourra-t-il échapper à l'âpre critique du monde, comme phénomène purement illusoire, prêché par les sages et les maîtres du bouddhisme ? Tout le trésor religieux et spirituel, mais aussi tout le trésor artistique, qui faisait la richesse autrefois des monastères tibétains, a été complètement englouti, au point que les fidèles du Dalaï-lama, exilés eux aussi, dans les pays occidentaux, cherchent à racheter, auprès des antiquaires de toutes les nationalités, les articles du culte, les statues qui ont pu être mis en vente, après la spoliation des monastères, eux-mêmes détruits. Le communisme chinois pourra-t-il arriver à sa fin, en faisant le bonheur des Tibétains malgré eux ?

Dans les pays de la Diaspora, il semble que le lamaïsme se soit bien organisé : quelque sept mille moines se sont réfugiés en Inde, certains ont trouvé leur refuge au Népal, quelques-uns ont rejoint les pays occidentaux. Tous ont cherché à. reconstituer leurs monastères, multipliant les écoles où la doctrine continue d'être enseignée selon les antiques traditions : les vieux lamas dispensent leur savoir aux jeunes gens, mais il s'agit encore trop souvent d'0ccidentaux qui cherchent dans les religions d'Asie un refuge à leur angoisse de vivre dans un Occident trop matérialiste lui aussi, qui cherchent à trouver auprès de ces moines venus d'au-delà des monts les plus élevés une espérance et un sens à la vie, que le message tibétain peut leur accorder. Mais l'âme tibétaine elle-même pourra-t-elle survivre à cette immense traversée du désert que le peuple tout entier connaît actuellement, que ce soit à l'intérieur ou que ce soit à l'extérieur de ses frontières ?