Le bouddhisme en Chine

 

 

 

Dans les statistiques habituelles relatives au bouddhisme international, il arrive souvent que le nombre total des Chinois soit ajouté au chiffre global des adeptes de la discipline, enseignée par le Bouddha. Ceci constitue en fait une grossière erreur, d'une part, parce que le bouddhisme, en Chine particulièrement, ne constitue pas une forme religieuse, mais plutôt une discipline de vie, et, d'autre part, parce que, même en considérant le bouddhisme comme une religion, il ne serait qu'une des formes des religions qu'a pu connaître la Chine dans son ensemble. En effet, il semble bien que trois religions principales se soient partagées les suffrages des anciens Chinois, le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme ; mais ces différentes manifestations religieuses se sont intégrées les unes aux autres, les distinctions n'étant même plus très nettes dans les esprits des partisans de telle ou telle doctrine : pour eux, en effet, l'attitude spirituelle idéale se trouverait plutôt dans une forme de syncrétisme religieux qui embrasse les trois formes doctrinales. Il y a bien trois grandes religions, mais elles ne forment, ensemble, qu'une seule et même grande famille.

Ce qui est devenu la religion officielle de la Chine regroupe les croyances et les cérémonies principales du confucianisme, depuis que l'empire a été unifié, au moment de la fin de l'antiquité. Mais les actes principaux du culte étaient accomplis par l'empereur lui-même ou par ses délégués immédiats, considérés comme les grands fonctionnaires de l'empire, seul. Le culte des ancêtres n'était pas réservé à la seule classe da gouvernement : les chefs des différentes familles ou des divers clans étaient en quelque sorte tenus d'honorer respectueusement leurs ancêtres, en leur offrant le culte que réclamait la tradition.

Pour saisir plus spécifiquement l'apport que le bouddhisme, cette religion venue de l'étranger, a pu avoir sur la culture chinoise, il apparaît nécessaire de tracer un rapide tableau des deux autres formes religieuses qui exercèrent leur influence en Chine, à savoir le confucianisme et le taoïsme, ces deux religions étant étudiées ultérieurement comme des entités séparées.

Confucius et le confucianisme

Selon les traditions rapportées par le confucianisme, le fondateur de cette nouvelle discipline apparaît comme un contemporain du Bouddha. Confucius, dont le non est la forme latinisée par les pères jésuites de Kong fou-tseu, Maître Kong, naquit en Chine vers le milieu du sixième siècle avant Jésus-Christ. Bien qu'issu d'une ancienne famille royale, il connut la pauvreté dès sa plus tendre enfance, puis il devint fonctionnaire royal, avant d'entreprendre une vie errante, au terme de laquelle il devint même ministre ; disgracié, il connut alors l'exil loin de sa province, ce qui lui permit cependant d'étudier les différents livres de la sagesse traditionnelle chinoise ; il se mit alors à enseigner non seulement la sagesse qu'il avait acquise par ses études, mais aussi et surtout la propre sagesse qu'il s'était lui-même forgée. A la fin de sa vie, alors qu'on lui proposait différentes charges et qu'on voulait le comblait d'honneurs, il refusa de reprendre la vie mondaine, et il mourut comme un sage, vers 479. Et c'est toujours comme un grand sage qu'il peut encore être honoré depuis sa mort.

La doctrine de sagesse qu'il entreprit de défendre se situe à l'opposé de celle que défendait par ailleurs le Bouddha. Ce dernier ne cherchait le salut de l'homme que dans le renoncement à toute forme d'existence empirique, en prônant le célibat monastique comme la voie la plus parfaite du salut de l'homme. Confucius, quant à lui, va surtout chercher à montrer que le salut de l'homme peut lui venir au cours de sa vie présente : c'est au coeur de celle-ci que l'homme peut et doit aspirer à la plus grande perfection dans la réalisation même de son identité personnelle. Pour lui, l'existence morale ne peut se mener en dehors de la famille et de l'ordre social qui règle entièrement la vie des individus. C'est pourquoi, selon lui, la société doit être strictement hiérarchisée ; sa doctrine indique les grands types de relations qui peuvent subsister entre les hommes :

- les relations d'un seigneur à son vassal,

- les relations d'un père à son fils,

- les relations de l'aîné à son frère cadet,

- les relations d'un mari à sa femme,

- les relations d'un ami à son compagnon.

C'est dans le respect de ces relations, mais aussi dans la pratique des vertus fondamentales que sont l'humanité, la piété filiale, l'amitié entre les frères, la loyauté, la fidélité, l'équité, l'intégrité, le sens de l'honneur... que peut se dérouler la vie entre les hommes, qui doivent se respecter les uns les autres selon leur propre niveau social ou selon leur propre situation dans le cadre restreint de la famille. Au sommet de la hiérarchie sociale se trouve l'empereur, qui est lui-même le serviteur privilégié du Seigneur d'en-haut. Par sa présence, il indique le lien très étroit qui unit le ciel et la terre ; et, en respectant la hiérarchie sociale, au sommet de laquelle se trouve l'empereur, l'homme individuel travaille à la parfaite harmonie qui doit exister entre le monde céleste et le monde terrestre. En travaillant ainsi à maintenir le parfait équilibre entre le ciel et la terre, en travaillant de cette manière à l'épanouissement de l'État souverain, tout homme travaille à sa propre perfection, qu'il ne doit pas chercher ailleurs que dans cette singulière harmonie. Il va de soi qu'en développant ce caractère purement civique de la religion, le confucianisme ne devait pas tarder à se manifester comme la véritable religion État, bien qu'elle ne puisse guère satisfaire les masses populaires, désireuses d'une vie religieuse et mystique à leur portée.

De même que la doctrine du Bouddha, la doctrine de Confucius s'apparente beaucoup plus à une sagesse et à une morale qu'à une véritable religion. D'ailleurs, malgré le culte rendu régulièrement à Confucius (culte réorganisé en 1907, et finalement supprimé en 1912), ce dernier n'a jamais été considéré comme un personnage divin. De plus, depuis le début de la Révolution chinoise, le gouvernement populaire s'est employé, dès 1948, à lutter contre le confucianisme par tous les moyens possibles.

Lao-Tseu et le taoïsme

Le fondateur du mouvement taoïste, Lao-Tseu aurait été un contemporain de Confucius, qu'il aurait rencontré et dont il aurait contredit certaines propositions ; mais, il convient de reconnaître que l'existence même de Lao-Tseu est beaucoup moins assurée que celle de Confucius. Selon la légende, ce serait le Maître Kong qui aurait donc rendu visite à Lao-Tseu, le vieux Maître puisque telle est la signification de son nom, pour le questionner au sujet des rites religieux. Si la rencontre des deux hommes a permis une certaine inspiration aux artistes réputés, notamment dans le domaine des constructions funéraires, elle témoigne surtout de l'affrontement des deux idéologies ; cette rencontre, selon un historien chinois, du deuxième siècle avant l'ère chrétienne, aurait eu lieu en 518 avant Jésus-Christ. Selon ce même historien, Lao-Tseu aurait été un villageois, amené à être archiviste à la cour royale. C'est en exerçant cette fonction qu'il aurait constaté la décadence complète de la maison royale qu'il quitta immédiatement. Au cours de sa fuite, il aurait été invité à écrire un livre dans lequel il résumerait toute sa doctrine : ce livre est appelé Lao-Tseu, ou encore Ta-Tö-King, mais, selon les critiques modernes, le contenu même indique que cet ouvrage aurait été écrit à une époque bien postérieure à celle de Confucius. Après avoir écrit ce livre il serait parti dans les pays barbares, où l'historien perd sa trace...

Pour simplifier l'approche du taoïsme, on a souvent succombé à la tentation de voir en lui une des grandes religions du monde, aux côtés du bouddhisme, du christianisme ou de l'islam. L'ensemble de ce mouvement constituerait une sorte d'Eglise, avec comme fondateur unique ce personnage vraisemblablement légendaire qu'était Lao-Tseu. Et, à supposer qu'il en soit ainsi, le taoïsme se présenterait malgré tout comme un ensemble très complexe de courants d'interprétation de la pensée même du fondateur, courants considérés comme des sectes issues de la première Eglise ou communauté, dont la doctrine originelle se serait corrompue au fil des ans et des siècles. Une telle vision des choses semble peu conforme à la réalité historique : il n'y a pas eu, dans l'antiquité, d'école taoïste à proprement parler, ni sans doute de fondateur unique. De plus, le taoïsme, en tant que communauté religieuse, ne prétend nullement épuiser la totalité des courants qualifiés traditionnellement de taoïstes.

Il est certain que la Chine pré-impériale a connu de nombreuses écoles philosophiques, mais vraisemblablement pas une école taoïste, même si le tao peut être considéré comme le principe régulateur de tout l'univers, même s'il était effectivement au centre de toutes les recherches intellectuelles et de toutes les spéculations des penseurs. Mais, la plupart des textes relatifs à ces antiques écoles philosophiques sont totalement perdus. Et ce qu'il est convenu d'appeler le taoïsme primitif n'est connu que par l'oeuvre du Lao-Tseu, ainsi que par des ouvrages ultérieurs comme le Tchouang-Tseu et le Lie-Tseu, oeuvres du troisième siècle avant Jésus-Christ. Dans ces livres, la notion de tao prend toute son ampleur, dans un système bien organisé. Le tao apparaît comme la cause permanente et incessante du devenir de l'univers ; ce principe originaire, de qui toute réalité dans le monde des phénomènes tiendrait son origine se présente comme une force de la dualité. Deux principes, l'un masculin et l'autre féminin, l'un actif et l'autre passif, deux principes antithétiques rythment le processus de la nature. De la même manière que le jour alterne avec la nuit, de la même manière que l'humanité elle-même se présente comme homme et femme, de la même manière que le cosmos est à la fois ciel et terre, de même le tao repose sur une théorie de la complémentarité des contraires. Ces deux modalités sont le Yang et le Yin, qui désignent les deux issus de l'un . En 'passant par les phases successives du Yang et du Yin, l'homme est invité à retrouver son unité, ce mouvement de retour à l'unité primordiale ne pouvant se faire que dans l'extase.

Toute la doctrine initiale du taoïsme rejoint volontiers un courant de sagesse populaire, beaucoup plus ancien : la spiritualité qui s'en dégage indique une sorte volonté naturaliste : il s'agit de s'abandonner à la pente naturelle pour trouver son propre salut. Il va de soi qu'une telle sagesse ne pouvait guère se concilier avec les principes initiaux du confucianisme, qui impliquent, quant à eux, une grande étude de l'aspect culturel de l'existence humaine. Et sur ce fond de naturalisme populaire est venue se greffer une tradition religieuse, transformant le taoïsme en une religion authentique, avec son clergé et ses monastères, impliquant même une divinisation du fondateur de la communauté. Il s'agira, pour le fidèle, d'imiter l'exemple de sainteté parfaite laissée par Lao-Tseu qui, en cultivant le tao, en pratiquant la voie droite, est parvenu à l'immortalité. La sainteté consistera à ne jamais s'opposer à l'action même du principe qui règle l'univers : il faut économiser toutes ses énergies pour vivre le plus longuement possible et pour viser ainsi l'immortalité.

Le taoïsme, comme forme religieuse, laquelle s'est aussi largement inspirée du bouddhisme au cours des siècles a pu survivre jusqu'à la révolution chinoise, une association taoïste proclamant même son soutien au régime socialiste du gouvernement chinois, en 1967, tandis que d'autres écoles voyaient leurs fidèles émigrer vers Taïwan.

L'introduction du bouddhisme en Chine

Alors que la forme religieuse du taoïsme semblait parfaitement convenir à la mentalité populaire chinoise, au point qu'il semblait qu'elle allait devenir finalement la seule religion nationale de tout le peuple chinois, une religion étrangère allait pénétrer ce vaste territoire, sans aucune action d'éclat, au point qu'un siècle seulement après l'apparition du bouddhisme en Chine, on se demandait déjà comment et quand il était apparu pour la première fois. Les relations commerciales et donc culturelles entre l'Inde et la Chine étaient rendues très difficiles, sinon impossibles par voie terrestre, en raison de la barrière considérée comme infranchissable de l'Himalaya ; et pourtant, les fouilles les plus récentes tendent bien à prouver que c'est précisément par la voie terrestre et non pas par la voie maritime que se sont établies les grandes relations culturelles entre les deux pays. Les Chinois avaient conquis certains pays d'Asie centrale à la fin du deuxième siècle avant l'ère chrétienne, en particulier l'Inde. En plus des relations commerciales instaurées alors, les premiers missionnaires bouddhistes pouvaient faire leur entrée. Toutefois, cette introduction du bouddhisme n'était que très limitée : il faut attendre le premier siècle de l'ère chrétienne pour que le bouddhisme fasse son entrée officielle en Chine. C'est sous le règne du roi Kanishka, souverain de la province actuelle du Jiangsu, qu'une communauté bouddhiste s'installe à la cour de ce prince. Grâce à la volonté pacifique des souverains chinois de l'époque, la paix étant voulue par les membres de la dynastie impériale des Han, le bouddhisme va pouvoir étendre largement son influence ; ainsi, en 140, l'empereur Huan permettait que des cérémonies bouddhiques se déroulent en même temps que des cérémonies taoïstes dans le cadre même de son palais. Dès lors, on entreprit la traduction en chinois des textes sacrés du bouddhisme.

Le bouddhisme apportait en Chine une nouvelle doctrine de salut, au point que les Chinois ne découvrirent en lui qu'une forme barbare du taoïsme. Et c'est ainsi que les premiers convertis au bouddhisme furent certainement de purs taoïstes, bien que ces deux doctrines fussent très différentes, sinon opposées sur certains points particulièrement fondamentaux. Le taoïsme recherchait avec insistance les moyens de survie pour la personnalité humaine, tandis que le bouddhisme rejetait en la niant complètement toute la personnalité humaine. Les taoïstes essayaient par tous les moyens à leur disposition de prolonger indéfiniment le corps, en évitant tout gaspillage de l'énergie personnelle, et cela en vue de rendre le corps lui-même immortel, alors que les bouddhistes affirmaient sans relâche que le corps, comme toutes les réalités du champ de l'expérience, était caractérisé par l'impermanence. Les uns et les autres, en définitive, n'ont pas perçu, à l'origine, les grandes divergences doctrinales qui devaient normalement les opposer irrémédiablement, ils n'ont découvert que ce qui les rapprochait, et particulièrement le culte, composé, de part et d'autre, de cérémonies sans sacrifices, accordant la plus importante part à la seule méditation, qui est accessible à tout homme, moyennant certaines pratiques, comme le jeûne, l'abstinence de nourriture qui favorise l'élévation de l'esprit.

Les premiers convertis se groupèrent d'abord en communautés laïques, autour d'un missionnaire, pratiquant son culte dans une sorte de petite chapelle dans laquelle il avait également établi sa propre résidence, recherchant sans cesse son triple refuge : le Bouddha, la Doctrine et la Communauté. Progressivement, ces petites chapelles devinrent des monastères, quand les conversions se firent en plus grand nombre et quand les Chinois embrassèrent la vie monastique avec beaucoup d'ardeur. C'est ainsi que les monastères, tout en devenant nombreux, devenaient aussi de plus en plus riches puisque les fidèles offraient de larges aumônes pour permettre aux moines de subsister. Les empereurs les exemptaient de toutes les taxes et de tous les impôts, ainsi que de toutes les obligations de la vie civile, comme les corvées et le service militaire. Ces monastères étaient, comme dans le bouddhisme indien, dirigés par un abbé, assisté de plusieurs moines qui ne pouvaient exercer leur autorité que sur les membres de leurs couvents. Pourtant, l'influence de ces moines se faisait aussi sentir à l'extérieur des monastères, principalement en raison de la valeur morale des abbés et des moines, car jamais les religieux bouddhistes, à la différence des religieux taoïstes, n'ont voulu imposer aux fidèles laïcs leur propre autorité, les établissant dans leur propre dépendance et les contraignant à verser aux monastères des redevances ou des taxes. Le bouddhisme ne cessait d'établir une distinction très nette entre les deux modes de vie : l'existence religieuse authentique ne pouvait se trouver que dans la vie monastique, alors que la vie laïque n'était qu'un pis-aller ; et c'est sans aucun doute en cela qu'il se distinguait nettement du taoïsme, lequel n'établissait pas de distinction très nette entre la vie laïque et la vie religieuse.

Une fois installé en Chine, le bouddhisme essaya de gagner de nombreux fidèles à la discipline et à la Loi, enseignées par le Bouddha : la lutte était serrée entre la religion venue de l'étranger et la religion ancienne du pays, dans le souci de gagner le maximum de fidèles, lutte d'autant plus serrée que les deux religions s'adressaient aux mêmes populations, aux mêmes milieux, qui cherchaient à développer en eux le sentiment religieux en refusant l'essentiel de sa valeur à un culte purement formaliste.

Dans la suite de leur histoire parallèle, ces deux formes de la religion en Chine ne cessèrent de se heurter, non pas tant sur les questions fondamentales ou sur les grands points de leur doctrine, mais beaucoup plus sur des questions de détail, les taoïstes supportaient très mal le fait de voir les bouddhistes leur enlever l'audience de leurs fidèles, et les bouddhistes étaient exaspérés par le fait d'être constamment dénigrés comme des taoïstes qui n'avaient rien compris à l'enseignement de leur maître.

L'affrontement du bouddhisme et du taoïsme

Les grandes discussions entre les taoïstes et les bouddhistes posaient essentiellement la question de savoir si le Bouddha était ou non le disciple de Lao-Tseu. Il va sans dire que les tenants de la religion du pays méprisaient la religion importée, allant même jusqu'à affirmer que, dans sa prédication aux barbares, Lao-Tseu était allé porter sa doctrine jusqu'en Inde, là où le Bouddha l'aurait entendu : il serait alors devenu son disciple, mais il aurait aussi très largement perverti la doctrine initiale du vieux Maître . En fait, une légende taoïste très ancienne, connue dès le troisième siècle avant Jésus-Christ, relatait qu'après son départ de la cour royale, Lao-Tseu avait aussi quitté complètement la Chine pour aller porter son message dans les terres considérées comme barbares ; à force d'accomplir des miracles et des prodiges de toutes natures, il aurait alors converti le roi de la province du Nord-ouest de l'Inde ; de plus, au cours d'une de ses incarnations, il aurait été présent au concile qui définit l'ensemble des écritures canoniques du bouddhisme De toutes les façons, Lao-Tseu apparaissait comme le grand et unique maître, le grand initiateur de toutes les doctrines morales et religieuses. La différence majeure existant entre les deux courants religieux n'était alors due qu'au fait que le bouddhisme n'était qu'une discipline inférieure, prêchée à des barbares dont l'intelligence n'égalait certainement pas celle des Chinois qui avaient été les premiers à accueillir la doctrine taoïste. Naturellement, cette légende, véhiculée dans les milieux taoïstes, ne pouvait pas être du goût des bouddhistes authentiques, qui répliquèrent également par des pamphlets, caricaturant eux aussi la discipline traditionnelle du taoïsme... Pour les Chinois, les deux religions apparaissaient donc déjà comme strictement équivalentes, mis à part le fait que les barbares, incapables d'une culture supérieure, ne méritaient absolument pas la révélation supérieure qui avait pu être donnée grâce à l'initiation à la sagesse de Lao-Tseu.

La discussion la plus sérieuse devait trouver son origine dans les interrogations légitimes sur la nature même du Nirvâna. Que pouvait bien être cet état, cette condition de vie, alors que la discipline du bouddhisme affirmait que le moi individuel n'existait pas. Qu'est-ce qui pouvait bien subsister dans l'éventualité d'une transmigration des corps ? Et, à supposer que le saint le plus achevé puisse effectivement échapper au cycle des réincarnations successives, que pouvait-il bien subsister de lui dans le Nirvâna ? Ces questions n'avaient d'ailleurs pas échappé aux grands spécialistes de la théologie du bouddhisme indien ; elles n'avaient été que transférer d'un pays à un autre, mais elles ne pouvaient guère trouver de solutions dans le cadre d'une pensée philosophique aussi pragmatique que celle des Chinois. Toutes ces spéculations intellectuelles, qui pouvaient être très instructives pour les hommes qui avaient embrassé l'un ou l'autre des états de vie religieux, n'intéressaient guère les masses populaires, ni même les lettrés parmi les laïcs de ces deux religions : pour les simples fidèles, l'important dans ces deux formes de religion était qu'elles se présentaient comme des moyens accessibles à l'homme qui voulait assurer son propre salut, peu importaient les modalités de ce salut. Les bouddhistes, comme les taoïstes, voulaient parvenir à la pleine libération, au salut sous quelle que forme qu'il se présente, à la vie éternelle bienheureuse. Malgré les affrontements des doctrines, les distinctions entre les deux religions ne furent donc jamais bien nettes pour le commun des mortels, elles ne pouvaient attirer l'attention que des spécialistes éminents, sans avoir de répercussions immédiates pour la vie des fidèles.

Au centre même de ces discussions purement religieuses, les affirmations doctrinales de deux religions se mêlaient très intimement, chacune d'elles modifiant progressivement l'autre : la tendance au syncrétisme religieux trouvait pleinement sa place dans les milieux chinois traditionnels. Si les bouddhistes avaient beaucoup de peine à admettre que leur fondateur soit un disciple de Lao-Tseu, certains d'entre eux n'hésitaient cependant pas à faire de ce dernier un bodhisattva, d'autres affirmant même que le Bouddha serait venu lui-même en Chine pour prêcher la grande discipline de sa Loi et qu'il aurait eu pour disciple immédiat Confucius.

Le bouddhisme dans la pensée chinoise

L'introduction, puis l'implantation et finalement le triomphe du bouddhisme en Chine, notamment entre le quatrième et le dixième siècle, eurent naturellement des effets importants sur le développement de la pensée chinoise, ainsi que sur les différents aspects de la vie humaine. Le bouddhisme avait, en effet, introduit des notions dans la pensée qui lui étaient totalement étrangères auparavant, comme la notion de rétribution, comme la foi en la compassion universelle, pitié qui se portait également sur les animaux, appelés eux aussi à connaître la transmigration, comme la croyance aux effets magiques de la répétition incessante des formules sacrées. Mais le bouddhisme avait aussi exercé son influence sur les modes de vie : il avait introduit le goût de l'ornementation, du luxe dans les constructions monastiques puis dans toutes les constructions de la vie quotidienne des habitants du pays, il avait importé en Chine des pratiques financières jusqu'alors inconnues des habitants de ce pays, comme le prêt sur gages ou le prêt à des taux usuraires, la vente aux enchères, les différents systèmes de loteries..., il avait aussi importé des institutions de type social, comme la création des dispensaires et des hôpitaux pour les malades des hospices et des cimetières pour les pauvres, qui pouvaient également recevoir des secours, grâce à la pratique de la générosité inhérente aux principes mêmes du bouddhisme... Le triomphe du bouddhisme en Chine est certainement dû autant à ces innovations qui ont modelé la vie chinoise qu'aux développements mêmes de la doctrine philosophique et religieuse.

C'est sans doute grâce aux pratiques très humanitaires qu'il développait depuis ses origines que le bouddhisme trouva la grande faveur auprès des masses les plus populaires, au point d'être intégrée aux autres formes religieuses et de devenir lui aussi un des modes d'une même religion populaire. Il est naturellement insensé de penser, comme peu vent l'écrire certains auteurs, que les Chinois, d'avant la Révolution culturelle de Mao-Tsé-Toung, étaient les fidèles des trois grandes religions, le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme : certes, ces trois religions se partageaient les faveurs du peuple tout entier, mais aucun individu, pris isolément, n'était l'adepte et le fidèle des trois religions en même temps. Comme tous les habitants du monde, les Chinois n'étaient pas capables de croire en même temps à trois systèmes religieux distincts et parfois en opposition l'un avec les autres. Il leur est, par exemple impossible de croire en même temps et sous le même rapport qu'il n'y a pas de Dieu supérieur gouvernant le monde, que les dieux eux-mêmes ne sont que des êtres limités, qui ne sont pas encore parvenus à l'extinction définitive, comme le professe la doctrine bouddhique, et que le monde est gouverné par une triade de dieux personnels, tout-puissants et éternels, comme l'affirme la doctrine taoïste, et que le Dieu qui gouverne ce même monde est constitué par le Ciel impersonnel, comme le manifeste le confucianisme. Un même croyant ne peut pas adopter les trois fois, les trois systèmes doctrinaux, ensemble, sans manifestez une très grande et très grave inconséquence dans la logique même de sa pensée. En vérité, les membres des couches populaires ne pratiquaient Jamais les trois religions simultanément, ni même vraisemblablement aucune des trois isolément ; en réalité, à partir de ces trois manifestations religieuses, s'est développée une religion populaire qui a adopté des traits appartenant à chacune des religions... Les chinois, et particulièrement les lettrés, se sont constitué un système religieux qui leur est personnel, la religion populaire leur permettant de faire preuve d'une très grande souplesse dans leurs interprétations individuelles. De la même manière, les religieux, qui ont adopté un système particulier, ne se sentent cependant pas étrangers à la religion populaire que peuvent reconnaître les laïcs.

En ce qui concerne les moines bouddhistes, il est certain qu'ils ont réussi à faire évoluer la religion dans un sens très particulier qui n'est plus guère comparable à ce qu'elle pouvait être lors de ses origines typiquement indiennes : la règle de vie, imposée autrefois par le Bouddha lui-même à tous ceux qui voulaient partager avec lui la doctrine de la libération, est loin d'être observée aussi scrupuleusement que dans les autres pays où le bouddhisme a pu essaimer. L'interdiction de manger après midi n'est plus observée, sauf dans quelques cas exceptionnels, en raison d'une dévotion particulière de l'un ou de l'autre moine. De plus, la règle de la mendicité absolue imposée aux moines pour assurer leur propre subsistance n'existe plus : ces moines vivent alors du produit des terres qui appartiennent aux temples et puisque ces terres elles-mêmes ont été offertes par de généreux donateurs, les religieux estiment alors qu'ils ne trahissent en rien l'esprit même de la règle originelle. Seuls, certains moines, en raison également d'une dévotion particulière, continuent à mendier leur nourriture quotidienne ; ils mendient également pour effectuer de petites réparations dans leurs temples, les plus grosses réparations faisant l'objet de souscriptions publiques.

Y a-t-il un avenir pour le bouddhisme chinois ?

Au début du vingtième siècle, une nouvelle forme d'idéologie faisait également son apparition en Chine, idéologie qui se confortait grâce aux principes mêmes du marxisme et idéologie dont les membres éminents de la classe intellectuelle se faisaient les ardents défenseurs. Le plus grand drame que devait connaître la Chine dans cette première moitié du siècle était de renier une partie de sa civilisation plusieurs fois millénaire, pour devenir une nation moderne, au même titre que les autres nations du monde : les intellectuels se sont entièrement livrés aux doctrines les plus avancées, en négligeant complètement les apports de la tradition ancestrale, en ne permettant même pas aux masses populaires de parvenir à une sorte de conciliation entre la tradition et les apports du modernisme. En face de cette montée de l'intellectualisme, plus ou moins manifestement athée, la jeune république chinoise a eu recours au bouddhisme qu'elle a cherché à revigorer, en le débarrassant de toutes les superstitions qu'il avait fini par accumuler au cours des siècles de sa longue histoire. L'occupation même de la Chine par le Japon a permis également un regain de réanimation religieuse, sur le modèle en vigueur au Japon. Mais, malheureusement sans doute pour les intellectuels et pour le bouddhisme lui-même, le mouvement qui avait pris naissance parmi les milieux intellectuels a fini par se retourner contre eux : l'instauration du régime communiste, avec la prise du pouvoir pas Mao-Tsé-Toung, lors de sa révolution culturelle, a travaillé pour le démantèlement total de toutes les formes religieuses, et il semble que la dégénérescence du bouddhisme soit inévitable même à la suite de la mort du grand Timonier : la Chine ne connaîtra vraisemblablement plus une grande activité spirituelle et même mystique, telle qu'elle a pu en connaître lors des discussions entre les différentes écoles religieuses. La Chine populaire ne semble pas pouvoir tolérer d'autre propagande que la littérature officielle du Parti, et personne ne peut dire jusqu'à quand cette intolérance va marquer les progrès de la Chine elle-même.