Le bouddhisme au Japon

 

Religion d'origine étrangère au Japon, le bouddhisme connut et connaît encore vraisemblablement un sort plus heureux que celui qu'il a pu connaître en Chine : il n'a pas dû lutter contre d'autres formes religieuses, aux doctrines aussi solidement établies que le taoïsme ou que le confucianisme, car le shintoïsme, qui peut être considéré comme la religion originaire du Japon, n'était pas strictement organisé et systématisé, comme l'étaient les autres disciplines chinoises. Le bouddhisme a su se superposer à la religion traditionnelle, sans l'amoindrir, mais en lui faisant porter, semble-t-il, un maximum d'efficacité.

Pourtant, alors qu'il était né au sixième siècle avant l'ère chrétienne, en Inde, il faut attendre le sixième siècle de l'ère chrétienne pour que le bouddhisme fasse son entrée au Japon, après avoir traversé les grands territoires de l'Asie centrale, en particulier la Chine et la Corée. Aussi est-ce un bouddhisme déjà particulièrement élaboré qui s'installait sur les terres nipponnes, avec notamment ses deux formes principales du Petit et du Grand Véhicules.

L'implantation du bouddhisme au Japon

C'est par l'intermédiaire d'un roi de Corée que le bouddhisme a été importé au Japon. Ce roi, souverain de Pakche, en Corée du Sud, envoya une ambassade auprès de l'empereur Kimmei : en témoignage d'amitié pour ce souverain, il lui fait remettre quelques rouleaux contenant des textes sacrés du bouddhisme, des objets du culte, ainsi qu'une statue en bronze doré du Bouddha. Cette ambassade eut lieu en 522, et elle marque l'entrée officielle du bouddhisme dans les territoires du Japon. Mais avant ce premier contact officiel, il est très vraisemblable que des étrangers, venant de Chine ou de Corée, avaient déjà pratiqué la doctrine bouddhique à l'intérieur même du Japon. Mais cette introduction du bouddhisme devait néanmoins connaître une certaine résistance de la part des fidèles de la religion traditionnelle, qui défendaient la voie des dieux , ces dieux étant appelés les kami. Ces fidèles profitaient de la circonstance pour ranimer une querelle politique entre les différents clans qui formaient l'entourage immédiat de l'empereur. La querelle politique devait ainsi prendre des allures de querelle religieuse, ce qui explique que, malgré la faveur dont a pu bénéficier le bouddhisme, jamais il n'a pu être considéré comme la religion officielle du Japon. La voie des kami restera encore pendant longtemps la voie officielle de la religion japonaise, la religion de l'État ; mais la religion venue de l'étranger restera toujours en faveur auprès de l'empereur et des milieux de cour, D'ailleurs, c'est l'empereur lui-même qui remit la statuette importée de Corée à un des chefs de clan de son peuple, pour qu'il lui rende un culte à titre d'essai. De la sorte, le bouddhisme, qui s'était introduit comme une forme diplomatique de rapprochement entre des peuples voisins et amis, devenait immédiatement une religion strictement privée, et non pas une affaire publique. Toutefois, l'essor du bouddhisme au Japon se fit aussi de connivence avec des influences qui n'étaient pas spécifiquement religieuses, et en particulier avec la civilisation chinoise, qui faisait aussi son entrée dans les classes supérieures de la société impériale.

Au cours des siècles, le bouddhisme devait réussir à s'implanter pleinement et à prospérer dans toutes les couches sociales. Sa diffusion fut certainement beaucoup aidée par le fait d'une excellente entente entre les membres des deux formes religieuses qu'étaient le shintoïsme, nom spécifique de la religion des kami, et le bouddhisme, cette religion venue de l'étranger. Il se produisit dans l'esprit des masses populaires une sorte de symbiose entre les deux religions ; d'ailleurs, les kami eux-mêmes furent parfois présentés comme les protecteurs locaux de la nouvelle religion qui s'implantait dans les provinces, soit comme des aspirants au titre de Bouddhas, au titre de parvenus à l'extinction complète.

Le bouddhisme gagnait aussi des adeptes dans les milieux populaires, grâce à l'activité de miséricorde de certains moines qui se chargeaient de soigner les malades, d'éduquer les enfants, de créer des routes pour développer les relations entre les différents villages ; ils gagnaient ainsi l'estime de tous les hommes qui se convertissaient, en écoutant leurs nombreux sermons sur la discipline. Malheureusement pour la doctrine du Bouddha, des sectes se formèrent à l'intérieur même des classes sociales qui professaient le bouddhisme ; ces sectes recouraient alors aux exorcismes, aux prières, aux pratiques magiques pour obtenir la réalisation des désirs humains. Au terme de six siècles de présence au Japon, le bouddhisme commençait à tomber en décadence : il n'était plus la pure doctrine telle qu'elle avait été jadis importée, il avait subi l'influence de la pensée et des autres formes religieuses du Japon, la doctrine initialement prêchée par le Bouddha s'était également pervertie, comme dans les autres pays où elle avait pu être annoncée auparavant.

La naissance du Zen

Les fidèles, adeptes inconditionnels de la sainte doctrine, se désespéraient de cette décadence. Pour répondre à leur attente, de nouvelles sectes virent le jour, prenant leur appui non plus sur les classes de l'aristocratie, mais sur les membres de toutes les autres classes sociales : les guerriers, les commerçants, les artisans, les paysans... Les initiateurs de la secte Tendai, par exemple, mettent le bouddhisme à la portée du peuple, affirmant que le salut personnel, l'accès au paradis du Bouddha Amida, ne dépend pas de l'accomplissement de bonnes actions et de la pratique de l'ascèse la plus rigoureuse : l'amour que le fidèle porte à la divinité est la seule source, le seul chemin du salut. La simplicité des pratiques religieuses de cette secte, comme l'apparente simplicité de sa doctrine, ne font cependant pas d'elle une doctrine superficielle. Celle-ci reste très souvent inaccessible à tous ceux qui ne s'y sont pas préparés.

Pour atteindre la véritable libération, qui est le but ultime de la démarche bouddhiste, il faut pouvoir admettre que la nature de l'homme individuel est identique à celle du Bouddha. Mais il ne suffit pas de reconnaître cette identité, il faut toujours garder en tête cette vérité : l'individu doit opérer un véritable retour sur soi-même pour atteindre le plein Weil, dès la vie présente, Weil comparable à l'Illumination connue par le Bouddha. Les sectes japonaises, interprétant à leur manière le bouddhisme traditionnel, développaient également une grande discipline mentale, faite d'un effort de concentration spirituelle par les exercices méditatifs : les vertus militaires sont exaltées, notamment dans les milieux proches des classes militaires. De cette manière, le mépris de la mort, qui caractérise au plus haut point les vertus militaires japonaises, est une manifestation qui repose sur l'interprétation directe de la doctrine bouddhique de la foi en la réincarnation.

Une prophétie, rapportée par un certain nombre de textes des Écritures sacrées, annonçait que l'enseignement de Celui qui s'était éveillé à la connaissance suprême allait connaître des transformations, allant même jusqu'à entrer en pleine période de décadence. Naturellement, de nombreuses interprétations ont été apportées à cette prophétie, selon les époques pendant lesquelles le bouddhisme connaissait de nombreuses difficultés dans son expansion territoriale, comme dans son extension doctrinale. Pour les fidèles du Japon, cette période de décadence, dans leur propre pays, commence en l'année 1069, alors que le gouvernement impérial est totalement incapable de surmonter l'anarchie ; dès la fin du onzième siècle, les guerres civiles font leur apparition dans le pays, avec leur cortège de calamités pour les habitants : famine, incendies, épidémies... Les monastères eux-mêmes entraient en lutte les uns avec les autres, chacun se prévalant de sa propre moralité en face de la vie peu morale que connaissaient les autres couvents. Les fidèles étaient complètement désemparés... Tout devait conduire à une réorganisation de la vie religieuse, réforme par laquelle le Zen, connu déjà en Chine sous le nom de tch'an, devait asseoir complètement son influence au Japon.

Une posture pour la méditation

Habituellement, les vulgarisateurs donnent une explication étymologique du terme du zen : ce serait la traduction même d'un mot chinois tch'an , lui-même dérivé du sanscrit dhyana , désignant la méditation, en posture assise : la position du lotus, position reconnue comme assez inconfortable pour les Occidentaux. Mais il convient de corriger cette présentation qui s'arrête exclusivement sur une attitude physique, sur une technique, oubliant le caractère essentiel de la méditation ; avant toutes choses, il semble évident que le zen, comme le tch'an chinois d'ailleurs, désigne une attitude spirituelle. Cette dernière consiste à libérer l'esprit de toutes les perturbations et de toutes les passions qui l'entravent et qui l'empêchent de se pacifier entièrement.

Pour arriver à cette pacification ultime de l'esprit, la posture recommandée consiste à s'asseoir simplement, sans but et sans esprit de profit, afin d'accéder à la concentration : cette position est appelée zazen (za, signifiant : s'asseoir). Cependant, il ne suffit pas de s'asseoir, les jambes repliées, pour accéder à la parfaite connaissance qui est celle du Bouddha. Les maîtres anciens l'avaient déjà signalé : si cela était suffisant, toutes les grenouilles seraient, depuis les origines du monde, des Éveillés . L'immobilité du schéma corporel cache une activité spirituelle très intense : celle de se libérer de toutes les puissances attractives du monde, pour atteindre un Weil comparable à celui du Bouddha. Pratiquée régulièrement - tous les jours, et même plusieurs fois par jour - cette technique corporelle permet l'élargissement de la conscience. Assis sur un coussin rond, celui qui s'exerce à la méditation croise les jambes en position de lotus, le pied sur la cuisse, en appuyant fortement sur le sol avec les genoux. Le menton doit être rentré, ce qui permet à la nuque d'être dégagée. Ainsi, l'individu, en méditation, pousse le ciel avec la tête et le sol avec les genoux. La colonne vertébrale se cambre dans la tension entre le ciel et la terre, un peu comme un arc tendu, dont la corde serait un fil imaginaire entre le nez et le nombril. La flèche de cet arc est l'esprit. Assis de la sorte, celui qui médite pose ses points fermés sur les cuisses près des genoux, il se balance, à gauche et à droite, jusqu'au moment où il trouve son équilibre parfait. Alors, il joint les mains devant lui pour saluer, par exemple, la statue du Bouddha. Puis, il pose la main gauche dans la main droite, la paume tournée vers le ciel, à la hauteur de l'abdomen. La pointe de sa langue touche le palais. Les yeux sont mi-clos, mais ils ne regardent rien, même s'ils découvrent tout.

La respiration jour un rôle très important. Celui qui pratique le zazen s'unit à la respiration de l'univers entier, par un rythme lent, puissant et naturel de son propre souffle vital. En maîtrisant sa respiration, il neutralise l'effet des passions et des instincts, et il peut alors contrôler toute son activité mentale et spirituelle. C'est à l'intérieur de lui-même que le véritable adepte découvre sa participation effective au rythme du monde. Par cette prise de conscience, par cette unification au souffle de vie, il parvient à la libération dans l'ici et le maintenant, sans se soucier de l'avenir, sans se troubler des événements du passé. Toute la méditation zen se résume dans cette concentration présente de l'adepte qui néglige les urgences de l'action immédiate, qui refuse l'empire des passions sur sa personne : il accepte de s'asseoir simplement pour entrer en parfaite harmonie avec l'âme du monde.

Un enseignement privé de textes

Le zen n'a pas de doctrine propre, qui serait détachée de la forme du bouddhisme du Grand Véhicule : c'est ce bouddhisme traditionnel qui constitue l'essence même et la signification propre du zen. La vie mentale du moine s'inspirant de la méthode du zen se partage entre la méditation pure et la répétition incessante d'un soutra, d'un texte fondamental qui résume la vision que le Grand Véhicule porte sur le monde et sur l'évolution des êtres. Ce texte est d'abord récité lentement, puis de plus en plus rapidement au son, du mokoughyo, instrument en bois qui sert de battoir et dont la forme rappelle une tête de poisson aplatie. Ce texte s'imprime dans l'esprit de l'adepte, il rythme tout son univers mental, pour lui faire comprendre que le monde entier n'est que vacuité. Voici la traduction de ce texte récité régulièrement par tous les moines zen :

Lorsque le bodhisattva Avalokiteshvara était occupé à la pratique de la méditation profonde, il comprit qu'il y a cinq agrégats : forme, sensation, pensée, volonté, conscience. O Shâripourtra, la forme ici est vacuité, la vacuité est forme, la forme n'est pas autre chose que vacuité, la vacuité n'est pas autre chose que forme : ce qui est forme est vacuité, ce qui est vacuité est forme. On peut en dire autant de la sensation, de la pensée, de la combinaison des agrégats et de la conscience. O Shâripourtra, toutes choses sont ici caractérisées par la vacuité : elles ne sont ni maculées ni immaculées ; elle ne croissent ni ne décroît. C'est pourquoi, ô Shâripourtra, dans la vacuité, il n'y a pas de forme, pas de sensation, pas de pensée, pas de combinaison d'agrégats, pas de conscience : ni yeux, ni oreilles, ni nez, ni langue, ni corps, ni esprit, ni forme, ni couleur, ni goût, ni toucher, ni objet ; point d'éléments de vision, de nature à conduire à un état de conscience ; il n'y a ni connaissance ni ignorance de nature à nous mener à la vieillesse, à la mort et à la suppression de la vieillesse et de la mort ; il n'y a ni souffrance, ni accumulation de mauvaises actions, ni annihilation de la souffrance, ni chemin à cet effet ; il n'y a ni connaissance ni savoir, pas de réalisation, parce qu'il n'y a pas de savoir. Dans l'esprit du bodhisattva qui reste attaché à la pratique de la méditation profonde, il n'y a point d'obstacles et, passant par delà les vues erronées, il atteint finalement le Nirvâna. Tous les Bouddhas du passé, du présent et de l'avenir s'attachent à la pratique de la méditation profonde et atteignent l'éveil le plus parfait. C'est pourquoi il faut savoir que la méditation profonde est le grand mantra, le mantra de la grande sagesse, le mantra le plus élevé, le mantra sans pareil qui est apte à apaiser toute peine : il est la vérité, car il est sans erreur.

Selon la tradition, plus ou moins légendaire, c'est au religieux et sage indien Bodhidharma qu'est due la naissance du tch'an en Chine, qui devint le zen au Japon. Si ce patriarche n'est certainement pas un personnage mystique, son caractère historique est souvent très discuté : on ne sait rien de certain sur lui : il serait arrivé en Chine vers les années 500 de l'ère chrétienne et il aurait alors introduit en Chine, à sa manière, la doctrine de Celui qui s'était éveillé à l'illumination, quelque dix siècles plus tôt. Sa doctrine supposait que le Bouddha avait réservé à quelques-uns de ses disciples privilégiés un enseignement qu'il n'aurait pas divulgué à la foule de ses auditeurs ordinaires. Cet enseignement ésotérique se serait alors transmis d'esprit à esprit, sans jamais se fixer matériellement dans des textes. Une forme particulière du tch'an amènera même le rejet presque systématique de toute écriture, fut-elle sacrée, et même par la suite, de toute dévotion et de tout culte réservé au Bouddha. La suprême vérité est ineffable, elle est au-delà du domaine des mots et des paroles, elle est au-delà de la conscience, elle ne peut être transmise par le langage ; celui qui veut parvenir à cette suprême vérité doit se délivrer de toute action et de toute spéculation Il parvient au salut dans la position assise (zazen), en entrant en communion silencieuse avec l'ensemble de l'univers, par la communion à l'âme de cet univers.

Aucun des principes fondamentaux ne s'est perdu en passant de Chine au Japon : pour atteindre l'état de sagesse fondamentale du Bouddha, il faut parvenir à l'état initial de l'intuition, et cela n'est possible que grâce à la pratique du zen, en transcendant complètement le monde sensible et même le monde intellectuel. L'important est de vider tout le mental de son contenu et de ses représentations, et de parvenir ainsi au non-attachement de l'esprit.

La doctrine professée par les maîtres zénistes est essentiellement spirituelle, elle vise à permettre aux individus de parvenir à l'illumination parfaite, à la pleine vision des choses, par l'identification radicale avec le Rien.

Le sage qui parvient à cette unification atteint de cette manière la libération du cycle infernal des réincarnations successives. Pour ce faire, il ne faut même pas s'abandonner à une quelconque culture spirituelle : celle-ci, étant déjà par elle-même are activité, elle conduirait nécessairement à retourner dans le cycle des réincarnations. Il faut être sans pensée, ce qui ne veut pas dire nécessairement ne penser à rien. Il s'agit, au contraire, de penser à tous les objets, sans qu'aucun ne fixe l'attention, sans chercher à obtenir une connaissance des uns ou des autres. Un des grands initiateurs de la méthode et de l'esprit du tch'an au Japon, Maître Dogen décrivait le zen de la manière suivante : Apprendre le zen, c'est nous trouver ; nous trouver, c'est nous oublier ; nous oublier, c'est trouver la nature de Bouddha, notre nature originelle. Pour l'adepte, il s'agit de se comprendre soi-même dans l'harmonie avec l'enseignement que le Bouddha avait réservé à quelques initiés privilégiés. Sans le recours aux textes sacrés eux-mêmes, il faut que le zéniste retrouve la source de la sagesse, l'unité avec l'esprit qui remplit l'univers de sa présence invisible. Ainsi, le mouvement des mains pendant la méditation prend-il un sens : en ouvrant les mains l'adepte peut recevoir toutes les choses, et, en gardant les mains vides, il peut contenir l'univers entier. C'est aussi dans ce signe des mains vides qu'il est possible de découvrir le symbole même de l'esprit humain : il est vide quand il ne s'attache à aucune réalité matérielle.

La pratique du zen

Le zen, plus complètement appelé le bouddhisme zen semble échapper à toute définition positive : il n'est possible de le saisir que de manière négative. Les grands maîtres de la discipline ont toujours voulu le démarquer de toutes les doctrines, de toutes les philosophies et même de toutes les religions ou spiritualités en vogue. Certes, le but ultime est bien de parvenir à la parfaite illumination comme dans toutes les autres formes du bouddhisme, mais la méthode est nettement particulière, puisqu'elle n'est en relation directe avec aucun texte. Les deux principes premiers du zen sont l'affirmation d'une transmission de la sagesse et du pouvoir de parvenir à l'illumination en dehors de toutes les Écritures, et l'affirmation de l'indépendance totale à l'égard de toutes les formes du langage.

L'enseignement d'un maître ne vise donc pas à inculquer des vérités éternelles dans l'esprit de son disciple. En cela, la méthode se rattache fidèlement à la transmission première du zen : la légende rapporte que le Bouddha se trouvait au milieu de ses disciples, sans prononcer une seule parole ; il présenta à ses disciples, toujours en silence, une simple fleur. Aucun de ses disciples ne semblait comprendre son geste, à l'exception de Mahakashyapa, qui sourit calmement à son Maître : le Bouddha le proclama immédiatement comme son successeur spirituel. Dans ce récit, aucune parole n'a été échangée, et pourtant un courant a passé entre le Bouddha et son disciple : l'échange qui s'est institué entre ces deux personnes dépasse infiniment tous les échanges qui peuvent se produire sur le plan de l'intellect humain. Le zen se présente alors comme le plus haut pouvoir spirituel auquel l'homme peut atteindre au cours de sa vie ; le maître zéniste veille alors à inviter son disciple à dépasser les réponses toutes faites, en surmontant toutes les contradictions et en parvenant à l'illumination. Le disciple est ainsi appelé à accéder à la même compréhension intuitive de l'univers que celle de son maître ; celui-ci peut alors le déclarer digne et capable de transmettre l'enseignement à son tour Dans l'état actuel du mouvement bouddhiste zen, le candidat-élève, qui veut étudier et pratiquer le zen, doit se mettre à l'école d'un maître du zen, appelé un roshi, en qui il a une pleine confiance et avec qui il se sent parfaitement en communion : il lui demande de l'accepter pour élève. Si le roshi consent à ce que cet aspirant se mette à son école, il commence par le confier à un moine ou à un autre disciple, qui sera chargé de lui enseigner la pratique même de la méditation par la pratique du zazen. Le candidat doit ainsi se soumettre à une sorte de premier stage qui dure plus ou moins longtemps selon ses dispositions naturelles : l'élève doit ainsi apprendre à s'asseoir correctement, à respirer correctement, il doit se livrer à de nombreux exercices de concentration. Quand l'instructeur estime que son élève est arrivé à garder la position correcte pendant un temps suffisamment long, et qu'il estime qu'il est pleinement capable de demeurer dans la concentration, il informe le roshi que ce candidat est apte à commencer une nouvelle étape de sa formation, celle-ci étant faite par l'étude des koans. Le terme koan signifie littéralement document public ou jugement faisant autorité ; c'est aussi une anecdote relatant un épisode de la vie d'un ancien maître avec un de ses disciples, c'est encore une question ou un enseignement proposé par quelque professeur réputé, dans le but d'éveiller les hommes à l'esprit du zen. Généralement, le koan ne se présente pas comme une proposition logique, mais il exprime surtout l'expérience d'un moine zen, expérience qui est généralement incommunicable par des mots. L'adepte, à qui un koan a été donné par le maître, doit méditer sur cette proposition jusqu'au moment où il en découvre pleinement le sens caché au delà des mots.

Les réponses que les anciens candidats ont pu apporter à ce même koan n'apportent guère d'aide et de secours. L'adepte se lance alors dans une recherche très intense, mais le maître refuse toutes les propositions de solution qu'il apporte, en invitant son disciple à chercher encore plus loin, plus profondément, en se consacrant de toutes ses forces au koan, au point de s'en oublier lui-même. C'est dans cet effort, apparemment absurde, ou tout du moins illogique, que l'esprit en arrive à se saisir lui-même, après avoir connu le plus grand désarroi, en s'épuisant dans ses recherches qui traduisent un véritable combat spirituel. Le but ultime de toute l'éducation par la méthode du koan vise à barrer définitive ment la route à la rationalisation : se découvrir à bout de toute argumentation, se trouver dans une sorte de cul-de-sac intellectuel, c'est véritablement commencer l'étude du zen.

Personne ne peut entreprendre l'étude du zen sans passer par cette épreuve qui fait naître le doute dans les esprits et qui oblige ceux-ci à se pousser jusque dans leurs derniers retranchements. Au terme de sa longue recherche, l'élève rencontre une nouvelle fois son roshi qui lui demande alors d'illustrer par un mot ou par une phrase la signification profonde du koan qu'il lui fallait expliquer et comprendre. Lorsque l'élève a pu donner la bonne réponse, par un terme approprié, le maître lui donne un nouveau koan à méditer, et ainsi de suite, parfois pendant plusieurs années... On évalue souvent le nombre total des koans à plus de mille cinq cents, mais il suffit souvent de moins de dix, et même parfois d'un seul koan pour ouvrir l'esprit à la vérité du zen. La pratique du zen ne saurait se limiter à la simple interprétation correcte d'une série de koans : ceux-ci ne constituent absolument par l'essentiel du bouddhisme zen, qui vise essentiellement au plein épanouissement de la vie intérieure de l'homme.

Pour être véritablement menée à bien, cette épreuve du koan exige une véritable foi, celle-ci ne s'exprimant cependant pas dans l'adhésion à un dieu personnel. D'ailleurs le zen s'inscrit en faux contre toute tentation idolâtrique. La statue du Bouddha devant laquelle les fidèles s'inclinent ou se prosternent n'est considérée par eux que comme un simple morceau de bois. Elle peut brûler, l'adepte zen n'en sera nullement affecté, même s'il s'inclinait devant elle avec le plus profond respect. Ce n'est pas la représentation momentanée qui lui tient à coeur, c'est l'essence même de la bouddhéité, la nature qui dépasse toutes les apparences. Le fidèle croit que la nature même du Bouddha se trouve au fond de l'esprit et dans chaque être humain ; il suffit que l'individu se livre à la recherche de la vraie lumière, notamment pendant l'étude d'un koan : en constatant que son intellect a définitivement déclaré forfait, le zéniste parvient à l'éveil.

L'existence dans les monastères zen

Taïsen Deshimaru, considéré comme le Boddhidharma des temps modernes, est chargé, par sa mission, de faire connaître le zen au monde, et particulièrement à l'ensemble de la communauté occidentale. Il reconnaît que la pratique du zazen est le secret du zen, mais que, dans le même mouvement, le zazen est difficile. Malgré cette difficulté, il convient de le pratiquer régulièrement, chaque jour, parce qu'il apporte un élargissement de la conscience et un développement de l'intuition. L'essentiel se résume toujours dans la posture extérieure qui permet à l'adepte de parvenir finalement à l'éveil, à l'illumination. Celui qui se soumet à une telle pratique peut devenir réceptif à toutes les sensations de son corps. Il devient ainsi un homme nouveau, parce qu'il découvre en lui-même les origines de la vie, parce qu'il saisit le fondement ultime de son existence, le fondement ultime de toute existence. Tout ce qui apparaît aux yeux mi-clos de l'adepte n'a plus d'importance, ses instincts et ses passions sont définitivement domptés et chassés de lui-même. L'homme atteint alors son inconscient profond qui est au-delà de toute pensée, qui est la vérité la plus pure et la plus vraie.

Le zen est difficile pour celui qui s'y initie, mais il devient très simple pour celui qui s'y exerce. Comme pour l'ensemble de la vie humaine, c'est une affaire d'effort et de répétition. On attribue parfois à la cuisine des monastères zen des vertus qui amélioreraient le jugement ; en fait, la nourriture qui est servie dans ces monastères se présente toujours comme étant une cuisine faite dans le dévouement au Bouddha, et elle n'est pas tellement particulièrement au zen, mais elle est le propre de toutes les communautés bouddhistes. C'est une nourriture uniquement végétarienne comme dans la totalité des communautés qui s'inspirent directement de l'enseignement du Bouddha. Le régime alimentaire que les moines s'imposent ne vise nullement un meilleur équilibre physique, il se présente comme une manifestation de la piété traditionnelle dans le bouddhisme pour l'ensemble des créatures. Le grand équilibre des moines ne vient donc pas d'un simple régime alimentaire, mais plutôt de la pratique continuelle de la méditation, celle-ci conduisant à l'apaisement des sens, en commençant par le contrôle du système respiratoire et du système sympathique.

L'enseignement de la posture, qui constitue, semble-t-il, le caractère premier et fondamental de l'essence du zen, a lieu dans un dojo, le lieu de la pratique de la Voie. Cet enseignement est donné, on l'a vu précédemment, par quelqu'un qui a déjà été initié, dans la lignée des grands maîtres et des patriarches, dans la lignée également du Bouddha qui a transmis sa sagesse à quelques initiés particulièrement choisis et privilégiés. L'objet même de cet enseignement se résumerait facilement dans l'apprentissage des quatre attitudes principales : se tenir debout, marcher, s'asseoir, s'allonger. Les autres positions corporelles ne sont que des postures brisées, faites d'éléments de l'une ou de l'autre de ces quatre positions fondamentales. Ce qui constitue le principe même de toute position, c'est de ressentir le contact avec la terre d'une part, mais aussi et peut-être même surtout de tourner ses regards vers l'intérieur de soi-même. Que ce soit assis ou allongé, debout ou en marche, l'adepte doit laisser passer les pensées, pour que l'esprit et le corps trouvent leur unité. L'énergie vitale, poussée par l'expiration, se rassemble dans le bas-ventre où elle agit fortement. Le hara, centre de gravité du corps, situé à quelques centimètres en dessous du nombril, regroupe toute cette énergie. Aussi les arts martiaux, le karaté, l'aïkido, le judo... sont-ils fondés sur cette même concentration énergétique. Mais il ne faudrait pas pour autant croire que ces arts martiaux soient de simples techniques sportives et de combat. Ce sont, avant tout, des méthodes, des voies, ainsi que le désigne le do de judo et d'aïkido, pour atteindre la maîtrise de soi, par le contrôle de l'énergie interne, en vue de communier avec l'ordre de l'univers. Il faut éprouver cette présence dans l'esprit et dans le corps, dans l'ici et dans le maintenant. Cette communion est rendue possible par le silence.

Alors que la vie actuelle est trépidante, marquée par une véritable cacophonie, le zen, comme le yoga d'ailleurs, est une des voies de retour au silence, celui-ci étant l'expression de la nature profonde de l'homme.

L'âme de l'univers ne s'exprime que par son silence, et il n'est possible d'entrer en relation avec elle qu'en retrouvant une conscience silencieuse, qui échappe à toutes les déterminations bruyantes de la vie humaine. En devenant silencieux, l'adepte zen revient à la nature profonde de l'homme. La parole ne prend son sens qu'à travers le silence qu'elle découpe. Le poids d'une parole n'est jamais perçu que sur un fond de silence. C'est sans doute la raison pour laquelle les véritables sages, répartis dans l'ensemble de l'univers comme dans l'ensemble de l'histoire, ne parlent jamais beaucoup ; ils ont saisi que ni la parole ni l'écrit ne peuvent exprimer la vérité ultime de l'univers. Et les sages du zen ont compris qu'il n'est pas possible de discuter le zen, mais qu'il faut le vivre, le pratiquer, en oubliant tout, en s'asseyant en silence. Ainsi, l'adepte parvient à l'éveil, à sa condition originelle. Il échappe au déterminisme des rétributions, car il n'a plus ni intention ni pensée particulière, ni notion du bien et du mal, ni non plus de karma, d'enchaînement des causes et des effets dans son existence.

Un programme très sévère rythme la vie du moine zen. Selon la règle traditionnelle au Japon, il se lève toujours à trois heures du matin en été, à trois heures et demi en hiver. Il dispose alors de quelques minutes pour rouler la courtepointe (fouton) dans laquelle il s'était enveloppé pour passer sa nuit, pour faire une rapide toilette et revêtir son késa, c'est-à-dire son vêtement de prière. Il avale alors un peu de bouillon, avant de se rendre dans le hondô, la grande salle où tous les moines se réunissent pour la prière et la méditation. Arrivé dans cette salle, il laisse ses sandales de paille en bas des marches, pour aller s'installer dans la position du lotus. Commence ainsi pour tous les moines une heure de méditation, rythmée par la récitation du grand soutra de la méditation profonde, récitation soutenue par des coups de battoir. Une heure plus tard, les moines se précipitent pour se préparer à un premier entretien individuel avec le Maître du monastère qui, au cours d'un tête-à-tête appelé san-zen, les interroge sur leur interprétation du koan que chacun se doit de méditer afin de parvenir à Weil Après cet entretien, qui constitue une véritable épreuve pour chaque moine en marche vers son illumination, les moines se retrouvent dans une grande salle, le zendô, qui leur sert de lieu de méditation et de logement principal. Dans cette salle communautaire, ils récitent des formules d'exorcisme et de propitiation devant la statue de Monjou bosatsou, le bodhisattva de l'Intelligence. Après quoi ils se rendent au réfectoire pour prendre leur petit déjeuner : du thé de prunes, une soupe de riz et des radis salés. Les moines mangent en silence, après avoir entendu la récitation de quelques soutras sur les aumônes et sur la destination de la nourriture, qui doit les aider à perfectionner leur pratique de la Voie. Le silence est tel qu'il est interdit d'entendre même le simple bruit des baguettes. A la fin de ce premier repas, dix minutes de détente sont accordées aux moines, juste avant un premier zazen de trente minutes, de six heures et demie à sept heures. Ensuite, les moines disposent d'une heure libre, pour achever leur toilette ; mais généralement, ils demeurent sur place, se reposant ou somnolant, méditant ou lisant quelques textes sur l'interprétation du koan.

Un nouveau zazen commence à huit heures, et il peut parfois durer Jusque dix heures et demie, avec quelques interruptions, notamment vers neuf heures et demie : pendant une dizaine de minutes, les moines sont tenus d'accomplir le kinhin, une marche forcée et rythmée, le regard simplement fixé sur la nuque du moine qui précède : cette marche a pour but d'activer la circulation sanguine. A dix heures et demie les moines retournent au réfectoire pour un déjeuner comportant une soupe assaisonnée avec une pâte de soja, du riz complet et des radis ; à la fin du repas, comme à la fin de tous les repas quotidiens, on verse de l'eau chaude ou du thé vert pour rincer les bols. La lecture d'un verset ou d'un soutra termine le repas ; sur un coup de clochette, les moines regagnent le zendô. Pendant tout repas, l'attitude ne doit pas se relâcher : comme dans la marche, comme au cours de la méditation, le moine doit se tenir tête droite, elle ne doit pas bouger. Vers onze heures, les moines bénéficient d'une demi-heure de repos et de détente, temps pendant lequel ils peuvent parler librement. Ensuite prend place un autre zazen qui dure jusque douze heures et demie.

C'est à ce moment que commence une nouvelle méditation, au terme de laquelle prend place un second san-zen ou entretien avec le maître ; cette méditation est coupée, à quatorze heures vingt par un kinhin ou marche rythmée pendant quelques minutes. A quinze heures, nouvelle récitation criée du grand soutra de la méditation profonde. A quinze heures trente se place le dîner, conçu comme un simple entretien du corps : il ne comporte que les restes du déjeuner et il dure tout au plus une demi-heure. A la suite de ce repas, les moines font le ménage pendant une vingtaine de minutes, avant de bénéficier d'une période de repos jusque dix-sept heures. A ce moment-là commence une série de trois zazen qui durent jusque vingt et une heures et demie, entrecoupés de deux kinhin et suivis d'une demi-heure de repos. A vingt-deux heures, c'est l'extinction des lumières et le coucher des moines Mais ceux-ci devront se relever aussitôt pour un nouveau zazen, appelé yaza, qui se présente comme l'exercice du soir et qui dure officiellement jusque vingt-trois heures, mais qui se prolonge souvent bien plus tard dans la nuit.

S'appliquer à atteindre l'éveil

Lorsque l'individu, et particulièrement le moine, est complètement résolu à pratiquer la Voie enseignée par le Bouddha, il doit s'attacher à cette pratique sans fixer de terme à cette pratique même, sans rien demander, sans chercher à obtenir quoi que ce soit ; il doit veiller à supprimer en lui toute aspiration, à apporter de l'aide en vue du salut de tous les êtres, à pratiquer le bien de toutes les manières possibles. Toute la recherche s'applique à découvrir l'éveil, appelé satori, et qui consiste en une manière intuitive de tourner son regard vers l'intérieur de soi-même ; le satori se présente alors comme la révélation d'un monde nouveau, monde que l'individu porte en lui-même, à l'image du Bouddha que chacun porte en soi-même. C'est aussi, en même temps, la découverte de la vacuité universelle.

Depuis la première prédication de Gautama Bouddha, au parc des Gazelles de Bénarès, la doctrine de celui qui a reçu l'illumination parfaite s'est toujours présentés comme une promesse de salut, une voie de libération des réincarnations successives que l'homme est naturellement appelé à connaître. Mais la réalité profonde du bouddhisme est davantage une analyse de la condition humaine présente. Le phénomène que le Bouddha avait constaté avec la plus grande précision, c'est le caractère universel de la souffrance. Pour lui, aucune solution ne pouvait être apportée d'une manière intellectuellement satisfaisante à ce problème de la présence de la souffrance dans toute existence humaine. L'homme est un être voué à la mort, comme à sa fin dernière, mais c'est en même temps un être voué à la souffrance dès l'instant de sa naissance. En constatant la présence de cette maladie inscrite dans toute existence, le Bouddha n'a pas tardé à en faire une sorte d'essence : il transformait la singularité de chaque cas en une règle d'universalité. Par suite, il ne donnait qu'un seul remède à l'abolition de la souffrance : opposer une nouvelle essence à la première. C'est sans doute une faille dans le sillonnement de la doctrine de l'Illuminé. En effet, celui-ci récuse tout arrière-monde, tout lieu paradisiaque où pourraient subsister des divinités transcendantes ou même des essences universelles. La réalité que rencontre le bouddhisme n'est pas une idée, mais un vécu concret, ressenti par les individus et par les sociétés.

Tout l'effort du bouddhisme sera de faire parvenir ses adeptes à l'état de boddhi, d'éveillé, qui ouvre l'accès au nirvâna, ce lieu où sont éteints tous les phénomènes, par le passage de la mort. Cette croyance qui anime le bouddhisme souligne cependant la permanence d'une sorte d'entité supérieure qui règle le cours de l'univers. Dans la plus pure tradition de Gautama, le fait de parvenir à la délivrance apparaît comme une fin, comme un but, comme l'authentique libération. Cependant, arriver à l'éveil, devenir soi-même boddhi n'est pas une fin à proprement parler. Le zen souligne d'ailleurs, avec une très grande justesse, que l'éveil ne peut s'obtenir que par celui qui est totalement désintéressé. Cet état d'éveil est inexplicable par des mots, par des concepts, il ne peut être qu'expérimenté : le zen n'est pas une voie vers une issue, mais une pratique, un mode de vie. Et cela n'est pas repoussé à l'extrémité de l'existence, mais offert immédiatement. L'adepte du zen peut atteindre le nirvâna dès le moment présent, tout en sachant que son éveil ne tardera pas à disparaître, lorsqu'il sera pris une nouvelle fois par les occupations qu'il avait abandonnées pour s'asseoir et pour se livrer à la méditation.

Alors que le bouddhisme ancien annonçait la délivrance pour un au-delà de la mort, dans le parnirvâna, le zen le ramène dans l'actualité. Dans le temps du monde présent, coexistent et doivent coexister l'éveil et l'illusion, ces deux contraires qui permettent au sage de sortir du monde des illusions : les deux contraires doivent subsister ensemble, de même que le jour n'existe pas sans la nuit, de même que la lumière n'existe pas sans l'obscurité, de même que le chaud n'existe pas sans le froid. Les maîtres zénistes ne cessent de rappeler à leurs disciples qu'ils ne doivent pas se lancer dans la quête de l'illumination, car l'éveil n'est pas un but que l'on pourrait atteindre, comme une flèche est appelée à atteindre sa cible. L'éveil se situe au plus profond de l'homme lui-même : Vous êtes tous des Bouddhas, il vous suffit de le savoir. Pour parvenir à cet éveil, même s'il est fugitif, il convient de se libérer soi-même de toute idée de dualité entre l'existence et la non-existence, entre l'amour et l'aversion, entre la concentration et la dispersion : tous les contraires apparaissent vides, et l'homme renonce à chercher la solution de tous ces contraires, il perçoit la réalité du vide, de la vacuité. Il est alors conduit à empêcher sa pensée de se fixer sur quoi que ce soit : il ne perçoit plus aucun phénomène, car il a découvert que tout est vide : la nature même des phénomènes que l'homme peut percevoir est le vide. Le vide, la vacuité qui constitue la réalité ultime de tout, permet à l'homme d'être ainsi totalement libéré : la libération de toutes les formes sensibles qui empêchent l'éveil est alors considérée comme l'essence même de la bouddhéité. Penser juste, c'est finalement ne penser qu'à l'illumination, mais cette illumination n'a qu'une valeur relative ; après un éclair d'éveil, l'individu retombe dans le monde des illusions. Puisque l'illumination ne peut pas être définitivement atteinte, du moins en cette vie présente, elle n'est pas un objet de pensée, elle n'est pas quelque chose sur quoi la pensée pourrait se fixer ou exercer son activité spéculative, comme l'esprit exerce également son action sur toutes les représentations illusoires. Mais il n'est pas possible de définir correctement le satori : il n'est possible que d'en faire l'expérience, et cette expérience ne peut être que personnelle. Tout être porte en soi la nature du Bouddha, mais son incompréhension ou sa mauvaise volonté s'opposent souvent à la pleine réalisation du Bouddha dans chaque individu : chacun doit comprendre que la nature du Bouddha se trouve en lui-même et il doit commencer, dès l'instant présent, à la dépouiller de toute sa gangue. Une telle libération peut demander un temps très long, mais l'échéance de l'éveil définitif arrivera de façon certaine ; aussi tous les êtres sont-ils appelés à connaître et à parvenir à l'état du Bouddha dans son plein éveil.

Trois miroirs de la conscience cosmique

Le San Do Kai, le Shin Ji Mei et l'Hokyo Zan Mai sont considérés comme les textes sacrés fondamentaux pour pénétrer l'essence même du zen. Dans tous les temples, ces textes sont récités quotidiennement par les moines, et même par les enfants-moines, les shami qui sont voués à la condition monastique, dès leur plus jeune âge.

Le San Do Kai est l'oeuvre de Maître Sekito Kisen, moine ordonné par le sixième patriarche du zen, au huitième siècle de l'ère chrétienne. Le titre lui-même porte tout l'enseignement de ce maître. San porte la notion de différence, Do celle de l'identité, et Kai celle de mélange, de fusion. La différence et l'identité sont nécessaires pour que se réalise l'équilibre, la voie harmonieuse du milieu. L'enseignement donné est simple : les apparences et la réalité sont intimement liées, les phénomènes et l'essence se mêlent et s'interpénètrent. Le texte du San Do Kai est très court, mais il se présente aussi comme un condensé de tous les enseignements antérieurs ; et, de plus, il a donné lieu à de nombreux commentaires. Il affirme son origine bouddhiste avec force : L'esprit du grand maître de l'Inde s'est transmis intimement discrètement et fidèlement de l'Ouest à l'Est. Le principe de la gratuité y est également affirmé avec la même force : S'attacher aux phénomènes est cause de l'illusion, mais s'attacher à la vérité n'est pas l'éveil. L'essence, la vérité n'est que du vide : tout n'existe que dans le monde phénoménal, et vouloir toujours trouver l'essence ne peut pas conduire à l'éveil véritable. En fin de ce texte, on trouve également un aspect fondamental de la méthode du zen, la prise de conscience de l'ici et du maintenant : Humblement, je dis à ceux qui cherchent le chemin, la voie, de ne pas gâcher le moment présent.

L'expression de la foi bouddhiste, dans l'esprit du zen, se trouve dans le Shin Ji Mei, le poème de la foi en zazen, écrit par Maître Sozan, le troisième patriarche de la doctrine. L'essentiel, pour l'adepte, c'est d'être libéré de toute contrainte, qu'elle soit physique, qu'elle soit morale ou qu'elle soit spirituelle. Pour réaliser l'éveil, dans l'ici et dans le maintenant, nous devons être libérés de l'idée du vrai et du faux. Alors, le fidèle peut commencer à découvrir la profondeur de son origine, sans s'attacher aux phénomènes illusoires, sans non plus se livrer à l'étude des essences de manière intellectuelle, pour arriver à saisir la pure vacuité : Si notre esprit demeure calme, tranquille, dans sa condition originelle, il s'évanouit naturellement, spontanément, comme dans le sommeil. C'est alors que le fidèle s'éveille.

L'Hokyo Zan Mai, le livre du miroir du trésor, est un livre essentiel pour la compréhension du zen. C'est l'explication du phénomène de la concentration et de la méditation en zazen que l'adepte doit connaître pour devenir un moine et que le moine doit comprendre afin de devenir un maître. Ceci n'est pas simple ; la plupart des moines, qui le récitent ce pendant tous les jours, ne le comprennent d'ailleurs pas complètement. Il se peut même que ceux qui enseignent la méthode zen n'arrivent pas à la complète compréhension de ce texte. Tout d'abord, c'est un texte ancien, et, dans toutes les langues, on constate une évolution progressive au cours des siècles. La pensée de Maître Tozan (807-869), l'auteur de ce poème, s'est exprimée essentiellement par des idéogrammes, lesquels ont limité considérablement ses moyens d'expression écrite. Aussi, dans l'état actuel, faut-il essayer de parvenir à retrouver l'esprit du Maître au-delà des idéogrammes originels. L'enseignement fondamental est la communication des deux esprits : celui du maître et celui du disciple ; toute la visée consiste à ses passer des moyens ordinaires pour accéder à une parfaite compénétration des deux esprits, à une complète fusion des deux consciences :

Chaque jour, mon esprit et ton esprit communient,

ma conscience et ta conscience aussi...

Et, de jour en jour,

ma conscience et la tienne,

mon esprit et le tien

se mirent l'un dans l'autre.

La communication se fait d'abord par la transmission orale ou écrite de la pensée traditionnelle. Pendant que le disciple se trouve en position zazen, son esprit est beaucoup plus attentif à tout l'enseignement qui peut lui être donné sous forme de causeries ou de conférences, puisque sa conscience se vide totalement de toutes ses préoccupations extérieures, afin de ne vibrer qu'à la pensée du Maître. Mais finalement, il n'y a qu'une vérité absolue : celle de s'asseoir et de méditer dans le silence intérieur. Dans la véritable éducation, le maître comprend tout et regarde l'esprit de son disciple. Alors la ligne de démarcation entre les deux consciences se trouve abolie, les deux consciences se retrouvent au point de ne plus faire qu'un seul esprit, dans une véritable communion dépassant toutes les formes de dialectique ou d'opposition, dans une unité authentique :

Le maître est le maître,

le disciple est le disciple.

Mais le Maître est aussi le disciple,

le disciple est également le Maître.

La contemplation revient alors à cette forme de connaissance de soi-même et de l'âme de l'univers, comparable à la connaissance que l'on peut prendre de soi-même à travers le miroir, (d'où le titre donné à ce poème) :

Comme en vous contemplant dans le miroir,

la forme et le reflet se regardent.

Vous n'êtes pas le reflet,

mais le reflet, c'est vous.

Spiritualité zen et spiritualité chrétienne

Par le nombre de leurs fidèles, le christianisme et le bouddhisme se présentent comme les deux formes religieuses les plus importantes du monde. Elles proposent également deux modes importants de spiritualité, qu'il est possible de classifier, de manière sommaire, en disant que le bouddhisme présent le mode oriental de la spiritualité, tandis que le christianisme en présente le mode occidental. Mais, si le christianisme a réussi à pénétrer, relativement rapidement, dans les milieux de l'orient, il n'en est certainement pas de même pour le bouddhisme en Occident, puisque la discipline enseignée par le Bouddha n'est connue en Occident que depuis seulement une centaine d'années.

Les méthodes de concentration et de méditation zen n'ont fait, quant à elles, leur apparition dans le monde chrétien que depuis quelques décennies : ainsi, des sessions zen se déroulent dans certains milieux occidentaux reconnus comme traditionnellement catholiques, avec à leur tête, par exemple, certains couvents dominicains. D'ailleurs, le cadre silencieux de ces couvents favorise peut-être la pratique du zazen. Les religieux chrétiens reconnaissent implicitement que l'homme, sans confesser aucune foi religieuse particulière, peut très bien méditer, prier, contempler et mener une existence consacrée à tout autre chose qu'à un simple accomplissement du mode d'existence profane. Ces mêmes religieux peuvent aussi remarquer que les grandes consonances du monachisme bouddhiste ne sont pas sans rappeler les nombreux conseils évangéliques : la pauvreté, la chasteté, la fidélité à la loi de la communauté, l'abdication de toute volonté propre

Si les échanges entre les deux modes de spiritualité peuvent sans doute être très profitables de part et d'autre, notamment au niveau technique. Mais il conviendrait de ne pas opérer une fusion trop rapide entre les deux doctrines, par une assimilation plus ou moins nette, plus ou moins directe, des enseignements du Christ et du Bouddha. Même si certains points de doctrine ou d'application dans la pratique quotidienne de cette doctrine peuvent être comparés, la forme de la révélation qu'ils apportent l'un et l'autre est radicalement différente. Le Bouddha préconise la libération par la prise de conscience de soi, alors que le Christ annonce et confirme ce que les prophètes du judaïsme avaient commencé à manifester : la libération vient toujours d'ailleurs, d'un autre que soi, d'un Dieu transcendant, et l'homme livré à ses seules forces ne peut pas parvenir à cette libération.

Tout effort de rapprochement direct entre le bouddhisme et le christianisme ne peut aboutir finalement qu'à la constitution de cellules plus ou moins sectaires, si l'on néglige l'aperception fondamentale des deux doctrines spirituelles. Ce serait trahir la vérité, de part et d'autre, que de céder à la confusion facile. Néanmoins, la pratique des techniques de méditation ne peut être nocive, si l'on garde à l'esprit les exigences de l'une et de l'autre religions.

Parvenir à déceler en soi-même l'ultime présence n'est-ce pas le voeu secret de toute démarche religieuse ? Pourtant le rapprochement entre le bouddhisme et le christianisme est une des caractéristiques des approches religieuses du Japon, même si, en l'occurrence, il convient aussi de ne pas négliger le fait que le bouddhisme japonais ne peut guère se dissocier d'une autre attitude religieuse propre au Japon, le shintô, qui est la religion État de tout le pays. Les fidèles japonais se présentent aussi très souvent comme les fidèles du shintô et du bouddhisme, sans toujours bien établir et reconnaître les différences doctrinales entre ces deux aspects religieux. Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, le dialogue entre toutes les religions caractérisant la population japonaise a été entrepris et c'est ainsi qu'une association entre moines zen et prêtres catholiques a pu voir le jour, en vue d'affermir la compréhension religieuse mutuelle. Dans certaines réunions communes, un prêtre catholique et un moine zen font chacun un exposé sur le même point de vue religieux. Jusqu'à présent, les diverses religions avaient toujours affirmé leur supériorité dans le domaine de la vérité sur les autres religions : cette certitude a valu, dans l'histoire de l'humanité, de nombreuses guerres religieuses et de grandes persécutions ; le bouddhisme n'échappe pas à cette caractéristique, il a connu lui aussi de nombreux conflits entre ses différentes écoles et particulièrement pour le Japon avec les écoles du shintô. Le bouddhisme zen est une forme ésotérique du bouddhisme, mais il ne constitue cependant pas la seule école bouddhiste de l'ensemble du Japon : ce pays connaît aussi les écoles plus traditionnelles du bouddhisme importé de l'Inde ancienne.

Actualité du bouddhisme japonais

L'entrée du Japon dans la grande ère industrielle, marquée par l'introduction de la modernisation, n'a certainement pas nui directement au bouddhisme, mais il lui a même valu un renouveau d'intérêt et peut-être même de pratique religieuse. Il n'est pas étonnant, dans le Japon contemporain de constater que de grandes entreprises de productions, de grands magasins, de grandes industries en tous genres envoient du personnel dans des monastères, en vue de permettre à celui-ci de connaître un grand équilibre psychique : les monastères accueillent ces adeptes d'un genre totalement nouveau dans leurs grandes salles de méditation, pour une période de huit à dix jours : ils apprennent à se détendre du rythme infernal de la société industrielle dans une ambiance considérée comme entièrement naturelle. Au milieu d'une vie supérieurement organisée sur le plan industriel, les Japonais sont ainsi capables de renouer avec les plus antiques traditions, de retourner à la source originelle et éternelle de ce qui fait l'âme profonde du pays. Mais il y a plus, l'activité missionnaire se déploie aussi avec une grande force : des moines vont rejoindre d'autres pays pour y pratiquer la discipline bouddhique, et particulièrement le zen, jusqu'aux États Unis d'Amérique.