Le shinto, religion nationale du Japon

 

Le shinto est généralement défini comme la religion nationale du Japon, une religion proprement enracinée dans le pays, par opposition à toutes les religions étrangères qui se sont infiltrées au cours des siècles, et particulièrement par opposition au bouddhisme qui reste le type de la religion importée du continent asiatique sur les îles nippones. Mais il faut reconnaître que cette définition du shinto apparaît comme très sommaire, d'autant plus que cette présentation s'associe à une détermination quelque peu politique, qui ferait simplement du shinto une sorte de réaction relativement récente aux autres religions, réaction propre à fortifier l'image que le Japon voulait se donner de lui-même au dix-neuvième siècle. La réalité est beaucoup plus complexe que cette première approche. Et pourtant, l'étendue même du shinto se trouve déterminée par deux facteurs qui se coordonnent mutuellement : le sol japonais d'une part, et les habitants eux-mêmes d'autre part. En effet, dans les pays étrangers, le shinto n'est pratiquement jamais célébré comme les autres cultes, à l'exception des seuls ressortissants japonais, et, à l'intérieur même du Japon, cette religion n'est pratiquée effectivement que par les autochtones, si bien qu'il est possible de considérer que le shinto est effectivement une religion nationale, puisqu'il ne dépasse, à de très rares exceptions près, guère les limites de la population japonaise, toutes les expansions sur le continent asiatique, et sur la Chine du Nord en particulier, n'étant le fait que de l'expansion militaire et coloniale du Japon.

L'introduction du bouddhisme au Japon

Au milieu du sixième siècle de l'ère chrétienne, un souverain d'un petit royaume coréen envoyait une lettre au souverain seigneur de Yamato. Dans cette missive, il exposait les grands principes du bouddhisme avant d'en faire le plus éclatant éloge. Afin de donner plus de poids à sa lettre, il dépêchait aussi auprès de ce souverain japonais des lettrés et des religieux bouddhistes qui pouvaient lui expliquer de vive voix le contenu de tous les rouleaux des textes sacrés du bouddhisme. De cette manière, la religion du vénéré Bouddha faisait officiellement son entrée dans les îles japonaises. Introduction officielle car, bien avant ce moment, la doctrine de l'Illuminé avait déjà fait son apparition au Japon, grâce à des réfugiés coréens ou même grâce à des Japonais qui avaient eux-mêmes séjourné en Corée. Toutefois, cette nouvelle religion manquait toujours d'un support officiel, lui empêchant jusqu'alors de se propager : elle ne comptait donc qu'un nombre très restreint de fidèles.

A la suite de la mission des ambassadeurs coréens, l'accueil qui fut réservé à la doctrine du bouddhisme ne fut pas unanimement favorable : l'empereur lui-même hésitait beau, coup à recommander la pratique d'un culte venu de l'étranger.

L'empereur Kimmei estima qu'il était prudent de confier l'essaie de cette nouvelle religion à un autre grand de son royaume, Soga no Iname. Ce dernier réussit à convaincre quelques clans, qui acceptèrent de se convertir à la religion nouvelle venue du continent. Les nouveaux adeptes trouvaient dans cette doctrine un facteur de progrès. Mais d'autres clans s'opposèrent violemment et résolument à l'adoption du bouddhisme comme religion d'État. Il va sans doute sans dire que cette lutte entre les clans de Soga no Iname et les clans de ses adversaires ne relevaient certainement pas simplement de questions purement religieuses : des rivalités politiques motivaient aussi cette lutte, qui se prolongea pendant une cinquantaine d'années. Le bouddhisme n'était-il pas une forme de manifestation de l'ingérence étrangère dans les affaires proprement Japonaises ? Et les réformes que proposaient les ardents défenseurs et partisans de la religion étrangère n'étaient-elles pas de nature à transformer les problèmes internes, en les amalgamant à ceux d'une civilisation complètement étrangère ? La conversion du Japon à la nouvelle doctrine ne devait-elle pas finalement, à une échéance plus ou moins lointaine, transformer le pays en une colonie d'un pays du continent, de la Chine par exemple ? Néanmoins, la lutte pour l'introduction du bouddhisme comme religion officielle au Japon devait se terminer par la victoire des partisans de cette doctrine nouvelle : à partir de 593, le prince régent Shôtoku-taishi faisait du bouddhisme la religion de État, il agissait certainement aussi animé par des motivations politiques, car il avait compris le rôle unificateur que pouvait avoir une religion à tendance universaliste dans le cadre d'un gouvernement étatique centralisé.

L'apparition et l'installation du bouddhisme eurent au moins l'avantage de réveiller, et peut-être même d'organiser la religion populaire nippone : le shinto. Originellement, celui-ci, appelé également la voie des kami n'était qu'un ensemble informel de croyances et de pratiques, plus ou moins animistes. L'homme essayait de se concilier les forces de la nature qu'il ne pouvait dominer et auxquelles il attribuait des pouvoirs surnaturels. Et, en admettant, dans leurs pratiques courantes, le culte bouddhique, les Japonais ne pensaient alors sans doute guère à autre chose que de se procurer des assurances complémentaires contre les malheurs qui pouvaient s'abattre sur l'humanité : tant les menaces qui planaient sur les individus que cette qui s'étendaient à toute la collectivité. Tout en continuant d'implorer les divinités traditionnelles, ils n'hésitaient cependant pas à de mander l'assistance du Bouddha, contre les maladies, contre les tremblements de terre, les inondations, les incendies, et contre toutes les catastrophes qui bouleversaient la vie de chacun d'eux. Ainsi, dès l'époque de l'implantation officielle du bouddhisme, dans les milieux de cour, comme dans les milieux les plus populaires, la religion locale et la religion importée pouvaient être pratiquées simultanément : deux assurances valent toujours mieux qu'une seule ! Les deux religions s'associaient parfaitement dans les esprits très facilement portés, jadis comme à présent, au syncrétisme en matière religieuse. Une présentation sommaire de la vie religieuse au Japon finit par constater que les habitants se marient selon les rites du shinto, vivent à la manière de la sagesse confucéenne, avant de mourir en bouddhistes. Jamais, le japonais ne s'est trouvé choqué par le chevauchement de croyances différentes, ni dans la pratique, ni dans les sanctuaires, ni même pour la raison. Ce syncrétisme, tant pratique que théorique, se trouve en quelque sorte animé par l'appréhension de toutes les formes que peut revêtir l'inconnu : à quatre pieds d'ici, tout est noir. La crainte de la présence de forces divines obscures s'est toujours trouvée présente dans les esprits et dans les coeurs des habitants du Japon, qui se présentent comme les individus les plus religieux du monde, avec leurs cent soixante mille sanctuaires, lieux de culte ou temple, tout en négligeant bien souvent de pratiquer une seule religion, afin de ne pas troubler les autres divinités.

Le shinto populaire

La qualification de shinto, qui s'exprime comme le chemin des dieux apparaît pour la première fois dans l'histoire littéraire et religieuse du Japon dans une chronique de l'empereur Yomei (519-587), le Nihon-shoki (La chronique du Japon) composé en 720 après Jésus-Christ. Selon ce livre qui est avec le Kojiki (Notes sur les faits anciens) lui-même écrit en 712, le plus ancien livre japonais, le shinto se présente comme le résumé de toutes les intuitions et de tous les usages mystiques et religieux transmis aux habitants des îles japonaises depuis les temps les plus reculés de l'histoire : ces grandes idées, tout comme les cultes qui étaient offerts aux divinités, étaient naturellement bien antérieures à l'introduction des idées venues du continent avec l'arrivée du bouddhisme. Ces idées du shinto sont très anciennes mais aussi très diverses, puisque le peuple lui-même est un peuple excessivement composite...

La notion de sacré, de divin, commune à toutes les grandes notions du shinto, s'exprime par le terme japonais de kami qui désigne, de manière générale, tout ce qui apparaît comme supérieur à l'homme. Ainsi, les forces de la nature, le soleil, la lune, le typhon. Mais aussi, tout ce que l'homme peut redouter : les vents, les animaux sauvages, les fleuves et les mers ; tout ce qui peut s'opposer à l'action de l'homme sur cette nature : les rochers, les montagnes, les arbres... L'univers entier est comme rempli de la puissance incontrôlable de divinités qui sont susceptibles de s'irriter et de s'opposer à l'homme. De plus, les kamis peuvent également être des hommes, vivants ou morts... Les ancêtres peuvent être considérés comme tels, sans l'être nécessairement ; il est donc hors de question de faire une identification trop rapide entre le culte des kamis et le culte des ancêtres. Pour faire bref, est appelé kami tout ce qui peut inspirer le respect, et surtout la crainte.

Les kamis seraient ainsi des puissances supérieures sans fonction divine explicitement définie, ne constituant pas davantage un système représentatif d'un panthéon strictement organisé. En général, quand un Japonais se tient devant un temple pour prier, il ne pense pas la plupart du temps, même de nos jours, à un dieu qui aurait un nom déterminé, qui aurait telle ou telle fonction spécifique ou qui serait simplement vénéré dans ce sanctuaire : il invoque seulement le kami pur et simple, qui revêt toujours le caractère de dieu suprême, même si le Japonais ne l'exprime pas consciemment et qu'il se contente de le pressentir intérieurement. D'ailleurs la plupart des fidèles ignorent généralement à quelle divinité est consacré le temple où ils s'arrêtent un moment pour prier. De la sorte, aucun des kami n'a une existence propre, personnelle, mais chacun d'eux manifeste la présence d'une réalité supérieure, qui se trouve toujours indéfinissable : les kami seraient ainsi, plus ou moins, apparentés aux numina de la religion romaine antique. Et, ils sont innombrables : un texte ancien donne d'eux un nombre symbolique, celui de huit cents myriades, définissant ainsi l'impossibilité radicale de les dénombrer avec une absolue précision. Leur grand nombre permet de manifester partout la présence divine : ils se cachent sous les formes les plus diverses et les plus inattendues. C'est la raison pour laquelle l'homme doit se montrer le plus méfiant possible de peur de faire naître leur courroux, d'autant que les plus petits sont très souvent les plus susceptibles, les plus irascibles. Il convient donc à chaque fidèle de se concilier leur faveur : même les meilleurs possèdent un esprit de violence qu'il faut apaiser par des sacrifices.

Les petits rois, qui exerçaient leur pouvoir de gouvernement sur des villages d'agriculteurs, étaient appelés à exercer parallèlement une fonction sacerdotale : leur mission était essentiellement de tout entreprendre pour satisfaire les désirs, même les plus inexprimables, de ces divinités, pour apaiser également la colère vengeresse de ceux qui avaient pu être troublés par l'humanité. Le roi-prêtre organisait donc des fêtes au cours desquelles on offrait des sacrifices, des offrandes provenant des produits de la terre ou de l'artisanat local, au cours desquelles également les hommes se soumettaient à des rites de purification, qu'ils soient privés ou qu'ils soient collectifs. La faute, qu'elle soit physique ou morale, suscitait le courroux des kami : il fallait s'en purifier, mais aussi purifier son entourage. Troubler un kami, être en contact avec une souillure quelconque, mais plus particulièrement celle de la mort, nécessitaient des rites de nettoyage symbolique, de purification rituelle par des ablutions multiples, des abstinences diverses. Il existe même des rites établis pour le cas où l'homme pourrait se trouver en contact avec un kami, afin de prévenir le plus rapidement possible son pouvoir maléfique.

Motoori Norinaga (1730-1801) écrivait, dans son Etude et Commentaire du Kojiki, le Kojiki-den :

Le terme kami s'applique en premier lieu aux diverses divinités du Ciel et de la Terre mentionnées dans les vieilles chroniques, aussi bien qu'à leurs esprits, lesquels résident dans les temples où ces divinités sont adorées. Sont encore appelés kami non seulement les êtres humains, mais aussi les oiseaux, les bêtes, les herbes et les arbres, les mers et les montagnes, ainsi que toute chose susceptible d'être redoutée et vénérée en raison du pouvoir extraordinaire et prééminent qu'elles possèdent. Les kami n'ont pas nécessairement besoin d'être éminents par leur noblesse, leur bonté ou leur serviabilité ; même des êtres méchants et rusés sont appelés kami s'ils inspirent une peur générale. Parmi les êtres humains qui sont kami, il est superflu de mentionner le Mikado (l'empereur). Le tonnerre, le dragon, l'écho, le renard en raison de sa nature à la fois astucieuse et furtive, sont considérés comme kami... Très souvent aussi, les mers et les montagnes sont appelées kami, et, en ce cas, le terme s'applique directement aux mers et aux montagnes elles-mêmes en tant qu'objets à redouter.

Ainsi, d'après la classification qu'en fait ce savant compilateur et exégète, les kami se répartissent dans tous les domaines de l'existence, aussi bien dans État que dans la communauté des hommes et que dans le domaine de la nature. Et dans son même commentaire du Kojiki, il explique l'origine divine de la dynastie impériale du Japon : Le Japon est le pays qui donna naissance à Amaterasu ô mikami, déesse du soleil, ce qui prouve sa supériorité sur les autres contrées... La déesse ayant doté son petit-fils Ninigino-mikoto des trois trésors sacrés le proclama souverain du Japon pour tous les temps. Ses descendants continueront à gouverner aussi longtemps que dureront le ciel et la terre. Étant investi de cette autorité complète, tous les dieux dans le ciel et tous les humains se sont soumis à lui... Jusqu'à la fin des temps chaque mikado est un fils de déesse. Son esprit est en parfaite harmonie de pensées et de sentiments avec le sien... L'empereur du Japon se trouve ainsi, par sa définition même, selon les textes les plus anciens du shinto, une personnification de la grande déesse du soleil, depuis les origines mythiques jusqu'à nos jours, ce qui montre l'importance de ce mythe de la formation du Japon tant au point de vue politique que religieux. Ainsi, la structure même de État se trouve intimement liée avec le shinto, qui se découvre comme la religion du Japon, même depuis que le dernier empereur ait reconnu ne pas être un descendant direct de la grande déesse, mais un homme comme tous les autres.

Le mythe des origines

D'après la préface du Kojiki, c'est l'empereur Temnu, en la dixième année de son règne, c'est-à-dire en 682 de l'ère chrétienne, qui proclama par un édit la nécessité de recueillir toutes les traditions antérieures pour que celles-ci soient transmises aux générations futures, dans toute leur vérité : Nous avons appris que les chroniques des différents empereurs et que les traditions des clans divergent de la vérité droite ; et que si, en ce temps actuel, les erreurs n'étaient pas redressées... ce qui est leur raison d'être serait détruit, à savoir les structures de État et les fondements de la vertu royale. C'est pourquoi nous voulons que les chroniques des empereurs soient recueil lies et enregistrées, que les traditions soient examinées et vérifiées, afin que le faux soit effacé et que le vrai soit fixé, pour être transmis aux siècles prochains... Une telle entreprise ne pouvait être réalisée en peu de temps : il fallut trente années de travail pour qu'elle soit menée à bonne fin. Et c'est en 712 que l'impératrice Gemmyo, par un nouvel édit, ordonnait la rédaction définitive des textes relatifs au passé de son pays. Ce fut le Kojiki, les Notes sur les faits passés, qui vit ainsi le jour, afin de légitimer la dynastie nationale. C'était la première oeuvre écrite en japonais, alors que jusqu'alors c'était le chinois qui était utilisé comme langue écrite ; première oeuvre écrite, sous la forme d'un récit mythique des origines, elle allait d'abord expliquer la création des îles du Japon, avant de présenter l'origine divine de la royauté.

Au commencement, la terre n'était qu'une simple goutte d'eau perdue au milieu de l'espace. Rien n'existait matériellement, mais seulement en puissance dans les divinités célestes, les kamis. Ceux-ci décidèrent un jour de solidifier la terre sur laquelle leur puissance pourrait alors s'exercer positivement et totalement. Ces kami célestes déléguèrent deux d'entre eux pour effectuer cette tâche importante et primordiale. Izagani (le kami masculin) et Izanami (le kami féminin) plongèrent alors une lance dans l'eau afin de la faire tourbillonner. De l'écume dégouttant de cette lance, les îles furent créées.

Alors, Izanagi et Inzanami purent s'unir et enfanter les différentes îles du Japon, avec tout ce qu'elles pouvaient contenir, arbres, montagnes, provinces, avec les mers qui les entouraient, sans oublier les très nombreux kami qui furent alors appelés à procréer des vivants de toutes sortes à la surface de la terre. En mettant au monde le kami du feu, Inzanami succomba à ses brûlures, Izanagi la poursuivit jusqu'au royaume des morts, la suppliant de revenir avec lui. Mais, au cours de leur voyage de retour sur la terre, il ne put obéir à son épouse qui le conjurait de ne pas la regarder. Aussi Izanagi ne put-il pas la ramener au royaume des vivants. Ayant contracté une souillure en rai son de son contact avec la mort, Izanagi alla se laver, et, de ses souillures purifiées naquirent de nouveaux kamis parmi lesquels Amaterasu, la déesse du soleil, dont un des descendants fut, au sixième siècle avant l'ère chrétienne, l'empereur Jimmu, l'ancêtre de tous les empereurs du Japon. L'autorité des empereurs japonais se trouvait ainsi confortée par cette origine divine, bien que mythique.

Amaterasu serait tombée de l'oeil gauche d'Izanagi tandis que le dieu de la lune, Tsukuyomi, serait tombé de son oeil droit, et que Susanoo, le violent dieu des typhons serait tombé de son nez. Amaterasu régnait dans la haute plaine du ciel, Tsukuyomi sur la nuit, et Susanoo, qui ne cessait pas de pleurer, transformait des montages verdoyantes en montagnes desséchées. Il faillit être exilé dans les pays souterrains, mais ayant juré sa sincérité, il fut réintégré dans le monde des grands kamis. Mais un nouveau conflit éclata entre la déesse du soleil et Susanoo ; il fut alors exilé et dut subir un supplice : on lui arracha les cheveux et les ongles.

Le Kojiki ayant souligné que le kami Izanagi avait été contraint de se purifier après avoir été mis en contact avec la mort, ce livre invitait à dresser la liste des souillures qui devaient entraîner une forme de purification. Le Formulaire de la grande purification de la sixième lune dresse l'énumération de toutes les fautes, tsumi, qui doivent être purifiées rituellement : brûlure des rizières, blocage des rigoles qui mènent l'eau aux rizières, déplacement des conduites d'eau, usurpation des champs d'autrui, écorchure d'un cheval, lèpre, état de bossu, inceste avec sa propre mère, inceste avec sa propre fille, relations sexuelles avec une mère et avec la fille de celle-ci, relations sexuelles avec une fille puis avec la mère de celle-ci, relations sexuelles avec un animal domestique, calamité provoquée par des insectes, par la foudre, dévastation de territoires par les oiseaux, malédiction par magie... Toute faute semblable à celles qui précèdent doit nécessairement impliquer une purification soit de l'individu soit de l'ensemble de la collectivité nationale. En fait, il ne s'agit pas de fautes au sens proprement éthique, mais plus exactement de transgressions de certaines limites, lesquelles ne sont pas toujours strictement définies, mais sont toujours susceptibles de provoquer une réaction de violence de la part d'un kami, même celui qui peut paraître le plus inoffensif. Le meilleur moyen d'échapper à toutes les manifestations redoutables de ces divinités, c'est toujours d'éviter l'approche des kamis.

A la fin du premier livre du Kojiki, la grande déesse du soleil confie l'empire du Japon à son fils : mais, celui-ci se heurte à l'hostilité des dieux de la terre, et ce n'est que le petit-fils d'Amaterasu, Ninigi, qui pourra effectivement recueillir l'héritage. La déesse décréta : Cet opulent pays de rizières est la terre où mes descendants doivent régner. Toi, mon petit-fils, va et règne... La prospérité de la lignée impériale est aussi infinie que le ciel et la terre ! Elle remit aussi à son petit-fils son miroir en lui disant : Regarde dans ce miroir comme si tu me regardais ; vis avec lui, aussi bien quand tu seras couché pour dormir que lorsque tu es éveillé, elle lui remit également un joyau et un sabre sacré, qui constitueront les trois trésors, insignes des grandes prérogatives impériales, qui ont toujours permis par la suite d'identifier le politique et le sacré religieux. Les derniers épisodes de cette première partie du livre rassemblant les notes sur les événements passés du Japon soulignent enfin quelle pouvait être la vie des anciens Japonais, juste avant leur entrée dans l'histoire : la pêche, la chasse et la cueillette représentaient leur premier bonheur. Si les fruits de leurs récoltes étaient abondants, ils devaient considérer cela comme leur suprême bonheur, et ils n'imaginaient sans doute pas que quelque chose puisse être supérieur à ce bonheur.

Les deux autres livres du Kojiki sont formés par des généalogies de souverains, plus ou moins mythiques, plus ou moins historiques, qui ont consacré les temps anciens du Japon. Ces livres rassemblent ainsi de grandes histoires d'amour, des récits poétiques et des anecdotes édifiantes, qui présentent encore le Japon tel qu'il pouvait être avant l'histoire scientifique, mais qui manifestent certainement que l'âme japonaise, depuis ses origines les plus anciennes et même les plus mythiques, se trouve toujours à la recherche d'une esthétique qui veut établir une grande harmonie entre l'homme et la nature qui l'entoure.

Le but premier du Kojiki, ainsi qu'il a déjà été affirmé, était d'affirmer la légitimité historique, mais également de droit divin, de la dynastie impériale, tout en précisant les liens qui pouvaient et qui devaient unir les différents clans avec la monarchie instituée. La généalogie des dieux n'avait sans doute pas d'autre motif que d'exprimer la filiation divine des empereurs, affirmant immédiatement l'autorité de la famille impériale. Et bien que le bouddhisme soit, à l'époque de la rédaction du Kojiki, devenu une religion de la cour impériale, il n'est absolument pas évoqué par l'auteur de ce livre ; de même, l'influence des idées politiques, venues du continent, et particulièrement de la Chine, est entièrement passée sous silence. En effet, la religion et les idées politiques étrangères paraissaient alors difficilement conciliables ou compatibles avec l'affirmation de la souveraineté de droit divin, puisqu'elles menaçaient, dans leur existence même, les divinités autochtones.

La Chronique du Japon

En 720, un second livre faisait son apparition : le Nihon Sho Ki ; il se présentait comme la Chronique du Japon. Et c'est par cette oeuvre que nous pouvons connaître la date de l'introduction officielle du bouddhisme sur le sol japonais, en l'an treize du règne de l'empereur Kimmei (552). C'est par ce livre également que nous découvrons que le prince Shotoku, sous le règne de l'impératrice Suiko, fut le véritable initiateur et maître du bouddhisme japonais : il avait compris qu'une forme de pensée, telle qu'elle est exprimée dans le bouddhisme, avec ses affirmations universalistes, devait jouer un très grand rôle comme principe d'une nation dont le gouvernement se voulait entièrement centralisé, notamment sous sa conduite, en tant que régent de l'empire japonais. Cependant, il ne faudrait pas croire trop rapidement que la nouvelle religion devait supplanter immédiatement les croyances traditionnelles. En effet, le culte des kamis se présentait simplement comme une philosophie de la vie, s'attachant essentiellement à la nature et à ses manifestations heureuses ou malheureuses. En revanche, le bouddhisme, quant à lui, s'occupait davantage d'une métaphysique s'intéressant au devenir de l'âme humaine, au cours de ses pérégrinations post-mortelles, portant également son attention sur les autres. La métaphysique et l'altruisme étaient complètement ignorés par le shinto primitif et archaïque.

C'est sans conteste l'arrivée du bouddhisme qui permit au shinto japonais de prendre une conscience beaucoup plus nette de son existence et de sa réalité. La rencontre du shinto et du bouddhisme permit donc de donner naissance à un syncrétisme religieux, les deux manifestations religieuses pouvant se compléter, dans ce pays où la tolérance en matière de religion fut toujours très respectée. Dès les origines de l'installation du bouddhisme au Japon, les moines bouddhistes essayèrent de récupérer la voie des kami et même à l'amplifier, faisant par exemple de ces divinités autochtones du Japon des incarnations temporaires de leurs propres dieux Ainsi, les divinités importées de l'extérieur par toutes les religions continentales devenaient des divinités locales, et le peuple, quant à lui, pouvait se retrouver facilement dans l'organisation du shinto En effet, il faut toujours garder en mémoire que ce sont les bouddhistes qui ont permis l'organisation dogmatique du shinto, lequel n'était, avant eux, qu'un ensemble assez vague de croyances et de superstitions populaires. Toutefois, il ne faudrait pas s'imaginer que ces moines bouddhistes se soient facilement accommodés d'une telle situation : de nombreux documents montrent qu'à toutes les époques les bouddhistes ont toujours cherché à éliminer le culte des kami au profit de leur propre organisation religieuse. Et, si la voie des kamis a pu survivre, au cours des siècles, il faut en chercher la raison dans la volonté politique des empereurs, qui ont toujours cherché à garder un contact de protection à l'égard des divinités ancestrales de leur pays.

En effet, les empereurs, même ceux qui s'étaient convertis à la voie du Bouddha, ne délaissèrent cependant jamais la voie des kamis ancestraux. Il ne s'agissait pas pour eux d'une simple mesure de prudence à l'égard de ces divinités que l'on disait particulièrement irascibles. En fait, l'important, pour les mikados, c'était d'assurer le maintien des traditions les plus vivantes, notamment celles qui avaient trait, plus ou moins directement, avec le respect dû à la famille impériale, dans toute son extension.

Comment aurait-il été possible d'asseoir le pouvoir et le prestige impérial, si l'on supprimait, par une simple mesure arbitraire, les origines, fussent-elles mythiques, du descendant majestueux du kami du soleil, la grande déesse ? Il convenait aux empereurs d'établir, de manière indiscutable, la suprématie de leur propre famille sur tout l'ensemble des autres clans qui se partageaient le gouvernement des îles japonaises. La suprématie était garantie par son origine de droit divin : refuser d'accorder quelque crédit aux dieux ancestraux qui assuraient la sauvegarde et le maintien de la dynastie impériale aurait été une erreur fatale pour toutes les générations futures.

Avec l'installation officielle du bouddhisme sur le territoire impérial, la voie des kamis, la manifestation la plus originelle du shinto, fut parfois passée sous silence. Le Nihon Sho Ki rapporte même le fait que l'empereur Kôtoku méprisait à tel point cette voie des divinités anciennes de son pays qu'il fait abattre les arbres d'une forêt considérée comme sacrée, ouvrant ainsi la voie à l'impératrice Saimei qui agit de même pour utiliser ce bois afin de construire sa propre résidence. En tout état de cause, mis à part ces faits relativement exceptionnels, les empereurs ne purent jamais laisser éteindre le culte de ces dieux qui leur garantissaient un pouvoir sur leurs sujets : une telle maladresse aurait certainement abaissé leur prestige personnel, en ouvrant la porte à tous les abus... C'est alors que les théologiens les plus savants établirent une sorte de principe qui servit ensuite de règle fondamentale : le bouddhisme et le shinto n'étaient en fait que les deux aspects d'une seule et unique réalité. Ces théologiens établirent ainsi des correspondances et des identifications entre les kami et les boddhisattvas, en fonction de leurs attributions respectives dans l'une et l'autre religions. De ce fait, à plue ou moins longue échéance, le bouddhisme aurait dû finir par supplanter le shinto, puisque cette première religion apparaissait comme parfaitement constituée et structurée alors que la seconde était presque totalement inorganisée... Il n'en fut rien. Cela est sans aucun doute dû à la forme beaucoup trop savante de l'élaboration théologique à l'intérieur de la doctrine bouddhiste, mais aussi aux nombreuses divisions qui séparaient le bouddhisme, où personne n'avait le droit ni le pouvoir d'imposer un doge définitif venant s'ajouter aux grands principes qu'avait pu énoncer Gautama Bouddha, notamment dans son Sermon de Bénarès. Il convient également de souligner que les cultes locaux se souciaient très peu d'une organisation théologique universalisante. Et les différends théologiques qui pouvaient exister entre les interprétations des savants n'affectaient en rien les pratiques populaires traditionnelles. C'est ainsi que les moines bouddhistes eux-mêmes pouvaient utiliser les mêmes techniques que les plus fervents fidèles des sanctuaires attribués aux kamis. Les cultes, différents cependant idéologiquement, mêlaient leurs chants et leurs louanges aux divinités dans des concerts parfois totalement dissonants.

Par la suite, le Kojiki a pu être considéré comme la Bible, le livre fondamental des Japonais fervents du shinto écrit après l'introduction officielle du bouddhisme, il fut vraisemblablement écrit par des lettrés qui avaient eu quelque contact avec la nouvelle doctrine. Cela permet de comprendre les notions syncrétistes qui se trouvent dans ce livre comme dans le Nihon Sho Ki, qui lui est postérieur de quelques années. Les conditions qui ont présidé à la composition et à la rédaction de ces deux textes voulaient établir le fondement divin et héréditaire de la dynastie, et, par la même occasion, fixer les traditions nationales, ainsi qu'il est d'ailleurs précisé dans la préface du Kojiki.

Le sursaut nationaliste

C'est donc sous l'influence du bouddhisme que le shinto lui-même a pu se constituer, à tel point qu'à certains moments de l'histoire, la religion du Japon a parfois été considérée comme une production issue de la doctrine de l'Illuminé Gautama Bouddha. Certes, il faut reconnaître que la souplesse des rites primitifs de la voie des kamis ne pouvait être à l'origine d'une théorie de la religion strictement définie par une organisation rigoureuse des dogmes.

L'effort des moines bouddhistes, qui voulaient certainement installer leur propre conception de la religion dans les îles japonaises, finit par contraire la voie des kamis à se doter d'une structure, même si celle-ci devait encore rester très souple. Dès les premiers temps de l'installation du bouddhisme au Japon, les idées religieuses, mais aussi les conceptions philosophiques et sociales, venues de Chine, donnaient une base de réflexion pour les partisans du shinto ancestral.

Les explications, de plus en plus poussées, de plus en plus détaillées, de ces adeptes du shinto traditionnel permettaient à celui-ci de se donner ainsi une ossature beaucoup plus rigoureuse...

A la fin du dix-neuvième siècle, et certainement aussi sous l'influence occidentale qui ne cessait de grandir dans ce pays, à la fois ancien et moderne, les grands théoriciens de la restauration impériale se proposèrent de donner au Japon une religion nationale, qui serait officiellement la religion de État, en réaction contre la symbiose plutôt anarchique entre le bouddhisme et la voie des kami.

Pour mener à bien leur souhait, ils s'attachèrent à démontrer que le shinto était déjà bien connu et pratiqué, bien avant la mission bouddhiste du sixième siècle de l'ère chrétienne. De plus, ils soulignèrent que le shinto avait lui-même présidé à la fondation de l'empire japonais. Leur manière de procéder relevait d'une référence à un type de lecture du Kojiki, qui excluait, de manière systématique, toutes les formes d'inspiration de rédacteurs bouddhistes. Pour faire bref, ces théoriciens de l'idée impériale voulaient minimiser, à tout prix, l'influence et le rôle de cette doctrine étrangère, venue du continent, pour insister principalement sur la permanence de la doctrine des kami, le shinto unifié et immuable depuis de nombreux siècles, alors que le bouddhisme lui-même se divisait sans cesse en de multiples sectes en lutte permanente les unes contre les autres. Cependant, il faut convenir de l'erreur d'interprétation de ces théoriciens trop ardents à défendre la monarchie impériale : si la multiplicité des sectes pouvait desservir la cause du bouddhisme, cette même diversité pouvait témoigner d'une grande activité de recherche et de spéculation par l'apport à la doctrine originaire telle qu'elle avait pu être proclamée par le Bouddha. En revanche, l'apparence d'unité du shinto repose, en grande partie, sur l'absence de toute doctrine établie, sur l'inexistence complète d'une structure religieuse. Leur idée de fonder ainsi une grande religion, au même titre que les autres, pouvait difficilement aboutir.

Toutefois, l'entreprise n'était pas entièrement dénuée d'intérêt ni de fondement historique. Dès le Moyen-Age d'ailleurs, les partisans du système impérial maintenaient ferrement le principe d'une dynastie de droit divin qui garantissait l'autorité du mikado. Le pouvoir même de l'empereur se couvrait alors d'une autorité transcendante, alors que les grands féodaux menaçaient l'existence même de l'empire. De cette façon, les partisans de l'empereur faisaient naître une idée, un sentiment national qui allait traverser les siècles, pour renaître avec une grande puissance sous l'influence des grands théoriciens du dix-neuvième siècle.

Aussi longtemps que le Japon connut une existence simplement insulaire, ignorant la plupart du temps les affrontements du monde extérieur, le bouddhisme, avec ses grandes intuitions universalistes, a pu servir de support idéologique à la mentalité japonaise. Seulement, quand le monde se dressa avec hostilité contre cet État impérial, il apparut à certains penseurs qu'il était nécessaire d'appeler les dieux ancestraux à l'aide. Ils étaient les dieux primitifs du pays : ils devaient le défendre contre toute ingérence étrangère. Déjà, au douzième siècle, d'ailleurs, les tentatives d'invasion par les Mongols avaient été repoussées par les vents divins, les kamikazes. Le shinto, la grande voie traditionnelle des kamis, ne pouvait que favoriser l'idée de la renaissance nationale autour d'une même conception de la religion.