La doctrine taoïste

 

Selon Lao-Tseu, la loi fondamentale, celle qui préside à toute existence, est celle du retour au Tao, dont tous les êtres tirent leur propre existence. Mais l'essentiel, pour le sage authentique, pour celui qui deviendra progressivement un véritable saint, ce n'est pas de connaître, de manière purement intellectuelle, cette loi, c'est de la réaliser, au plus intime de lui-même, en faisant 1ui aussi un retour au Tao, pour retrouver son unité primordiale, sa simplicité originelle, sa vacuité essentielle.

La condamnation de la science

La connaissance du Tao n'est pas une connaissance ordinaire, au même titre que les autres, d'ailleurs les sages taoïstes condamnent presque unanimement toute la science en la présentant comme un danger pour celui qui recherche son unification première. Pour retrouver l'unité primordiale pour effectuer complètement le grand mouvement du retour au Tao, il convient de lutter contre tous les méfaits de la science discursive, il faut se libérer de toutes les déterminations intellectuelles. La science, conduite par l'intelligence humaine, ne fait jamais rien d'autre que d'introduire de la multiplicité dans l'âme, et c'est en cela qu'elle est véritablement dangereuse, puisqu'elle empêche finalement l'âme de retrouver l'unité qu'elle recherche. Une purification des sens et des passions s'avère nécessaire : les organes des sens sont, selon la conception chinoise antique de la physiologie, des ouvertures par lesquelles les principes vitaux peuvent s'échapper, si ces organes ne sont pas contrôlés : les passions également sont considérées comme pouvant conduire à une déperdition de l'énergie vitale ou spirituelle. Il est donc nécessaire de commencer par une ascèse rigoureuse pour réaliser non pas la suppression des organes des sens, mais leur usage le plus harmonieux possible, par un emploi modéré :

Les cinq couleurs font que les yeux ne voient plus.

Les cinq notes font que les oreilles n'entendent plus.

Les cinq saveurs rendent la bouche percluse.

Les courses et la chasse affolent l'esprit de l'homme.

Les denrées rares entravent ses travaux.

La première discipline, qui se trouve être exigée de la part du taoïste, c'est une discipline qui vise à réduire le gaspillage du principe vital, qui se trouve dans le corps humain. Ce corps est un ensemble complexe de souffles. Certains d'entre eux, appelés les gros souffles, regroupent les matières terrestres : les os et la chair ; d'autres, plus subtils, auraient une origine céleste, ainsi le sang et l'esprit. Les cinq viscères (coeur, poumons, reins, foie et rate) correspondent aux cinq éléments (feu, métal, eau, bois, terre), lesquels indiquent les orients, les quatre vents et leur centre, les couleurs (rouge, blanc, noir, azur et jaune). Tous ces souffles manifestent des énergies dans le cosmos et permettent au corps humain, ce microcosme, de correspondre avec l'univers entier, le macrocosme. Cette correspondance est poussée jusqu'à l'union parfaite entre le corps et le monde, grâce à la fusion qui s'opère avec le Tao. L'adepte visualise l'ordre divin, mais surtout les esprits qui sont répandus à travers le monde, en tournant son regard vers l'intérieur même de son corps : il ordonne tous ses souffles dans une contemplation extatique, par la pratique de la respiration de type embryonnaire. Le but est de retrouver le souffle vital de l'embryon, de revenir à l'état de foetus dans la matrice, pour que le corps empirique donne véritablement naissance au corps immortel. Au terme d'une longue gestation, l'immortel peut apparaître, laissant définitivement le corps mortel, tel le papillon qui sort de sa chrysalide, pour s'envoler dans le monde.

Les organes de l'homme lui permettent aussi d'entrer en communication avec le monde extérieur. Mais, seule, la communication avec le souffle cosmique peut permettre à un homme de connaître la grande vie, l'immortalité. De là découlent toutes les techniques respiratoires qui sont exprimées par les sages du taoïsme. Certains vont même jusqu'à affirmer que si les hommes ordinaires respirent par le gosier, le sage, quant à lui, respire par tout son corps à partir de ses talons. Pour arriver à cette forme de respiration corporelle, toutes sortes de pratiques et de recettes sont données dans les livres sacrés et dans leurs principaux commentaires : gymnastique, exercices sexuels, absorption de drogues et d'élixirs, alchimie... concouraient à assouplir et faire circuler les différents souffles intérieurs Un très long apprentissage permettait de parvenir au souffle embryonnaire.

A la conquête de l'immortalité

La vie éternelle dépend, pour le taoïsme, de la manière dont les hommes traitent les organes du corps : le vulgaire qui les néglige se trouve, en quelque sorte, condamné à la mort, tandis que l'adepte taoïste, qui les entretient et qui les traite admirablement, peut ainsi obtenir l'immortalité, en détruisant les causes de mort et en produisant l'embryon d'un corps immortel.

Les procédés alchimiques sont les plus puissants pour acquérir une longue vie et l'immortalité, mais ils ne peuvent pas être utilisés en premier ; pour avoir recours à eux, il faut d'abord commencer par les autres. Ces procédés alchimiques consistent essentiellement dans l'absorption du cinabre, un sulfure de mercure. Mais avant d'absorber un tel produit, il convient de le préparer soigneusement, en se soumettant à une technique, vraisemblablement très compliquée, puisque les livres taoïstes ne rapportent pas tout ce qui concerne cette préparation, laquelle est souvent transmise oralement d'un maître à son disciple, comme un secret jalousement gardé des transmutations du cinabre, un corps rouge qui devient blanc, une pierre qui ne se transforme pas en chaux, mais en mercure, puis de nouveau en cinabre.

Un alchimiste du quatrième siècle de l'ère chrétienne, dans un ouvrage, le Baopuzi, explique comment il convient de faire revenir le cinabre, pour en obtenir une forme sublimée, laquelle ouvre les portes de l'immortalité :

En brûlant le cinabre dansha, on obtient le mercure shuiyin. Il y a des gens qui ne peuvent pas le croire : 'Le cinabre, disent-ils, est un corps rouge, comment pourrait-il devenir ce corps blanc ?'. Et ils disent encore : 'Le cinabre est une pierre ; or les pierres que l'on calcine deviennent de la chaux ; comment le cinabre seul pourrait-il l'éviter pour devenir du mercure ?

Le cinabre qui a subi une transmutation yizhuandan, celui qui en prend devient immortel en trois ans. Le cinabre qui a subi deux transmutations, celui qui en prend deviendra immortel en deux ans. Le cinabre qui a subi trois transmutations, celui qui en prend deviendra immortel en un an. Le cinabre qui a subi quatre transmutations, celui qui en prend deviendra immortel en une demi-année. Le cinabre qui a subi cinq transmutations, celui qui en prend deviendra immortel en cent jours. Le cinabre qui a subi six transmutations, celui qui en prend deviendra immortel en quarante jours. Le cinabre qui a subi sept transmutations, celui qui en prend deviendra immortel en trente jours. Le cinabre qui a subi huit transmutations, celui qui en prend deviendra immortel en dix jours. Le cinabre qui a subi neuf transmutations, celui qui en prend deviendra immortel en trois jours.

Celui qui peut parvenir à pratiquer ces recettes alchimiques qui sont, il faut le rappeler, gardées jalousement par les maîtres comme un secret initiatique, devient donc un immortel du plus haut rang. Mais cette technique n'est donc pas non plus universellement appliquée par les adeptes du taoïsme ; d'autres voies peuvent mener à cette immortalité, bien qu'à un rang considéré comme moindre. Il en est ainsi des techniques du souffle et des recettes de drogues non-alchimiques. Actuellement, il n'existe plus aucun maître qui ose affirmer que l'alchimie soit nécessaire pour obtenir l'immortalité. Les procédés alchimiques laissent davantage de place aux autres techniques.

Ces techniques étaient, dès le quatrième siècle de l'ère chrétienne d'ailleurs, des pratiques diététiques et des pratiques favorisant la circulation du souffle à l'intérieur de l'individu. Ces deux procédés allaient d'ailleurs souvent de pair pour que le fidèle puisse obtenir la longue vie et l'immortalité. La réflexion première se portait naturellement sur la cause principale qui pouvait provoquer la mort : la réponse était trouvée dans l'habitude que les hommes ordinaires avaient de se nourrir de céréales. Selon les théories les plus anciennes, les céréales font naître dans le corps des vers qui rongent entièrement la vitalité et qui provoquent, à plus ou moins longue échéance, la mort de l'individu qui les consommait. Il ne s'agit naturellement pas des vers ordinaires, comme les vers intestinaux par exemple ; il s'agirait plutôt d'êtres transcendants, appartenant à la catégorie des esprits mauvais qui peuvent circuler à l'intérieur du corps humain. Ces vers, selon la doctrine classique du taoïsme, sont au nombre de trois : le premier rend aveugle, sourd, chauve, il fait tomber les dents, obstrue le nez et donne une mauvaise haleine ; la deuxième cause des palpitations de coeur, il est à l'origine de l'asthme et de la mélancolie ; sous l'action du troisième, les intestins se tordent, la peau se fane, les os se dessèchent, les poignets deviennent douloureux, la pensée n'est plus forte, ni non plus la volonté, il devient impossible de se nourrir et l'on ressent atrocement la faim, la tristesse envahit le coeur de l'homme, son esprit travaille au ralenti et tombe en décrépitude. Ce sont ces trois vers, qui, par leur action malfaisante, causent la ruine de l'homme, en lui imposant des maladies corporelles. Mais leur action se manifeste aussi dans le domaine spirituel : ces vers jouent le rôle d'espion à l'intérieur du corps pour dénoncer devant le ciel les péchés de l'individu dans le corps duquel ils se sont installés.

Leur dénonciation a pour but de faire mourir plus rapidement cet homme, en lui diminuant son temps de vie : ces vers sont alors plus rapidement libérés du corps dans lequel ils se trouvaient enfermés, ils ont ainsi tout intérêt à ce que l'homme ne vive pas longtemps. Souhaitant sa mort la plus rapide possible, ces vers, appelés aussi les cadavres, cherchent à l'empêcher d'atteindre la vie éternelle, aussi bien en agissant matériellement sur la longueur de sa vie sur la terre que moralement en dénonçant tous les péchés. L'homme qui veut vivre longtemps et qui veut atteindre l'immortalité doit chercher par tous les moyens à se débarrasser de ces trois vers, de ces trois cadavres. Le procédé diététique le plus couramment employé est l'interruption des céréales , les céréales sont considérées comme les nourritures qui alimentent ces vers, en interrompant leur consommation, on ne les nourrit plus : les cinq céréales (riz, millet, blé, avoine et haricots) sont perçues comme des aliments nuisibles pour celui qui veut parvenir à l'immortalité ; on dit d'elles qu'elles sont des ciseaux qui coupent la vie ou qui font que la vie est courte. Celui qui accepte qu'un seul grain entre dans sa bouche ne peut plus espérer la vie éternelle. Mais il faut remarquer qu'elles sont beaucoup plus dangereuses encore qu'il n'y parait au premier abord ; en effet, les hommes s'en nourrissent depuis des générations, et le mal qu'elles produisent, en les nourrissant depuis longtemps, est devenu héréditaire : ce mal commence dès avant la naissance.

Alors, pour réagir contre ce mal, l'homme qui espère obtenir l'immortalité doit se soumettre à un régime encore beaucoup plus strict que la simple abstinence de céréales ; il doit en plus, renoncer au vin, à la viande, à tout ce qui a une forte saveur, car c'est dans ces aliments que se tiennent cachés tous les démons qui veulent la mort de l'homme : il se baignera fréquemment, lavera régulièrement ses vêtements et brûlera de l'encens en signe de purification intérieure. Il va sans dire que ce régime très sévère pour l'alimentation de celui qui veut acquérir l'immortalité présente des moments particulièrement pénibles, surtout dans les premières semaines ; les sages taoïstes recommandent donc de ne l'appliquer que progressivement, en compensant les aliments traditionnels par l'usage de certains fortifiants ou de certaines drogues : le sésame, la digitale, la réglisse...

Mais les pratiques les plus courantes visant à l'obtention de l'immortalité se trouvent dans les exercices respiratoires, qui n'empêchent cependant pas un régime alimentaire approprié. Il convient à l'adepte d'apprendre, par exemple, à se nourrir de son souffle : en s'alimentant de cette manière, c'est-à-dire en contrôlant ses inspirations et ses expirations, en concentrant toute sa pensée sur la circulation du souffle à travers le corps tout entier, le sage taoïste, qui aspire à la sainteté, se nourrit uniquement de ce qui lui vient du Tao, de sa Mère mystérieuse. Il aboutit à la sainteté, en réalisant l'ataraxie parfaite, se retrouvant dans l'origine des choses. Dans sa méditation, il s'identifie au Tao, et, dans le même mouvement, il unifie sa propre personne, débarrassée de toutes les préoccupations de ce monde, de toutes les conventions sociales, de la notion du bien et du mal. La circulation du souffle est certainement la technique d'immortalité la plus en vogue depuis les temps les plus anciens : il s'agit, en fait d'une manière très spéciale de respirer qui est entretenue par un apprentissage et des exercices quotidiens. L'air s'aspire naturellement par le nez et il s'expire par la bouche ; entre ces deux organes, il s'agit de lui faire effectuer le plus long trajet possible, afin que tous les organes corporels soient nourris par lui. Il faut d'abord apprendre a retenir son souffle, le temps de trois, cinq, sept ou neuf respirations, puis jusqu'à douze. Mais là ne s'arrête pas cet apprentissage : il faut arriver à retenir ensuite ce souffle jusque cent vingt respirations. A ce stade, l'étudiant est alors apte à soigner et à guérir ses propres maladies uniquement par sa seule respiration. Mais il lui faut encore continuer davantage, la plupart des auteurs taoïstes recommandant de retenir son souffle pendant le temps de deux cents respirations, bien que ce nombre ne soit pas encore considéré comme le stade ultime. Ce n'est qu'en accédant aux mille respirations que l'on est proche d'acquérir l'immortalité. Une telle technique de rétention du souffle ne va pas non plus sans mal, car en agissant de la sorte, on risque souvent l'asphyxie ; en effet, au bout de trois cents respirations, les sens n'exercent plus leur activité ordinaire, les oreilles n'entendent plus, les yeux ne voient plus ; il faut alors cesser de retenir l'air, mais toujours de manière progressive ; ce n'est que de cette manière que le souffle peut parcourir l'ensemble du corps, depuis le nez jusque dans les derniers organes avant de revenir à la bouche. En pratiquant cet exercice, le sage qui aspire à la sainteté, c'est-à-dire finalement à l'immortalité, enferme du souffle en lui-même et il réussit à le faire passer de l'appareil respiratoire jusque dans l'appareil digestif, dans le canal des aliments, de façon à se nourrir de cet air qu'il vient de respirer. La médecine traditionnelle chinoise considérait que la respiration était étroitement liée à la digestion, et les sages du taoïsme ont pris à leur compte cette conception, en baptisant cette technique de respiration embryonnaire , dont le principe même est de reproduire dans l'homme accompli une respiration du type de celle de l'embryon dans le sein maternel. L'idéal était de parvenir à faire de l'individu un embryon pour le corps immortel ; mais il est évident qu'une telle technique ne pouvait être suivie très longuement : mises à part quelques légendes rapportant la vie des saints taoïstes, la nourriture par le seul souffle ne pouvait être un régime habituel ; appliquée trop longuement, elle ne pouvait que conduire à la mort, à la libération du cadavre ; il s'ensuit que les adeptes du taoïsme ont certainement très rapidement renoncé à généraliser ce procédé beaucoup trop dangereux pour leur propre survie, pour leur propre longue vie.

Puisque le corps est habité par de nombreux esprits l'exercice respiratoire, pratiqué comme une technique de gymnastique, permet à l'homme d'entrer en relation avec chacun de ces esprits, les faisant même pénétrer dans le corps proprement dit, auquel ils sont susceptibles d'apporter un supplément de vie. De surcroît, la récitation des textes sacrés permettait également d'extérioriser tous ces esprits, tous ces génies qui peuplaient le corps humain : ainsi, celui-ci est transfiguré dans une union mystique avec le Tao.

Par sa propre méditation, aidé en cela par les exercices respiratoires, le sage ou plus exactement le saint peut s'identifier au Tao : il est comme transporté hors du temps et hors de l'espace, dans la vacuité absolue, il connaît ainsi l'envol mystique, là est la beauté, la joie suprême pour le fidèle taoïste. En s'appuyant sur cette conception, les sages ont estimé que les immortels, les saints, véritables surhommes, pouvaient être comparés à des êtres volants. Une légende, tirée du Tchouan-tseu, parle ainsi de ces génies : Ils s'abstiennent de manger des céréales, ils aspirent le vent et boivent la rosée. Ils se font porter dans l'air et dans les nuées par des dragons volants. Tout homme est appelé à devenir ce surhomme, ce génie pour qui les puissances du monde n'existent plus : il lui faut cultiver son principe vital afin de parvenir à l'immortalité.