Les prolongements du Taoïsme

 

Même si le taoïsme n'était pas très en vogue parmi les lettrés, qui lui préféraient les doctrines plus rationnelles et plus explicatives du confucianisme, il exerça néanmoins une forte influence auprès de la cour des différents empereurs de la Chine ancienne. Auprès des maîtres taoïstes, ces empereurs cherchaient les moyens d'accroître leur vitalité et leur longévité, afin d'accéder à la dimension du surhomme dont parlaient les textes anciens. D'autre part, l'impact causé par le messianisme politico-religieux des sectes apparues ultérieurement dans l'histoire du taoïsme ne fut pas négligé au milieu des masses populaires. Ce messianisme entretenait deux éléments principaux : l'esprit de révolution par rapport à la classe dominante et tyrannique, et avec l'espérance de voir se lever le jour où le sage serait roi.

Le taoïsme de Tchouang-Tseu

La plupart des textes anciens des philosophes et des religieux du taoïsme n'ont pas réussi à traverser les siècles dans leur intégrité. Mis à part le Tao-Tö King, il faut aussi compter le Tchouang-Tseu, auquel il est possible d'ajouter le Lie-Tseu, même si l'authenticité de ce dernier ouvrage se trouve fortement contestée, puisqu'il apparaît qu'il s'agit d'une oeuvre de compilation, datant du troisième siècle de l'ère chrétienne, alors que son auteur aurait vécu au quatrième ou au cinquième siècle avant Jésus-Christ.

Si le livre du Lao-Tseu, appelé également le Tao-Tö King , se présente comme le plus célèbre des textes fondateurs de la discipline taoïste, l'oeuvre du Tchouang-Tseu en est la plus importante, car c'est par elle qu'il est possible de connaître la doctrine officielle du taoïsme antique, telle qu'elle a déjà pu être exposée précédemment.

De l'auteur du Tchouang-Tseu, Tchouang Tcheou, il n'est pas possible de savoir grand-chose : sa biographie se réduit simplement à quelques anecdotes : sa vie tout entière semble s'être déroulée dans le courant du quatrième siècle, bien que ses dates précises ne soient pas connues. Il se serait intéressé à tous les courants intellectuels de son époque, en accordant toutefois sa plus grande préférence à l'enseignement de Lao-Tseu et en manifestant pour défendre cette doctrine par de nombreuses anecdotes un talent de polémiste : ses adversaires n'arrivaient, paraît-il, jamais à se défendre complètement des attaques qu'il dirigeait contre eux. Parmi les anecdotes relatives à son existence, on raconte qu'il aurait toujours refusés les emplois officiels qui avaient pu lui être offerts, préférant la liberté aux plus grands honneurs :

Le roi Wen de Tchou, ayant entendu parler des talents de Tchouang Tcheou lui envoya un émissaire avec de gros présents pour l'inviter à sa cour et lui offrir un poste de ministre. Tchouang Tcheou se mit à rire et dit à l'émissaire de ce roi : 'Mille livres d'or sont certainement une très belle somme, la situation d'un ministre est assurément très honorable. Mais as-tu jamais regardé le boeuf que l'on conduit au sacrifice ? Après l'avoir soigneusement nourri pendant plusieurs années, on le revêt de tissus richement brodés pour l'introduire dans le grand temple. A ce moment-là, il préférerait sans doute n'être qu'un petit cochon oublié de tous, mais c'est trop tard ! Va ! Évite de me souiller ! J'aimerais mieux m'ébattre joyeusement dans un bourbier que de me voir mettre le licou par le maître d'un royaume. Je n'accepterai jamais une charge officielle, afin de vivre librement, selon mon bon plaisir.

C'est le seul événement biographique que les historiens ont pu retenir de la vie de Tchouang Tcheou ; même s'il n'est pas possible d'en établir l'authenticité rigoureuse, cette anecdote illustre la mentalité des taoïstes qui préféraient mener une existence de reclus, au lieu de se compromettre dans les différentes situations de la vie sociale.

Dans son oeuvre, et dans son enseignement, Tchouang-Tcheou reprend la conception du Tao, selon la doctrine même de Lao-Tseu ; néanmoins, son oeuvre reste très personnelle, car il a su la rendre très vivante par l'utilisation de nombreuses anecdotes. Comme Lao-Tseu, toute forme de science discursive se trouve condamnée par lui: : elle n'est que partielle et incapable de faire parvenir l'homme à la pleine possession du Tao, lors de sa quête de l'unité. Mais il lui est difficile d'exprimer positivement ce qu'est le Tao ; puisqu'il est ineffable, il ne peut d'ailleurs, remarque-t-il, que s'exprimer de manière négative : il est sans qualités, il est sans activité alors qu'il ne cesse jamais d'être pleinement efficace, il est sans forme, sans nom...

Tout ce que le sage taoïste peut espérer réaliser, c'est la parfaite unité, en rencontrant l'Un. Pour atteindre celui-ci et pour vivre du Tao, il convient de diminuer chaque jour de plus en plus jusqu'à parvenir au non-agir absolu : alors quand tu seras dans ce non-agir, dans ce non-faire, il n'y aura plus rien que tu ne puisses faire... La vie, c'est le chemin de la mort, la mort le commencement de la vie. Qui en connaît la loi ? La vie n'est que du souffle rassemblé. De fait, tant qu'il est assemblé, il y a vie, et dès qu'il se disperse, c'est la mort. Si la vie et la mort sont compagnes, pourquoi nous faire du souci ? Les dix mille êtres sont un. Il n'y a qu'un souffle qui pénètre et enveloppe l'univers... C'est la raison pour laquelle celui qui veut devenir un sage taoïste doit rechercher l'Unité et la chérir plus que toute autre chose.

Et cette intuition de la parfaite unification de l'univers tout entier dans le Tao permet ainsi à Tchouang Tcheou de considérer que le problème de la vie et de la mort doit être traité avec la plus grande sérénité, puisque ce sont les deux aspects d'une seule et même réalité. Cette sérénité devant la mort est exprimée dans une anecdote relative à la mort de Tchouang Tcheou :

Quand la femme de Tchouang Tcheou fut morte, Houei Tseu alla exprimer ses condoléances. Il trouva Tchouang Tseu accroupi, chantant et battant la mesure sur une jarre. Houei Tseu lui dit : 'Que vous ne pleuriez pas celle avec qui vous avez vécu, qui vous a donné des enfants et qui a vieilli avec vous, passe encore. Mais que vous chantiez en battant la mesure sur une jarre, c'est par trop fort !' - Mais non, dit Tchouang Tseu. Quand elle est morte, comment n'aurais-je pas été affecté au début ? Mais en réfléchissant à l'origine de toute existence, je trouvai qu'il fut un temps où elle n'était pas née ; où, non seulement, elle n'était pas née, mais aussi où elle n'était pas même un être physique ; bien plus, il fut un temps où elle n'était même pas un souffle : elle était confondue dans l'indistinction du Chaos. C'est de là que, par une première transformation, le souffle apparut ; par une nouvelle transformation, il y eut une base corporelle ; par une dernière transformation enfin, le corps eut de la vie. Maintenant une nouvelle transformation encore et c'est la mort. Ces phases sont comme la marche des quatre saisons, du printemps à l'automne, de l'été à l'hiver. Elle dort maintenant, tranquille dans le grand Reposoir. Si je me mettais à gémir en pleurant, je me jugerais moi-même incapable de pénétrer le destin, c'est pourquoi je m'en abstiens.

 La vie, comme la mort, n'est qu'une transformation naturelle de l'individu. Et c'est de cette manière que le sage taoïste commence à percevoir que tout dans l'univers concourt à la manifestation de l'unité : c'est aussi par là qu'il se distingue de la pensée indienne qui affirmait la loi universelle de la transmigration des âmes dans des corps différents, en raison du poids des actions individuelles (karman) : le retour au Tao est le retour à la patrie d'origine, c'est pourquoi le sage n'est pas affecté par la pensée de la mort et il demeure dans la plus parfaite sérénité.

Tout en découvrant dans la mort un phénomène naturel qu'il ne fallait pas craindre, Tchouang Tcheou n'hésite pas à affirmer que la condition des morts est plus enviable, plus heureuse que celle des vivants : il n'est nullement gêné d'établir une sorte de contradiction entre sa conception de la métamorphose physique des êtres vivants et son affirmation d'une survie de l'homme après la mort. Il semble que le sage taoïste ait alors adopté une croyance populaire pour illustrer sa thèse : la mort n'est pas redoutable. Une nouvelle anecdote permet de faire comprendre qu'il ne faut pas craindre la mort :

Un jour que Tchouang-Tcheou se rendait au pays de Tchou, il vit, sur la route, un crâne sec, blanc, vide, mais ayant conservé sa forme. Il le tapota de sa badine et lui demanda: 'Est-ce en perdant la raison dans ta soif de vivre que tu en es arrivé à cet état ? Est-ce parce qu'ayant causé la perte de ton pays tu aurais subi la peine (capitale) de la hache ? Aurais-tu mis fin à ta vie en raison de ton inconduite, essayant ainsi de laver l'infamie et la honte qui aurait rejailli sur tes parents, sur ta femme et sur tes enfants ? Ou bien es-tu mort de misère, de froid et de faim ? Est-ce la vieillesse qui t'a conduit là ?' Tchouang-Tcheou, ayant ainsi épuisé toutes ses questions, ramassa ce crâne, et, la nuit suivante, il s'en servit d'oreiller pour dormir. A minuit, le crâne lui apparut en rêve et lui dit : 'Tu m'as parlé comme un sophiste ou comme un dialecticien... Tu m'as parlé uniquement des difficultés et des souffrances de l'homme vivant. Tous ces embarras ne concernent pas l'homme mort. Veux-tu que je t'entretienne des joies de la mort ?' - 'Bien volontiers, répondit Tchouang-Tcheou'. Le crâne reprit : 'Chez les morts, il n'y a plus de seigneurs qui commandent, plus de vassaux qui obéissent, plus de problèmes des quatre saisons, plus de travaux. Paisibles, nous n'avons pas d'autre âge que celui du Ciel et de la Terre : on connaît un bonheur qui surpasse en félicité celui du plus heureux des rois sur son trône'. Incrédule et sceptique, Tchouang Tcheou lui demanda : 'Dis-moi, si je pouvais obtenir du gouverneur des destins qu'il rende la vie à ton corps, avec tes os, ta chair et ta peau, que tu puisses rentrer chez toi, revoir ton père, ta mère, ta femme, tes enfants, tes amis, ton village, n'y consentirais-tu pas ?' Le crâne le regarda fixement, il grimaça et dit : 'Comment pourrais-je renoncer à mon bonheur royal pour retrouver les misères humaines ?

Cette même sérénité en face de la mort, le sage Tchouang-Tcheou a réussi à la mener jusqu'au bout, jusqu'au moment où lui-même allait mourir :

Quand Tchouang-Tcheou fut à l'article de la mort, ses disciples exprimèrent le désir de lui faire de belles funérailles. Il leur répondit : 'Le ciel et la Terre seront mon cercueil et me tombe ; comme objets funéraires, j'aurai le Soleil et la Lune pour double anneau de jade, les étoiles pour joyaux, et j'aurai les dix mille êtres pour m'accompagner : vous voyez que rien ne manquera au cérémonial, qu'y ajouteriez-vous ?' Les disciples répliquèrent : 'Nous craignons que tu ne sois dévoré, Maître, par les corbeaux et les milans'. Tchouang-Tcheou répondit : 'A l'air, je serai dévoré par les corbeaux et les milans ; sous terre, je le serai par les fourmis. Quelle partialité que de vouloir priver les uns au détriment des autres'.

Bouddhisme et Taoïsme dans l'antiquité

Le Bouddhisme et le Taoïsme luttèrent farouchement pendant de nombreux siècles pour imposer la suprématie de leur forme religieuse respective sur les fidèles chinois.

Cette lutte repose certainement sur le fait que les deux courants religieux s'adressaient aux mêmes milieux, dans lesquels le sentiment avait beaucoup plus d'importance que le simple formalisme et que l'intellectualisme. L'un et l'autre voulaient présenter un culte public, afin de faire échapper la religion au simple phénomène individuel. Le Taoïsme ne pouvait guère pardonner au Bouddhisme de lui enlever ses propres fidèles, tandis que les bouddhistes supportaient très mal le fait de la mauvaise interprétation de leur doctrine par les taoïstes, qui faisaient du Bouddha une sorte de pur et simple avatar de Lao-Tseu. Les discussions étaient fréquentes et vives, même si elles ne portaient souvent que sur des points de détail sans jamais s'attaquer aux questions les plus fondamentales.

En fait, pour les fidèles illettrés comme pour les plus grands lettrés, les débats entre les deux religions n'offraient guère d'intérêt : il s'agissait de deux pratiques religieuses qui visaient à faire parvenir l'individu au salut, et toutes les querelles sur les moyens de parvenir à ce salut apparaissaient souvent inutiles. Qu'ils soient les adeptes du bouddhisme ou qu'ils soient les fidèles du taoïsme, les Chinois voulaient, avant tout, être sauvés et obtenir ce qu'il est convenu d'appeler leur propre salut, la vie éternelle bienheureuse, sans se soucier des pratiques à accomplir pour y parvenir. Seuls, les milieux particulière ment instruits dans les questions religieuses pouvaient percevoir les distinctions entre les deux religions.

Du mélange des idées bouddhistes et taoïstes dans les mentalités chinoises commença à naître la religion populaire plus moderne qui organisé toutes les croyances traditionnelles, sans se soucier avec précision de leurs propres origines. A lutter l'un contre l'autre, le bouddhisme et le taoïsme ont usé leurs forces : chacune de ses deux formes religieuses était assez forte pour empêcher que l'autre ne triomphe, mais n'était pas assez puissante pour assurer son propre triomphe. Et, finalement, c'est le confucianisme qui réussit à s'implanter comme la doctrine officielle et définitive de la pensée religieuse chinoise, ses adversaires ayant été très affaiblis par leurs discussions. Le confucianisme put alors pénétrer les masses populaires, dans la mesure où il apportait des éléments qui convenaient aux foules ; mais celles-ci ont toujours fait preuve de syncrétisme, prenant dans chaque religion ce qui convenait à leurs aspirations les plus profondes sans souci du dogmatisme religieux.

La situation présente du taoïsme

En se situant en dehors du courant de pensée du confucianisme, le taoïsme affirme principalement que la destinée de l'homme est entre les mains des hommes eux-mêmes, ceux-ci sont pleinement responsables d'eux-mêmes. A l'époque actuelle, les sages taoïstes ne croient plus guère en l'immortalité, d'autant plus qu'ils appartiennent aux milieux les plus cultivés. La pratique de la discipline peut cependant permettre aux individus qui l'appliquent de conserver et de prolonger la vitalité de leur jeunesse : plus personne ne croit guère à la survie de l'homme après son passage sur la terre, mais l'essentiel reste de garder le maximum de vitalité pendant toute l'existence.

Officiellement, le taoïsme n'est plus pratiqué, en tant que religion, notamment dans la République Populaire de Chine ; du moins, il n'est plus pratiqué officiellement, certains chinois pouvant sans doute appliquer la discipline dans leur cadre de vie personnel. En revanche, il est encore vivant dans les communautés chinoises extérieures à la Chine proprement dite, à Taiwan en particulier. Les prêtres ont gardé les rites rapportés par la tradition et ils continuent de les célébrer, notamment à l'occasion des grandes liturgies de funérailles. Les simples fidèles ne pratiquent aucun culte, mais ils s'adonnent régulièrement à la méditation et accomplissent des actions charitables. Cette forme du taoïsme méditatif reste vivante pour la simple raison qu'elle échappe totalement au contrôle des gouvernements, qu'ils soient ceux du continent ou ceux des îles chinoises. En effet, le gouvernement nationaliste, tout comme le gouvernement communiste a hérité du régime impérial ancien la grande crainte de toutes les manifestations ésotériques et de tous les mouvements secrets qui pourraient entraver son action administrative. Ainsi, le taoïsme est-il simplement toléré de part et d'autre, échappant à la persécution religieuse puisqu'il est impossible au pouvoir civil de contrôler et d'exercer une quelconque influence sur la méditation personnelle des citoyens. Néanmoins, il faut le reconnaître, le taoïsme, en tant que religion proprement dite, ne se trouve guère dans une situation très brillante, sa décadence remontant, on l'a vu, à une époque très ancienne. Il survit simplement dans le cadre du syncrétisme traditionnel des trois grandes religions qui ont exercé leur influence sur la Chine impériale : le taoïsme, le bouddhisme et le confucianisme.