Conclusion sur les religions d'Asie
Il est certes très difficile de donner une vision d'ensemble des différentes religions de l'Asie, chacune ayant son caractère propre et fondamental, même s'il lui est arrivé au cours de l'histoire de subir les influences d'une religion venue d'un pays voisin. C'est ainsi que nous avons pu remarquer que le bouddhisme s'est pratiquement imposé dans tout le continent asiatique comme un modèle de référence pour toutes les autres manifestations religieuses asiatiques, même pour le shinto japonais, qui s'est pourtant toujours défendu de cette ingérence des idées étrangères.
Malgré leurs différences profondes, quant à l'expression même de leurs croyances ou quant à l'application dans la pratique de leurs convictions, elles possèdent cependant des traits communs. Ceux-ci sont particulièrement sensibles dans le cadre des techniques rigoureuses que ces religions ont adoptées pour se faire connaître et se répandre sur tout le continent asiatique : ces techniques ne peuvent être possédées qu'après un très long apprentissage, se caractérisant lui-même par une ascèse authentique qui marque la progression des disciples qui ont accepté de se placer sous la conduite d'un maître. Ce dernier, après les avoir initiés dans la doctrine, souhaite les mener jusqu'à leur réalisation finale ou jusqu'à l'illumination.
Les techniques, qui sont défendues par les différents
gurus, se veulent essentiellement traditionnelles, c'est dire qu'elles ne sont
jamais des innovations pures et simples, mais qu'elles sont en fait les
conséquences et les manifestations actuelles d'un héritage très ancien, qui
dépasse même la pensée et la pratique de celui qui a été le tout premier à
s'avancer dans la voie de l'une ou de l'autre religion. Ainsi, à proprement
parler, il n'y aurait jamais de fondateur mais toujours simplement un initiateur
qui est en réalité un réformateur des idées religieuses véhiculées depuis
les origines jusqu'à lui-même. C'est ainsi que l'origine même de ces
religions se perd toujours dans la nuit des temps, dans un passé plus ou moins
mythique, plus ou moins légendaire, en tout cas très ancien historiquement...
Et, même dans le cas de ceux que l'on peut considérer comme de véritables
fondateurs de religions nouvelles, ainsi : le Jina, Vardhamâna Jnâta, le
Bouddha, Siddharta Gautama, Confucius et Lao-Tseu, qui sont tous des personnages
historiques, ne proposent, en aucun cas, un enseignement absolument novateur. Il
faut d'ailleurs remarquer qu'ils sont tous contemporains, apparaissant au
sixième siècle avant l'ère chrétienne, tout comme le présocratiques et
Pythagore en Grèce, tout comme les derniers prophètes du peuple d'Israël,
c'est-à-dire à une époque particulièrement traversée par les doutes, les
incertitudes, dans une crise que l'on peut bien qualifier d'universelle. Ces
grands fondateurs de religion, dans le monde asiatique, ne se présentent donc
jamais comme des innovateurs, mais bien comme des transmetteurs qui veulent
redonner à la religion ses caractères initiaux qui avaient pu être corrompus
au fil des ans par une tradition trop humaine. Plus que des inventeurs, ils se
découvrent toujours comme des restaurateurs, remettant en valeur les traditions
originaires, ou fixant par écrit les différentes manifestations orales
éparpillées. C'est de cette manière que se présente le Bouddha lui-même,
alors qu'il apparaît souvent comme celui qui a effectué un commencement
absolu, en mettant en route la Roue du Dharma ; mais il fait constater lui-même
qu'il n'a pu mettre en route la grande Loi du bouddhisme qu'après avoir connu
un grand nombre d'existences antérieures avant de parvenir à son Éveil.
Chaque fois qu'un nouvel enseignement semble être donné, il est toujours situé, présenté comme l'enseignement le plus ancien, qui se trouve développé et qui arrive ainsi à sa pleine maturation, telle qu'elle a pu être pensée et voulue depuis les origines de la religion.
Ainsi, les religions d'Asie se sont établies sur une
illumination qui a permis de comprendre davantage les sources mêmes qui avaient
pu être celles de leur culture antérieure ; elles ont voulu retrouver leurs
propres sources, et, ce faisant, elles ont permis aux hommes mêmes de retrouver
leur source profonde, qui devra finalement permettre à chacun d'eux de
s'épanouir pleinement. La méthode proposée par chacune d'elles doit
nécessairement conduire à l'illumination de l'individu ou du groupe. Cette
méthode est toujours une véritable ascèse, même si les techniques sont
propres à chacune des différentes religions. Néanmoins, c'est la maîtrise de
l'individu sur son propre souffle qui est toujours considérée comme la
première étape indispensable qu'il lui faut franchir ; cette maîtrise peut
s'obtenir grâce à des postures corporelles différentes, grâce à la
concentration visuelle puis mentales sur certaines peintures, sur certains
objets, ou sur le corps lui-même. La concentration apparaît aussi comme une
étape excessivement importante : elle s'obtient notamment par la récitation de
prières ou de mantras, toujours prononcés de manière rythmée et avec des
accentuations particulières, destinées à provoquer le rassemblement de toutes
les énergies, plus ou moins captives à l'intérieur du corps humain, pour leur
permettre également de se fondre dans l'unité primordiale de l'être.
Toutes ces recherches sont nécessairement conduites sous l'autorité d'un maître, qui a déjà expérimenté pour lui-même et à l'école d'autres maîtres réputés toutes les techniques qu'il peut alors à son tour enseigner à ses propres disciples. Les novices, qui revêtiront ultérieurement l'habit distinctif de leur appartenance à telle ou telle religion, sont initiés à la doctrine de celui en qui ils ont placé toute leur confiance. Mais il ne suffit pas d'être un théologien ou un individu particulièrement instruit dans le domaine religieux pour être reconnu comme guru, et il convient de remarquer que très souvent les gurus sont des analphabètes : pour être qualifié de guru, il est nécessaire que l'enseignement dispensé contienne un réel équipement spirituel. Personne ne peut s'improviser maître spirituel, mais ce sont les disciples eux-mêmes qui peuvent honorer leur maître de ce titre particulièrement sacré, puisqu'il manifeste une sorte d'incarnation ou de présence de la divinité.
L'initiation que le guru offre à ses disciples ne signifie rien d'autre que le passage d'une vie profane à une existence consacrée à la divinité ; c'est une forme de renaissance qui fait passer du monde relatif à un univers absolu. Désormais, tous les actes de l'initié auront eux-mêmes une valeur ou une dimension sacrée, puisque tous les pouvoirs que possède un maître reconnu peuvent passer à ses disciples, par un transfert direct de sa sagesse. Car les religions de l'Asie sont plus portées à l'acquisition et au développement de la sagesse humaine qu'à la fréquentation d'un dieu ou de plusieurs divinités. Le but de toute initiation est de faire parvenir l'individu à la sagesse à laquelle chaque homme aspire au plus intime de lui-même, en se libérant de toutes les entraves qui peuvent lui être imposées presque naturellement par les circonstances extérieures.
La sagesse est le véritable chemin de la liberté. Et ceux qui ont accepté de se soumettre à cette sagesse se découvrent comme investis de pouvoirs surnaturels : le sage acquiert, au cours de son initiation, tous ces pouvoirs qui appartiennent en propre aux grands chefs spirituels : pouvoir de guérison, pouvoir de résurrection même, pouvoir de nourrir les plus grandes foules, pouvoir de dompter tous le; phénomènes naturels, y compris les grands cadres de l'espace et du temps, pouvoir de découvrir l'ensemble des mondes, qu'ils soient célestes ou infernaux, pouvoir enfin d'atteindre le plein épanouissement de leur être dans le retour à l'unité primitive avec l'âme du monde. Ce retour à l'origine pure, à la source de l'univers, est la béatitude suprême à laquelle tous aspirent d'une manière ou d'une autre.
Finalement, le terme de cette recherche et de cette sagesse
ne se situe pas dans le monde présent, il ne se trouve même pas, comme dans
certaines voies d'approche des religions occidentales, dans un univers situé
au-delà du monde présent : le but recherché par les religions asiatiques,
c'est de mener homme jusqu'à la pleine réalisation de lui-même, c'est de le
conduire jusqu'à sa plus grande perfection. Le terme même est la plupart du
temps appelé le Nirvâna, qui n'est pas l'anéantissement de la personne
humaine, mais sa plus parfaite réalisation, puisqu'il lui permet de participer
à l'unité fondamentale de l'univers et des différents dieux. Néanmoins, le
Nirvâna est souvent présenté comme le moment de l'extinction définitive, en
ce qu'il permet l'extinction de tous les désirs qui rattachent l'homme à une
existence déterminée, existence faite de douleurs et dont la libération est
souhaitée par tout un chacun. Le Nirvâna, c'est l'extinction, c'est la
délivrance de toutes les contradictions qui font le tissu de la vie, c'est la
fin de toutes les agitations et de toutes les illusions, c'est la fin du règne
de l'erreur. En fait, c'est la pleine délivrance et l'entrée dans la lumière
authentique, la découverte même de l'infini et de l'universel, ce que l'homme
est incapable de faire tandis qu'il est occupé par les soucis et les tâches du
monde.
Le sage, qui par la pureté de ses intentions et par l'intensité même de sa concentration spirituelle et mentale parvient à cette libération définitive, effectue le passage de l'unification absolue ; et dès son existence présente, il lui est possible de s'identifier au principe même du monde : le moi humain, l'atman, est considéré comme un fragment du divin ; et c'est à ce divin cosmique qu'il aspire s'identifier ; en effet, selon les textes les plus anciens de l'hindouisme, l'atman et le brahman sont une seule et même réalité qui aspire à se retrouver. Quand le livre sacré des Upanishads affirme à l'homme : Tu es Cela, il ne veut rien dire d'autre qu'il porte en lui la divinité.
Ce sont sans doute les mystiques taoïstes qui ont le mieux perçu l'écoulement rapide de l'existence humaine que tous les sages de l'Asie avaient constaté. Pour eux, la mort est l'invitation à autre chose, à du nouveau, à une meilleure condition pour homme : ils effectuent ainsi leur retour à la vie originelle, à l'état le plus pur :
Entre le ciel et la terre, la vie de l'homme passe,
aussi rapide qu'un éclair à travers une fissure !
Il surgit, et c'est déjà fini...
Tous les êtres sortent en bouillonnant
comme le fleuve à sa source.
Ils brillent, ils s'écoulent.
Tous retournent à la source.
Une transformation les fait naître.
Une transformation les fait mourir.
Les êtres vivants en gémissent.
Les hommes en sont angoissés...
Après tout, n'est-ce pas simplement laisser tomber son vêtement ?
Les âmes s'en vont. La personne les suit.
C'est le grand Retour.