La religion, expression de la foi

 

Dans le domaine des religions monothéistes, il est très remarquable de constater, ainsi qu'il l'a déjà été fait au chapitre précédent, que toutes reconnaissent en la personne d'Abraham le père des croyants . Un seul ancêtre commun se trouve ainsi réclamé par les grandes religions qui affirment l'existence d'un Dieu unique et personnel. Et chacune affirme que cet ancêtre les a précédées dans la foi.

Jamais Abraham n'est présenté comme un homme religieux ; toujours il est vénéré comme l'homme de la foi. Ne faudrait-il pas voir là une distinction importante entre la foi et la religion ? La foi apparaît comme la base de toutes les religions; si chacune de ces dernières se présente comme un lien constitutif entre l'humanité et la divinité, la foi apparaît plutôt comme l'adhésion à certaines propositions, tenues pour vraies, non pas en raison d'une démonstration rationnelle ou expérimentale, mais en vertu de la confiance que l'on peut accorder à tel ou tel personnage. La foi du patriarche Abraham s'est appuyée uniquement sur la parole qu'il avait reçue directement de Dieu ; mais, depuis de patriarche, toutes les générations s'appuient sur le témoignage qu'il a laissé de sa relation particulière avec le Dieu unique. De manière unanime, tous les croyants, d'obédience monothéiste, accordent toute leur confiance à son témoignage : son expérience a été transmise à ses fils, que ce soit à Isaac ou que ce soit à Ismaël, sa soumission à la volonté divine est le modèle même de toutes les formes de respect et de soumission que les hommes peuvent désormais rendre à la divinité unique. Alors que Dieu s'est révélé en premier, car toutes les religions, monothéistes ou polythéistes, reconnaissent que le premier pas est toujours fait par la divinité, la réponse qui vient de l'homme reçoit pour nom : la foi, qui indique une prise de conscience, de la part de l'homme, de la présence invisible de Dieu. Cette prise de conscience ne repose jamais sur des arguments rationnels, elle n'est donc pas le fruit d'une argumentation, pas plus qu'elle ne résulte d'une vision directe de la présence divine, ou d'une intuition d'ordre purement sensible, même s'il faut reconnaître qu'elle n'échappe pas au domaine de l'affectivité, constitutive de tout l'être humain. Il convient de noter la participation de la volonté qui cherche à manifester, au coeur même de la conduite des individus, la correspondance nécessaire entre l'activité humaine et le désir de répondre a ce qui est proposé par le Dieu vénéré.

La dévotion, première réponse de foi

Tout homme qui se trouve mis en présence de la divinité, d'une manière ou d'une autre, éprouve le besoin et le désir profond de répondre à l'invitation qui lui est faite de la servir et de lui rendre l'hommage qui lui revient légitimement. La dévotion qu'il manifeste ainsi provient de sa volonté de remplir fidèlement ses devoirs envers son Dieu de la même manière qu'il rend également ses devoirs envers ses parents ou envers les autres hommes qui composent la société dans laquelle il mène son existence terrestre. Cette dévotion qui s'exprime différemment selon les cultures ou selon les religions reste toujours une inclination personnelle à suivre docilement tout ce qui pourrait être regardé comme venant de l'inspiration divine. Elle se traduit le plus souvent par un courant d'amour venant de l'homme et remontant jusqu'à la divinité, qui elle-même s'était faite proche de tel ou tel homme, en telle ou telle circonstance.

L'exemple le plus classique de dévotion est la bhakti qui relie intimement le fidèle hindou à son dieu d'élection : le dévot offre à son dieu tout ce qu'il lui est possible de sacrifier, sans rompre les commandements et les impératifs qui sont imposés par ce dieu, en réponse à toutes les bénédictions dont son dieu l'a comblé, ou pour implorer ce dernier de répandre sur lui toutes ses bénédictions. Mais il est assez fréquent de voir critiquer cette forme de dévotion en raison du caractère profondément mercantile qu'elle peut entraîner. La grande dévotion, la vraie forme de piété est beaucoup plus ardente, aussi bien dans l'hindouisme moderne que dans les autres formes de religion : le fidèle se refuse à demander quoi que ce soit à son dieu, invoquant le très noble motif que son dieu sait beaucoup mieux que lui-même tout ce dont il peut avoir besoin. Et pour plaire totalement à celui qu'il veut servir, l'homme renonce parfois à tout ce qui peut faire le plaisir de l'existence terrestre, en consacrant tout le reste de son existence au service gratuit de la divinité. Dans l'hindouisme, les renonçants, les saddhu, ont accompli jusqu'à la perfection leur état de vie, en se livrant à des pratiques qui peuvent étonner les esprits occidentaux : macérations corporelles, automutilations, accomplissement de voeux spectaculaires... Mais, dans le monothéisme, on rencontre aussi cette forme d'existence entièrement faite de renoncement, notamment dans le cas du monachisme, état de vie dans lequel certains hommes ou certaines femmes peuvent trouver le plein accomplissement de leur être en se plaçant entièrement sous la dépendance de Dieu, par un libre exercice de leur propre liberté : le service même de Dieu est placé au plus haut de toutes les valeurs éthiques, le renoncement aux facilités les plus courantes n'est pas purement négatif, il est, au contraire, très positif, puisqu'il place au plus haut sommet l'amour que l'homme doit à Dieu, qui est source de toute existence, parce qu'il se manifeste uniquement sous les traits de l'Amour dans toute sa perfection.

A l'Amour parfait, il n'est pas possible de répondre autrement que par l'amour humain, fut-il imparfait. Mais même dans ce cas, il apparaît toujours comme une des plus grandes preuves que l'homme peut accorder à son Dieu.

L'importance du témoignage

Ce qui est perçu par la multitude des croyants, ce n'est pas la réalité divine, telle qu'elle est dans son essence ou dans sa nature propre, mais c'est le témoignage que des hommes et des femmes rendent à cette réalité divine qu'eux-mêmes n'ont jamais rencontrée. La perception directe de Dieu ou de la divinité est toujours réservée a un stade de vie, après le passage de la mort, soit sous la forme de la contemplation de Dieu, notamment dans le cas des religions monothéistes, soit sous la forme d'une fusion intime avec la divinité, dans presque toutes les formes du polythéisme. Certes, cette vision de la réalité divine ne sort pas du cadre de la foi : c'est seulement au coeur de celle-ci que l'homme aboutit à percevoir la gloire divine qui le dépasse, dans sa Transcendance. Au cours de son existence temporelle, le croyant ne dispose que du témoignage rendu à son Dieu. Spontanément, le premier à rendre témoignage semble être Dieu lui-même : c'est lui seul qui peut témoigner effectivement de son existence ou de sa présence, par le biais des manifestations cosmiques ou par le moyen de sa propre parole, qui énonce la vérité souveraine sur ce qu'il est, sur le sens de la destinée humaine. Toutefois, le témoignage qui compte le plus, aux yeux des hommes, c'est encore le témoignage que les croyants de toutes les générations peuvent rendre à leur Dieu.

Le témoignage apporte une sorte de certitude, qui ne se prouve pas au sens mathématique ou scientifique, mais qui s'éprouve au plus intime de l'être humain : il manifeste que quelqu'un a réellement vu, entendu ou perçu une vérité qui demeure pour lui inébranlable, pour laquelle l'homme est capable de sacrifier ce qui lui tient le plus à coeur. Ainsi le martyre apparaît comme le suprême témoignage qui peut être rendu à la foi, puisqu'il constitue le sacrifice même de l'existence humaine au bénéfice de la vérité perçue dans la foi ; de la même manière, le renoncement à tous les plaisirs légitimes de la vie humaine, dans le cas du monachisme par exemple, apparaît comme l'héritier direct du martyre, comme la forme suprême de refus de tout ce qui fait obstacle à l'union intime avec la divinité.

Toute religion repose, de cette manière, sur une forme de témoignage, que ce soit le témoignage des anciens ou que ce soit le témoignage d'une expérience privilégiée du sacré, que ce soit le témoignage particulier d'un prophète, d'un fondateur de religion, d'un ensemble de croyants.

L'exemple du christianisme, plus connu dans le monde occidental, présente, avec une certaine force, cet aspect très important du témoignage dans l'origine et dans le développement de la religion. Tout d'abord, Jésus-Christ, en tant qu'il peut être considéré comme le fondateur ou l'initiateur de la religion chrétienne, se présente comme le témoin direct et fidèle du père, qu'il contemple dans son éternité, puisqu'il bénéficie d'une relation intime avec lui dont il est le propre Fils, puisqu'il est Dieu lui-même. Les apôtres qui furent les disciples les plus proches de Jésus de Nazareth, au cours de son existence humaine et surtout au cours de son activité prophétique, sont les témoins directs de l'oeuvre qu'il a entreprise et menée à bien pour le salut de l'humanité tout entière. Les premiers évêques, successeurs des apôtres, sont à leur tour des témoins : ils ont vu, ils ont entendu, ils ont connu les apôtres et ils annoncent, dans leur propre prédication, le témoignage qu'ils ont eux-mêmes reçu des apôtres. Les fidèles, de toutes les générations et sous toutes les latitudes, sont les témoins de la grande prédication venue des apôtres et qui se transmet par les évêques, sous le signe de la grande tradition de l'Eglise chrétienne, car la tradition trouve toute sa puissance dans le fait même qu'elle est elle-même l'illustration du témoignage perpétuel rendu à ce qui est la nonne constitutive de toute la foi. En effet, la tradition n'est rien d'autre que la transmission du message originaire dans toute sa pureté, même si elle n'est pas inactive. La tradition est témoignage vivant, qui s'enrichit sans cesse de nouveaux apports, puisqu'elle est le témoignage du passé dans le temps présent, mais en même temps le témoignage de l'avenir comme une éternelle jeunesse de la foi.

Certes, à propos de la tradition, dans toutes les religions, les tendances les plus extrêmes s'opposent chaque fois qu'une des dimensions temporelles (passé-présent-avenir) de cette forme de témoignage est omise. La tradition étant la prise de conscience du passé contenu dans le présent, en même temps que la prise de conscience de l'avenir suscité dans la réalité même du présent, certains esprits, même parmi ceux qui peuvent être considérés comme les plus religieux ont parfois tendance à se fixer sur l'un ou l'autre aspect. C'est ainsi que certains sont plus portés à ne rechercher que les promesses d'avenir elles-mêmes contenues déjà dans le passé, promesses qui empêchent toute forme de sclérose dans la transmission de la foi, tandis que d'autres sont plus attentifs à rechercher dans le présent les signes du passé qui attestent la fidélité à la foi des anciens. Chaque religion connaît cette tension permanente entre ce qu'il est convenu d'appeler les conservateurs et les progressistes : les premiers s'attachent h la survie du passé, comme à la forme même qui permet d'échapper à toutes les déviations, et les seconds se fient essentiellement à l'espérance qui est suscitée par l'avenir, comme à la forme même qui évite le repli sur soi et la fermeture de la religion. Pour demeurer elle-même un témoignage vivant, il importe que la tradition authentique regroupe tous ces aspects, en admettant des interprétations elles-mêmes parfois différentes, mais qui doivent toujours permettre aux croyants de saisir, de manière plus profonde et plus authentique, tout le mystère de la foi, telle qu'elle est proposée dans la révélation même de Dieu, soit par les phénomènes cosmiques, soit par une révélation plus personnelle.

Dieu, dans l'acte de sa révélation

Le Dieu révélé, que dit-il de lui-même, quand il entre en relation avec les hommes ? C'est une question très importante, puisque toute relation suppose que les termes mis en relation soient connus l'un de l'autre, ou du moins qu'ils cherchent à se connaître. Dieu et l'homme sont en quête l'un de l'autre, et c'est même Dieu qui prend l'initiative de se faire connaître. Seulement, dans cette décision divine, apparaît la volonté manifeste de ne pas se livrer entièrement à l'homme : Dieu veut apprivoiser l'homme pour en faire son partenaire. C'est aussi de cette manière que sont souvent présentées les différentes divinités de l'Asie qui cherchent à obtenir la dévotion de leurs fidèles. Mais cet aspect de la révélation est encore plus manifeste dans les différents monothéismes ; ainsi, la révélation du nom de Dieu à Moïse, par exemple, ne se trouve pas exprimée en une définition de l'essence divine, mais en des termes qui expriment la relation même entre Dieu et l'homme. Alors qu'il vient d'être envoyé par Dieu aux Israélites dans leur servitude au pays d'Égypte, Moïse l'interroge : S'ils me disent : quel est son nom ? que leur dirais-je ? Et Dieu va lui révéler son nom qui est l'expression d'un refus de se nommer. En effet, pour les Sémites, le nom marque l'identité de la personne ; connaître le nom, c'est avoir un pouvoir sur cette personne, c'est être capable de la dominer. En révélant son nom de Yahvé, Dieu ne dit rien de ce qu'il est en lui-même, mais il exprime beaucoup plus ce qu'il est et veut être avec le peuple a qui il propose une alliance. Les exégètes et les théologiens se sont souvent passionnés pour définir ce qui était contenu dans la révélation ; selon eux, le refus de Dieu de livrer son nom manifeste son refus de se fixer dans une essence. Le nom de Dieu s'exprime alors en termes de présence avec les hommes : Je suis avec toi, et en termes d'acte en faveur des hommes : je demeure pour toi.

Sa présence est comprise par le peuple de ses fidèles comme un acte de grâce, comme une relation établie avec l'homme, pour lui assurer un avenir au milieu des autres nations.

Dès lors, il n'est pas possible de considérer cette relation comme un phénomène passé et définitivement contraignant : Dieu se manifeste et continue de se manifester aux hommes dans le courant de leur histoire, comme le même Dieu que celui des pères dans la foi. Dieu reste le même alors que les hommes changent, il reste toujours celui qui demeure sur leurs routes, il reste celui qui les accompagne tout au long de leur histoire, car finalement la révélation de Dieu, c'est la promesse d'un avenir pour l'homme.

Et le Dieu apparaît alors comme le maître du temps et de l'histoire, beaucoup plus que comme le maître des forces de la nature et du cosmos. Il est celui qui a créé les mondes dans le but de permettre à l'homme d'y vivre et d'y être pleinement heureux. Ainsi, même dans les différents polythéismes de l'Asie, le dieu souverain, qui agit en faveur de tel homme particulier ou en faveur d'une communauté particulière, revêt également des aspects comparables extérieurement à ce Dieu qui se révèle dans les grands monothéismes : le dieu souverain se manifeste lui aussi comme celui qui ne cherche rien d'autre que d'accompagner les hommes dans leur séjour sur la terre et que de leur montrer comment il leur est possible de parvenir à la pleine réalisation d'eux-mêmes jusqu'à l'extinction définitive de tout désir. En se manifestant aux hommes, le Dieu unique ou les différentes divinités des grands panthéons ne s'imposent pas de manière contraignante, ils proposent une relation privilégiée à chaque homme ; et même les dieux considérés comme les plus mauvais, en tout cas ceux qui sont les plus redoutables, ne s'imposent pas davantage : ce sont les hommes qui, les craignant, cherchent eux-mêmes à se les concilier et à gagner leurs propres faveurs ou à éloigner leur courroux.

Chaque religion souligne ainsi, à sa manière, le caractère privilégié de l'homme dans l'ensemble de la création, car la manifestation de la divinité n'a pas pour but ultime de glorifier au maximum la divinité, mais elle vise essentiellement à faire parvenir les hommes à un état de vie meilleure, dans la relation constante et fidèle avec leur dieu.

La réponse de l'homme, dans la foi

De la sorte, l'homme, au coeur même de la création se présente toujours comme le centre et la finalité même de cette création : c'est pour le bonheur de l'homme que le monde a été fait, c'est pour le plein épanouissement de ce même homme que son Dieu se révèle à lui. Même lorsqu'il apparaît comme enfermé dans une religiosité étroite, l'homme par la réponse qu'il fait à son dieu manifeste une souveraine liberté : il devient lui aussi un des grands acteurs de son histoire. Si Dieu n'est pas perdu en dehors de l'histoire des hommes, l'homme ne se trouve pas davantage isolé de son Dieu. L'un et l'autre se rencontrent pour entamer une histoire commune, dont le but est toujours le bonheur de l'homme. Ce qui est passé prend alors beaucoup moins d'importance que ce qui est à venir : si Dieu a pu réaliser de tels prodiges dans les signes du passé, combien plus pourra-t-il en accomplir dans l'avenir, si l'homme accepte de collaborer avec lui.

D'une certaine manière, l'homme se trouve alors placé entre les mains du Dieu créateur, mais celui-ci n'est pas une sorte de malin génie qui abuserait l'individu dans ses décisions : être placé entre les mains de Dieu signifie, à proprement parler, prendre en mains propres son avenir, en écoutant librement ce qu'il peut dire de lui-même et en lui apportant une réponse d'homme libre et adulte. Certes, c'est toujours Dieu qui, le premier, prend l'initiative d'entrer en relation avec l'homme, mais il revient toujours à ce dernier d'apporter une réponse personnelle à cette initiative divine. Cette réponse, c'est la foi de l'homme, une décision que lui seul peut prendre, qui ne peut en aucun cas lui être imposée par quoi que ce soit qui lui serait extérieur ou étranger. En effet, Dieu, quel qu'il soit, n'a que faire d'esclaves qui écouteraient sa parole par simple crainte d'un châtiment.

L'homme est dépendant de son Dieu, dans son état de créature, mais cet état l'établit comme souverain dans son ordre : la grandeur même de Dieu, c'est d'avoir créé quelqu'un qui pouvait le remettre en question, le contester et même le nier. En établissant une distance entre Dieu et lui-même, l'homme dépasse les limites des réalités naturelles pour s'élever dans une liberté qui peut l'élever au rang de partenaire de Dieu. La parole divine peut prendre son sens uniquement en face d'une intelligence humaine. Un récit rabbinique peut aider à comprendre cette affirmation. Ce conte présente Dieu enseignant les anges et le peuple d'Israël. Dans cette école divine, les anges, intelligences sans défaillance, mais aussi sans malice, sont amenés à demander à Israël le sens des paroles divines. Cet apologue veut sans doute faire comprendre que les anges eux-mêmes reconnaissent la supériorité de l'homme dans le cadre de l'interprétation des enseignements divins. C'est chez l'homme que la parole de Dieu reçoit un écho, beaucoup plus qu'au milieu des anges. La révélation de Dieu est une invitation, mais la réponse est toujours une oeuvre humaine : Dieu ne peut contraindre personne à recevoir sa révélation. Il y a donc différentes manières pour l'homme de l'accepter ou de la refuser. Manifestation de l'amour suprême, Dieu, dans la réalité de l'existence quotidienne, le manifeste comme un amour mendiant ; c'est lui qui se met à la recherche de l'amour des hommes. Mais il est trop souvent arrivé dans l'histoire universelle de voir cet amour purement spirituel s'est transformé en un appareil plus ou moins juridique, en une institution humaine qui a brisé les ailes de l'amour créateur et initiateur de la foi. Plus ou moins consciemment, cette dernière s'est transformée en religion.

Foi et religion ne s'excluent pas

Trop souvent, sous le fallacieux prétexte de défendre une foi pure de toute compromission, on cherche à démarquer la foi de telle pratique, de telle dévotion, de telle croyance trop attachée à une tradition très ancienne ou encore trop enracinée dans les besoins les plus pressants de l'individu. La foi est alors présentée comme tout autre chose, comme une conviction intérieure très profonde qui ne veut s'attacher qu'à l'essentiel dans sa pureté, en excluant tout ce qui pourrait dégénérer en un ritualisme religieux.

Certes, il est vrai que la foi fait appel à ce qui est le plus conscient dans l'homme, en explicitant, en définissant par exemple des dogmes ou même des rites, tandis que la religion se manifeste plus facilement comme faisant partie intégrante de l'inconscient collectif, en tant qu'elle exprime très souvent une crainte plus ou moins effrayante devant la mort ou la simple pensée de la mort, en tant qu'elle cherche à donner également une réponse à toutes les angoisses humaines, quand un individu s'interroge, à l'exemple d'une multitude de ses semblables sur les grandes questions qui travail lent l'humanité depuis ses origines, et notamment sur le sens de sa présence au monde, sur le sens de sa destinée.

Cependant une distinction trop tranchée entre la foi et la religion apparaît facilement comme une grossière illusion. Il est encore très facile de se référer à l'exemple de la religion juive pour résoudre cette contradiction.

Abraham, reconnu par les grandes religions monothéistes, comme le père dans la foi, fait simplement confiance à la parole de Dieu, une parole qui lui promet simplement la réalisation de désirs profondément humains, comme la certitude d'avoir une descendance qui perpétuera son nom à travers les générations, comme la promesse d'entrer en possession d'une terre. C'est aussi à la même constatation que l'on peut arriver, en considérant les différentes religions d'Asie, la dévotion des hommes à l'égard d'une divinité quelconque trouve également son enracinement dans la certitude d'être écouté par ce dieu en qui l'on place sa confiance.

La foi recèle donc une dimension qui s'inscrit dans la profondeur de l'être humain, et toutes les manifestations religieuses investissent également toutes les dimensions de l'individu. Jamais, la foi n'a été désincarnée ; au contraire, elle est toujours enracinée dans l'existence concrète des hommes. Aussi n'y a-t-il rien de condamnable à mettre sa foi en Dieu, en partie par crainte de la mort.

Et cependant, il convient aussi de noter que la foi est présente pour orienter la religion non plus seulement vers la satisfaction des besoins élémentaires de l'homme, mais aussi vers le mystère de la divinité elle-même. La foi, sans la religion, finirait par sombrer d'elle-même, dans une sorte d'intellectualisme abstrait : c'est tout l'homme, avec ses instincts et avec sa raison, avec ses craintes et avec ses désirs, qui place sa confiance en Dieu, en accordant également du crédit au témoignage laissé par les générations antérieures. La foi n'existerait pas sans la religion : il n'y a pas de foi à l'état pur, indépendamment d'une pratique concrète. Et, à l'opposé, il ne saurait être question de religion en l'absence de toute foi, en l'absence de toute croyance : même le bouddhisme, qui est très souvent présenté comme une religion sans dieux, ne pourrait subsister si des hommes et des femmes n'avaient mis leur confiance dans la parole du Bouddha, dans la Loi qu'il a lui-même mise en oeuvre pour entraîner les hommes vers leur libération définitive du cycle des réincarnations successives.

Foi et religion s'appellent l'une l'autre, la religion étant la manifestation la plus concrète et la plus immédiatement repérable de la foi humaine, celle-ci étant considérée comme la réponse personnelle d'un individu à l'invitation qui lui est faite de la part de Dieu ou d'une divinité quelconque. Cette réponse spontanée, qui repose cependant sur le témoignage d'autres hommes, s'accomplit d'abord par la confession, en tant que celle-ci est une parole par laquelle le croyant, quel qu'il soit, atteste, d'une manière ou d'une autre, sa foi. Mais cette confession de foi ne peut s'accomplir efficacement que lorsque le croyant lui-même accepte de se laisser impliquer concrètement par sa parole. Car, une des dimensions importantes de la foi, c'est qu'elle n'est pas une sorte de capital, comparable aux biens intellectuels ou moraux que l'individu peut posséder ; elle n'est pas précisément de l'ordre des choses qu'il est aussi possible d'acquérir ou de perdre. Aucune religion ne considère la foi comme l'accumulation d'une série de connaissances sur Dieu, mais plutôt comme l'acceptation du sujet croyant de se laisser travailler par son Dieu. Et cette transformation du sujet croyant se traduit presque nécessairement par une transformation de toute la conduite humaine, sans tenir compte de la modestie des moyens qui sont mis à la disposition des individus, parce que c'est finalement la puissance même de Dieu qui est à l'oeuvre, dès que l'homme accepter de confesser explicitement sa foi. La religion prétend mettre en oeuvre la foi, car il ne s'agit pas simplement pour le croyant de se limiter à confesser simplement par la parole sa foi en son Dieu, il s'agit de l'appliquer dans tous les domaines de son existence : la véritable manière de pratiquer la religion implique un comportement éthique, une véritable conduite morale irréprochable, en assumant même toutes les compromissions de la société humaine dans laquelle le croyant se trouve impliqué. De même que la foi englobe toutes les dimensions de l'individu, de même la religion le situe encore plus profondément dans le contexte d'une civilisation à l'intérieur d'une société déterminée. Ainsi, loin de s'exclure mutuellement, la foi et la religion s'appellent l'une l'autre, pour conduire l'individu jusqu'à son plein épanouissement, jusqu'à son bonheur suprême, dès le temps de son existence temporelle. Le coeur vivant de toute religion ne se trouve pas dans la contemplation ou dans la possession de la béatitude divine ; elle prend pleinement sa place dans le concret existentiel de l'homme, même s'il convient de reconnaître que la visée ultime de toute religion est d'assurer d'une manière ou d'une autre le salut éternel de ses fidèles. S'il est possible d'affirmer que toute la création a pour fin le bonheur de l'homme, il faut aussi reconnaître que la religion a pour fin le bonheur de l'homme non seulement dans ce monde, mais aussi et peut-être même surtout dans le monde qui est celui de l'au-delà de la mort, dans lequel cet homme pourra trouver la solution à toutes les énigmes qui lui étaient posées alors qu'il partageait la vie sur la terre.