L'avenir de la religion

 

Au terme de ce survol des grandes religions qui se partagent la majeure partie de l'humanité, il est sans doute légitime de se demander si la religion a encore un avenir, même s'il est impossible de se poser en prophète des temps futurs. En cours d'examen, il a été possible de remarquer que chaque religion répondait à un besoin pressant de l'homme de trouver des réponses aux grandes questions qu'il se posait sur le sens de son existence, sur sa destinée. En ce sens, le philosophe Ludwig Feuerbach a certainement raison d'affirmer que la religion trouve sa terre nourricière dans le désir d'immortalité qui habite l'homme.

Renversant la vieille image biblique, il ne craint pas de dire que l'homme a créé Dieu à son image, la religion correspondant alors simplement à des souhaits purement humains.

Mais, du simple point de vue de l'histoire des religions, une telle affirmation demeure discutable, car chacune d'elles présente toujours sa divinité comme une transcendance absolue, comme la négation même des désirs plus ou moins secrets qui peuvent germer au coeur de l'individu. Certes, l'idée d'absolue transcendance peut apparaître comme correspondant à un besoin humain. Mais il est manifestement faux d'affirmer qu'une chose, quelle qu'elle soit, n'existe pas du simple fait qu'on la désire ou qu'on la souhaite. Partant de présupposés qui peuvent être considérés comme vrais ou du moins vraisemblables, il en arrive à une conséquence qui est logiquement fallacieuse : que l'homme souhaite les dieux pour que ceux-ci puissent répondre à ses désirs n'implique pas nécessairement l'inexistence des dieux. La critique même des religions, telle que pouvait la faire ce philosophe du dix-neuvième siècle, repose sur une erreur de raisonnement logique. L'athéisme contemporain ne reconnaît aucun contenu de vérité aux professions de foi, interprétant comme un pur produit de l'imagination ce que le croyant affirme être un don de Dieu ou une action divine. C'est plus dans le domaine de la suspicion que se trouvent placées les religions que dans le domaine de la négation. La suspicion à l'égard des formes, des rites et des pratiques de chaque religion peut sans doute favoriser la purification même de l'esprit religieux. Il importe alors à celui-ci de se débarrasser de toutes les idoles qu'il découvre dans le cadre même de son existence pour redécouvrir et retrouver la pureté originelle d'une relation à Dieu, à son dieu.

Seulement, il serait également faux de minimiser à l'extrême l'athéisme, qui demeure une profession publique d'une incroyance consciente et notoire. Aucune religion n'a jamais traité l'athéisme avec insouciance, car chacune d'elles reconnaît ce phénomène comme l'une des preuves les plus manifestes de l'existence du péché dans le monde, et d'un péché qui se veut conséquent avec lui-même, puisque le rejet de Dieu, sans exclure pour autant la possibilité d'une conduite morale authentique, s'exprime aussi dans la pratique concrète de l'existence : Dieu n'est plus la valeur suprême de la vie. Si l'athéisme théorique ne peut être affirmé avec une grande certitude pour la logique même de la raison humaine, l'athéisme pratique cherche plutôt à démontrer l'inefficacité d'une quelconque croyance en Dieu. Et cette forme pratique de l'athéisme peut même atteindre en profondeur des personnes qui, d'un autre côté, peuvent affirmer une forme de foi en Dieu... Le phénomène même de l'athéisme se présente donc comme particulièrement complexe, d'autant plus qu'auparavant les hommes quittaient are religion pour entrer, pour se convertir, dans une autre religion, alors qu'actuellement ils quittent une religion pour n'entrer dans aucune d'elles. Ce ne sont plus les idées fausses sur Dieu qui sont rejetées, c'est l'idée même de Dieu qui se trouve exclue de l'existence humaine : Dieu compte pour rien.

Tout se passe dans le monde comme si Dieu n'existait pas. Mais pourrait-il se passer quelque chose dans le monde, si Dieu n'existait pas ? C'est une question qui peut réveiller la foi endormie. Après une vague d'athéisme, vague connue par toutes les religions, il semble qu'aujourd'hui, sous des formes variées, la question de Dieu ne cesse de rebondir, que ce soit avec l'élection de Jean-Paul II au trône de Pierre, que ce soit avec l'installation du régime religieux islamique en Iran, que ce soit dans les pays totalitaires... Il semble même que la question sur Dieu ne soit plus liée immédiatement à des zones d'influences religieuses, comme les Églises... L'espérance, qui avait pu être placée dans des domaines aussi différents que celui de la politique, de la sexualité, de la science, de la technologie la plus avancée, toute cette espérance se trouve singulièrement réduite. On a cru ainsi que la croissance aurait pu apporter le goût de vivre et de bien vivre, et la crise mondiale a fait que cette croyance s'est effondrée. 0n a cru que les régimes politiques pourraient faire régner l'ordre et procurer le bonheur aux hommes, cette croyance n'a débouché sur rien.

Serions-nous revenus aux temps: les plus anciens de l'histoire ou même de la préhistoire humaine : la barbarie à visage humain se réinstalle, depuis que des intellectuels ont prétendu en finir avec Dieu. Les philosophes des deux derniers siècles avaient cherché à montrer que l'idée même de Dieu ne pouvait qu'aliéner l'homme, et ils prêchaient leur philosophie politique comme la véritable religion tout à fait horizontale. Et voici qu'aujourd'hui on commence à s'apercevoir que c'est précisément la philosophie qui opprime l'homme, et c'est au nom de la foi, et non plus au nom de la raison, que l'homme se révolte.

Cependant, ce retour de Dieu, dans les différentes civilisations, ne se traduit pas par une nostalgie des temps reculés ou par le désir de soumettre la divinité aux aspirations humaines et aux rêves les plus impossibles. Dieu s'affirme aujourd'hui encore comme l'exigence même d'une transcendance absolue, d'un mystère qui échappe à toutes les déterminations humaines, parce que Dieu ne se laisse pas posséder ou emprisonner dans les raisonnements les plus habiles Alors qu'il avait été définitivement rejeté dans le domaine de l'inexistence et du néant, voici que Dieu surgit à nouveau, dans sa souveraine liberté : il est si libre qu'il se manifeste là où on ne l'attendait pas.

Pour conclure, ne suffit-il pas de relire ce qu'André Gide affirmait au soir de sa vie ? Son existence, il l'avait conduite, en ne parvenant pas à se défaire de deux tendances qui l'habitaient depuis sa jeunesse : l'exigence chrétienne et austère de son enfance, et la poussée hédoniste et anticonformiste de son adolescence. Il voulait reconquérir la totalité de l'être humain, totalité qu'il avait perdue en se laissant séduire par tous les attraits du monde et de ses plaisirs immédiats et faciles, totalité qu'il voulait retrouver par une sorte de convalescence physique et spirituelle, par la rééducation complète de celui qui est avide de se retrouver lui-même en dépit de toutes les impostures de la société et de la morale qu'elle développe à sa place. Alors qu'il voyait déjà la mort s'approcher de lui, en pleine conscience, faisant en quelque sorte le bilan de toute son existence, traversée par des crises de conscience morale, dont témoigne la presque totalité de son oeuvre, il affirme la source de son espérance. Sans doute il ne fait pas une profession de foi religieuse, ni même une profession de foi en un Dieu particulier ; ce qu'il réussit à affirmer, de manière claire, c'est la confiance profonde qu'il place en tout l'homme. Alors que ses oeuvres font pratiquement des vertus morales l'apanage exclusif des femmes, et que le plaisir, l'art et le luxe sont réservés aux hommes, c'est avec une autre forme de regard qu'il se tourne vers un avenir, qu'il ne connaîtra pas lui-même, un regard qui lui permet d'assurer que la manifestation de la foi chez les jeunes, même s'ils sont peu nombreux, lui permet d'envisager lucidement et sans désespoir sa fin prochaine : Ce pour quoi nous vivons, ce qui fait notre raison de vivre, c'est précisément de savoir que, parmi les jeunes gens, il en est quelques-uns, et fussent-ils un très petit nombre, et de quelque pays que ce soit, qui ne se reposent pas, qui maintiennent intactes leur intégrité morale et intellectuelle, et qui protestent contre tout mot d'ordre totalitaire et toute entreprise qui prétendrait incliner, subordonner, assujettir la pensée, réduire l'âme. Car c'est enfin de l'âme qu'il s'agit. C'est de savoir qu'ils sont là, ces jeunes gens, qu'ils sont vivants, eux, le sel de la terre. C'est là précisément ce qui nous maintient, nous, les aînés, en confiance. C'est là ce qui me permet, à moi, si vieux déjà et si près de quitter la vie, de ne pas mourir désespéré.