Lumières sur les religions

Croire aujourd’hui

 

 

 

Jusqu’au dix-huitième siècle, les sociétés humaines étaient imprégnées d’une atmosphère religieuse. Ainsi, l’athéisme ne parcourait l’Occident que de manière souterraine, en face d’un régime de chrétienté solidement établie. Sous l’influence des philosophes du siècle des Lumières, de l’Aufklärung, puis sous l’influence de la révolution Française de 1789, qui demeure le type même du renversement de toutes les idéologies dominantes antérieurement, l’athéisme, le refus systématique de s’attacher à un Dieu qui gouvernerait un arrière-monde, s’est installé. Il a d’abord pris la forme d’un combat systématique de toute idée religieuse. Et à l’heure présente, l’athéisme ne cherche même plus à combattre Dieu ou les religions : il les laisse simplement en dehors de toutes les affaires humaines. Le monde actuel semble devenu un monde sans Dieu, un monde dans lequel la religion ne serait plus qu’une survivance d’un passé révolu.

Le crépuscule des dieux

Le vingtième siècle pourrait apparaître, aux yeux d’un historien du troisième millénaire, comme le siècle du "crépuscule des dieux", avec particulièrement l’installation des régimes communistes sur un immense territoire, qui va de la frontière entre les deux Allemagnes jusqu’à la Mer de Chine. Leur visée politique prône un athéisme de fait, qui conditionne une certaine vision du monde. Dans son introduction à la Critique de la Philosophie du droit de Hegel le jeune Karl Marx écrivait, sous une forme percutante demeurée célèbre : la religion est l’opium du peuple, et il poursuivait en appelant de tous ses voeux la suppression de toute forme religieuse. Celle-ci fait toujours miroiter aux yeux des fidèles un état paradisiaque qui les détourne des tâches urgentes de l’action : La suppression de la religion comme bonheur illusoire du peuple est l’exigence de son bonheur réel. L’exigence de renoncer aux illusions sur son état est l’exigence de renoncer à un état qui a besoin d’illusions.

En réalisant un paradis sur la terre, on supprime, du fait même, la nécessité de poser l’existence d’un paradis céleste. Celui-ci devenu superflu, la religion serait appelée à disparaître d’elle-même. Et l’avènement d’une société sans classes supprimerait pour l’homme le désir de chercher ailleurs, dans un arrière-monde divin, sa consolation et son bonheur. En demandant à l’homme de se laisser porter par Dieu, la religion anesthésie et annihile la volonté qu’il pouvait avoir de prendre en charge sa propre destinée. Marx a très bien compris que l’athéisme vient après la religion et qu’il en reste tributaire : on ne peut être athée que par rapport à des dieux, l’athéisme ne procède pas de la pure abstraction mais bien d’une négation des croyances religieuses. D’ailleurs, une fois la religion disparue définitivement, l’athéisme est appelé à disparaître lui aussi : l’homme sera à lui-même son propre dieu.

Et c’est dans la même perspective que Friedrich Nietzsche célébrait la mort de Dieu, comme moyen de permettre à l’homme d’accéder à la dimension du surhomme : Tous les dieux sont morts, maintenant nous voulons que vive le surhomme, écrit-il, dans Ainsi parlait Zarathoustra. Cette position irréligieuse naît certainement d’une notion fausse de la divinité. Et c’est sans aucun doute à Ludwig Feuerbach qu’il faut remonter pour comprendre l’athéisme de Marx et de Nietzsche. Pour Feuerbach, l’idée de Dieu n’est qu’une projection plue ou moins confuse des craintes de l’homme peu évolué ; c’est la somme de tous les interdits qui pèsent sur son développement. L’homme projette dans un Dieu lointain tous ses désirs vitaux, et principalement ses désirs d’immortalité, de liberté et de justice. Si l’affirmation de Dieu se trouve posée par un homme peu évolué, le développement ultérieur de cet homme implique finalement la négation même de Dieu. Et le mot de Nietzsche : Dieu est mort, trouve un écho dans tous les domaines : littérature contemporaine, théâtre... et même théologie de "la mort de Dieu". Et de nombreux philosophes ne cessent de penser que la religion est cause de stagnation pour l’ensemble de l’humanité incapable d’assumer ses désirs et de régler ses problèmes psychologiques, incapable de parvenir à son épanouissement.

L’athéisme, qui était d’abord, une position négative, la négation d’une croyance, d’une foi et d’un Dieu, est devenu progressivement une réalité politique. Dans le monde occidental, les chrétiens s’étaient laissé enfermer dans la justification des inégalités sociales : la religion proposait le ciel paradisiaque pour compenser les injustices flagrantes du monde présent. La conception philosophique marxiste, qui refuse l’existence d’un Dieu consolateur et refuge, qui professe dans son principe même un athéisme pratique, repose sur une affirmation matérialiste : la matière, base de tout l’univers, est commencement et fin de toutes choses. Aussi Dieu est-il devenu une hypothèse inutile : l’espace, qui était réservé à Dieu dans l’ancienne conception du monde, est peu à peu conquis par l’homme et par le développement de ses connaissances.

Le "cadavre de Dieu" bouge encore

Malgré l’affirmation souvent répétée de la "mort de Dieu" ou même simplement de "l’agonie de Dieu", il ne semble pas encore que la position absolument athée ait convaincu les croyants des différentes religions. Dans les pays d’obédience communiste, l’existence même d’une propagande antireligieuse organisée par les Etats eux-mêmes prouve l’incapacité de l’athéisme à résoudre tous les problèmes de l’homme.

Au cours de l’été 1980, on a beaucoup parlé de Lech Walesa, un leader ouvrier polonais. Interrogé par le Club de la presse d’Europe 1 sur l’origine de la force qui l’animait dans son action, il répondait que cette force lui venait de sa foi chrétienne : Je n’ai pas d’autre force que la foi, et je crois que c’est ce qu’il faut faire. Nous devons nous appuyer sur le coeur, sur la conscience, et c’est là-dessus qu’il faut construire des systèmes et tout le reste : sur la justice, sur la vérité, et ce sera toujours bien, nous gagnerons toujours. Tous les matins, je vais à la messe, je communie. Pourquoi ? Parce que c’est la source de ma force. Si je n’avais pas cette foi profonde, ma tête éclaterait... Il ne s’agit pas de récupérer le témoignage de cet homme pour justifier l’importance de la religion, pour faire une apologie de la foi, mais simplement il suffit de constater que, pour lui, sa foi n’a pas été cet "opium" qui endormait toute conscience. Elle a été, au contraire, un point de départ, un éveil pour une action de libération et d’organisation différente du peuple.

Il est donc très difficile de décrire la situation contemporaine concernant le problème de Dieu, tant les positions sont multiples et parfois contradictoires. La révolution industrielle, au début du vingtième siècle, a entraîné un phénomène d’amoindrissement de la foi et de la pratique religieuse : le sens du sacré s’est perdu, avec la capacité que découvraient les techniques modernes de gouverner le monde à la place de Dieu. Ce dernier ne peut plus expliquer tous les phénomènes dont on ignore l’origine : naguère l’orage était perçu comme la manifestation de la colère divine, les bonnes récoltes comme celle d’une faveur de Dieu...

Le savoir laïc a déplacé l’interprétation théologique naïve. Dans les sociétés, des changements se sont produits, ils ont occupé tout le champ de l’existence et ils ont repoussé Dieu aux frontières de l’humain : les registres paroissiaux ont été remplacés par l’état-civil, les oeuvres de charité des différentes Eglises ont donné naissance à la Sécurité Sociale, les directeurs de conscience et confesseurs ont cédé leur place aux psychologues, aux conseillers juridiques et conjugaux, et, la prière elle-même, fondement de toute vie proprement religieuse, cède le pas à des séances de relaxation, de yoga ou de zen. Tous ces changements posent l’obligation, pour les croyants, de renouveler leur manière de chercher Dieu, leur façon d’expliquer la foi qui les fait vivre : la religion ne peut plus être la forme suprême de l’explication du monde, elle ne peut pas être davantage le fondement d’un système de valeurs. Les croyants doivent à présent trouver des modes d’expression et d’activités religieuses qui ont une importance vitale pour le développement de l’homme, de tout homme, de tout l’homme, ils doivent trouver le moyen de rendre l’homme plus humain, le moyen de lui redonner sa pleine dimension et par là même de resituer Dieu dans le champ de l’existence humaine.

Le seul parti que nous acceptons, c’est celui de Dieu

Le 1 Février 1979, l’ayatollah Khomeyni rentrait triomphalement à Téhéran, en Iran, après un exil qui avait duré quinze ans. Il était acclamé par plusieurs millions de manifestants qui s’opposaient au régime impérial du shah qui avait quitté le pays le 16 janvier. Une révolution politique, dirigée par l’ayatollah depuis Neauphle-le-Château en France où il vivait en exil, va se transformer en une vaste entreprise religieuse, la restauration de l’Islam. Le but de ce chef religieux est d’établir, en Iran, mais aussi dans tout le monde islamique, une société idéale telle qu’elle pouvait exister en Arabie à l’époque du Prophète Mahomet, une société reposant sur le principe de la volonté divine. Des tribunaux religieux sont établis dans tout le pays pour juger les responsables de l’ancien régime ainsi que ceux qui se sont ouvertement manifestés comme coupables de crimes moraux, comme le proxénétisme d’enfants ou le viol suivi de meurtre. La justice est expéditive, et les exécutions se multiplient rapidement. Deux mois après le retour de Khomeyni, la République islamique est proclamée après un référendum donnant 98 % de oui, malgré le boycott des Kurdes. Mais quel est celui qui se présente comme le guide (imam) spirituel de la révolution iranienne ? Rouhollâh Moussavi est né en 1902 dans une famille dont les origines remonteraient au prophète lui-même, habitant la petite ville de Khomeyn, dans les montagnes occidentales d’Iran. Fils d’un religieux, il est élevé par sa mère qui lui inculque les premiers rudiments de l’instruction religieuse, avant de le confier à son frère aîné qui lui fera poursuivre des études théologiques. Dès 1927, il est reconnu comme un savant (alem). Alors que le shah Rezà Pahlavi rêve pour son peuple d’un développement à l’occidentale, Khomeyni se lance dans la bataille politique en critiquant la laïcisation de la société iranienne. Sa renommée s’étend et l’on vient suivre ses cours à l’université de Qom : c’est à partir des années soixante que l’on commence à le considérer comme un modèle d’imitation. Et c’est aussi à partir de cette époque que son influence politique va s’étendre : elle se caractérise par la dureté de ses propos contre le régime qui méconnaît les principes fondamentaux de la religion. Arrêté plusieurs fois, puis relâché, il est finalement exilé le 4 Novembre 1964 : il trouvera asile en Irak pendant près de quatorze ans, et il continue son enseignement à la fois politique et théologique en utilisant tous les moyens des mass-media pour développer son action d’opposition au régime de Téhéran. Expulsé d’Irak, il débarque en France le 6 Octobre 1978, et il s’installe à Neauphle-le-Château, à proximité de Paris. C’est de là qu’il dirigera la révolution iranienne que certains considèrent comme l’événement le plus important depuis la révolution russe de 1917. Seulement, alors que cette dernière visait plus ou moins directement le renversement de Dieu et de tous les principes religieux, la révolution de l’ayatollah repose sur sa conviction que la loi de Dieu suffit pour établir solidement un régime de justice et pour lutter contre la misère, l’oppression et l’impérialisme.

Dans le monde musulman, la présence de Dieu se réaffirme au cœur même de la vie politique d’un pays. Et la ville sainte de Qom où Khomeyni s’installe devient la véritable capitale politique du pays. En dehors de ce chef religieux, rien ne peut se faire en Iran : tous ceux qui s’opposent ou simplement contestent les lois transmises par Dieu et son prophète sont considérés comme des infidèles qu’il faut combattre par une guerre sainte, si l’on ne trouve les moyens efficaces de les convaincre. Le retour impressionnant de la religion, c’est pour le peuple iranien - du moins pour le petit peuple, car les intellectuels ont préféré choisir l’exode à ce nouveau régime - une affirmation de l’identité propre de l’Iran en face de l’Occident impérialiste qui se prétend tout-puissant. Dans les pays en voie de développement, cette révolution, fondée sur un renouveau religieux, a reçu un accueil très favorable, car, au-delà du phénomène proprement religieux, elle est porteuse d’un dynamisme et d’une promesse de véritable indépendance politique. La puissance de l’Occident, comme celle des pays communistes, est rejetée parce qu’elle est basée simplement sur le matériel au profit des valeurs spirituelles et morales de l’Islam.

Les trois mois qui ont marqué l’Eglise catholique

L’année 1978 fut importante pour l’Eglise catholique : en trois mois, des événements exceptionnels l’ont marquée, et le monde occidental en a été touché. Alors que le monde politique tournait ses regards vers la retraite française de l’imam Khomeyni, l’attention internationale se tournait également vers les changements qui se produisait à la tête du plus petit état, le Vatican. Mais cet état a une puissance spirituelle reconnue par plus de 700 millions de fidèles, c’est-à-dire, d’après les statistiques officielles de l’Eglise, par 18 % de la population mondiale.

Tout a commencé le dimanche soir 6 Août : le pape Paul VI meurt à l’âge de quatre-vingt-un ans dans sa résidence d’été à Castel Gandolfo. On le savait malade, exténué, mais personne ne pouvait croire à une disparition si rapide. Le cardinal français Jean Villot, secrétaire d’Etat de l’Eglise, devient le camerlingue et assure ainsi l’intérim jusqu’à la prochaine élection. Le 11 Août, le testament spirituel du pape défunt est rendu public : c’est un document de quelques pages, rédigées pour l’essentiel en 1965. Paul VI demandait alors que l’on poursuive l’effort entrepris vers l’oecuménisme et l’application des décisions du dernier Concile : Pour ce qui compte le plus au moment où je prends congé de la scène de ce monde et où je m’avance vers le jugement et la miséricorde de Dieu, je devrais dire tant, tant de choses. Pour la situation de l’Eglise : qu’elle écoute les paroles que nous avons prononcées pour elle avec gravité et amour. Sur le Concile : qu’on veuille le conduire à bonne fin et qu’on veille à en exécuter fidèlement les prescriptions. Sur l’oecuménisme : qu’on poursuive l’oeuvre de rapprochement avec les frères séparés, avec beaucoup de compréhension, beaucoup de patience, avec un grand amour, mai sans s’écarter de la vraie doctrine catholique. Sur le monde : qu’on ne croie pas le servir en épousant ses pensées, ses moeurs, ses goûts, mais en le suivant de près, en l’aimant et en le servant...". En 1973, il avait écrit un additif à ses dispositions testamentaires : "Je désire que mes funérailles soient très simples, et je ne désire ni tombe spéciale ni aucun monument, mais quelques oeuvres de bienfaisance et prières". Le 12, à l’issue des obsèques simples célébrées sur le parvis de la basilique Saint-Pierre, il est enterré sous une simple dalle dans les grottes du Vatican. On s’attendait à une succession délicate. Le 25 Août, les cardinaux se réunissent en conclave, pour procéder à l’élection du successeur de Paul VI. C’est la première fois dans l’histoire que les Européens sont en minorité et que sont exclus les octogénaires.

A l’issue de quatre tours de scrutin, c’est le patriarche de Venise, Albino Luciani, qui est élu le lendemain. Son premier geste est d’innover en joignant les noms de ses deux prédécesseurs pour devenir Jean-Paul Ier. Remarqué rapidement par son sourire, qui devait bouleverser les millions de téléspectateurs qui suivaient sa première apparition au balcon de la basilique. Un sourire ne dure jamais longtemps, et son pontificat ne devait durer que le temps d’un sourire. Sans accomplir d’actions stupéfiantes, il allait transfigurer le visage de l’Eglise. Le 29 Septembre, l’Osservatore Romano, l’organe de presse du Vatican, publiait un communiqué annonçant l’incroyable mort, moins de cinq semaines après son élection, du pape qui s’était acquis la sympathie dans tous les milieux : Sa Sainteté le pape Jean-Paul I est mort. Le décès est survenu au Palais apostolique, dans la soirée d’hier, jeudi 28 Septembre, vers 23 heures, un peu plus d’un mois après le début de son pontificat. La nouvelle, apprise ce matin, a été accueillie partout avec surprise et une profonde consternation. Tous les espoirs suscités par ce nouveau pontife, qui ressemblait plus à un père jovial qu’à un chef spirituel, retombent. L’Eglise catholique est une nouvelle fois orpheline. Ses obsèques sont célébrées le 4 Octobre, avec la même simplicité que celles de son prédécesseur. Et le cardinal Villot, qui avait été reconduit dans ses fonctions de Secrétaire d’Etat, assure à nouveau l’interrègne, conduisant ainsi le peuple chrétien jusqu’à l’élection du nouveau pape.

Dans la soirée du 16 Octobre, quarante-huit heures après l’ouverture du conclave, un nouveau pape était élu. Et c’est une surprise pour le monde entier. Pour la première fois depuis 1522, les cardinaux ont choisi un pape non-italien, et qui plus est un polonais : un pape venu de l’Est qui, pour marquer son désir de poursuivre l’oeuvre entreprise, décide de prendre le nom de Jean-Paul II. Une heure après son élection, il s’adressait familièrement aux fidèles de Rome : "Très chers frères et soeurs, nous sommes encore tout attristés par la mort de notre très aimé Pape Jean-Paul I. Et voilà que les éminents cardinaux ont appelé un nouvel évêque de Rome. Ils l’ont appelé d’un pays lointain, lointain, mais toujours si proche par la communion dans la foi et la tradition chrétienne...". La Pologne n’est pas lointaine par la communion dans la foi, elle n’est même pas simplement lointaine par la distance matérielle : Jean-Paul II vient de loin, car il franchit les quatre siècles de papes italiens, car il déjoue aussi tous les calculs et tous les pronostics. Il vient de l’Est, il vient de la Pologne, ce cardinal Karol Wojtyla, archevêque de Cracovie, il vient d’un pays où le catholicisme est soumis à la persécution plus ou moins manifeste, il vient d’un pays au régime communiste.

L’Eglise catholique ne connaît donc pas de frontières, elle ignore même les nationalités : les cardinaux n’ont certainement pas pensé à autre chose qu’au bien spirituel de la communauté chrétienne et du monde. L’Eglise change, elle est toujours jeune malgré ses deux mille ans d’histoire, elle se renouvelle sans cesse. Et le cardinal François Marty, à l’occasion de la messe de rentrée des parlementaires, en l’église sainte Clotilde, à Paris, le 19 Octobre, prononçait une homélie, où, après avoir présenté le nouveau pape et constaté que l’Eglise avançait vers son troisième millénaire, il déclarait : "Je crois qu’il serait temps que les Etats prennent bien la mesure des changements (qui s’opèrent dans l’Eglise). Il serait temps que les hommes politiques, dont c’est la noble mission de servir le bien commun, acceptent l’évolution d’une société millénaire qui aujourd’hui se définit d’abord comme peuple de Dieu en marche avec ses pasteurs et ses prophètes. Cette évolution que j’appelle une conversion selon l’Esprit est une chance pour l’humanité".

Une nouvelle vision de l’homme s’impose

Alors que le monde musulman redécouvre l’Islam et se trouve lui-même interpellé par les décrets divins afin de rendre à Dieu la place qui lui revient au coeur d’une société islamique, le monde chrétien découvre un nouveau visage pour sa foi, ce visage étant celui de l’homme, et particulièrement de l’homme Jésus-Christ. En présentant sa première encyclique, sa première lettre officielle à tous les chrétiens - qui donne souvent tout le sens d’un nouveau pontificat - Jean-Paul II insistait sur sa volonté d’unir la mission de l’Eglise catholique au service de l’homme. Avec lui, l’Eglise va accorder son attention sans cesse croisante à la défense des droits de l’homme si facilement bafoués dans de nombreux pays du monde. Ses interventions, que ce soit sur le sol de sa Pologne natale, que ce soit en Amérique latine ou aux Etats-Unis, que ce soit en Europe, en Afrique ou en Asie, ne manifestent pas une volonté d’établir une puissance internationale avec laquelle les grands de ce monde devraient compter, elles manifestent la conviction profonde qu’il a développée tout au long de son encyclique "Redemptor hominis". Le Rédempteur de l’homme, Jésus-Christ, est le centre du cosmos et de l’Histoire. Le Christ est le centre de sa pensée, parce que, en lui, s’établit la relation parfaite de l’homme avec son Dieu. Et ce lien est plus important que toutes les solidarités humaines, qu’il n’abolit pas mais conforte. L’homme ne peut renoncer à lui-même ni à la place qui lui est propre dans le monde visible, il ne peut devenir esclave des choses, esclave des systèmes économiques, esclave de la production, esclave de ses propres produits. Une civilisation au profil purement matérialiste condamne l’homme à un tel esclavage, même si, bien sûr, cela arrive à l’encontre des intentions et des principes de ses pionniers. Ce problème se trouve certainement à la base du souci de l’homme qu’ont nos contemporains. II ne s’agit pas de donner seulement une réponse abstraite à la question : qui est l’homme ? Mais il s’agit de tout le dynamisme de la vie et de la civilisation.

Au milieu d’une époque troublée, au milieu des cris de ceux qui sont torturés pour leurs opinions politiques ou religieuses, au milieu des silences de ceux qui souffrent et qui meurent de la faim, le pape Jean-Paul II élève sa voix pour proclamer la priorité absolue de l’homme et de ses droits. Il rejoint en cela la plupart des organisations militantes : la personne humaine est supérieure à toute autre réalité, même sur la raison d’Etat, sur la guerre. En affirmant la primauté de l’homme, il ne le divinise pas, il n’en fait pas une espèce de Dieu qui se suffirait à lui-même, mais il redonne à l’homme sa véritable place dans le monde.

L’homme, pour un chrétien, se présente comme le but ultime de toute la création : c’est pour lui que le monde a été créé et c’est à lui que Dieu s’est fait connaître. Dieu se manifeste pour donner du sens à l’intérieur du monde, et ce sens c’est l’homme qui peut le découvrir, grâce à la Révélation que Dieu fait de lui-même. L’homme intervient comme le lieu d’une histoire : il échappe à la force contraignante de la nature pour se découvrir un avenir de liberté. Si Dieu n’est plus perdu en dehors de l’histoire des hommes, l’homme n’est pas davantage isolé de Dieu : l’un et l’autre se sont rencontrés en la personne de Jésus-Christ, et ils ne cessent plus de se rencontrer pour entamer une histoire commune, dont le but est le bonheur de l’homme.

L’homme se trouve en quelque sorte placé entre les mains du Dieu créateur de l’univers, mais ce Dieu, pour les chrétiens, n’est pas une sorte de malin génie qui abuserait l’homme dans ses décisions. Etre placé dans la main de Dieu signifie à proprement parler, prendre en mains son propre avenir, en écoutant sa Parole et en apportant une réponse d’homme libre et adulte. Certes Dieu a pris l’initiative d’entrer en relation avec l’homme, mais il revient à ce dernier d’apporter sa réponse à l’initiative divine. Cette réponse, c’est la foi de l’homme, une décision que lui seul peut prendre, qui ne peut lui être imposée par rien de ce qui lui est extérieur. Car Dieu n’a que faire d’esclaves qui écouteraient sa parole par simple crainte d’un châtiment. L’homme est dépendant de Dieu en son état de créature, mais cet état l’établit comme souverain dans son ordre : la grandeur de Dieu, c’est d’avoir créé quelqu’un qui pouvait le remettre en question, le contester et même le nier. En établissant une distance entre Dieu et lui, l’homme dépasse le domaine des réalités naturelles pour s’affirmer dans une liberté qui peut l’élever au rang de partenaire de Dieu. La parole divine peut prendre son sens en face d’une Intelligence humaine. Un récit rabbinique peut aider à comprendre cette affirmation. Ce conte représente Dieu enseignant les anges et Israël. Dans cette école divine, les anges (intelligences sans défaillance, mais aussi sans malice) demandent à Israël le sens de la parole de Dieu. Ce conte veut faire comprendre que même les anges reconnaissent que l’homme seul peut expliquer le sens des décrets divins, c’est chez lui que la Parole de Dieu reçoit un écho, beaucoup plus qu’au milieu des anges.

Les religions révélées, dans leur ensemble, accordent une importance primordiale à l’homme qui reçoit l’enseignement divin. L’homme est toujours appelé à se reconnaître dépendant de son créateur pour lui rendre le culte qui lui revient. La grandeur de l’homme est de reconnaître ce Dieu qui se manifeste à lui et qui s’intéresse à son destin, qui se soucie de son bonheur. L’absolu de l’homme trouve sa source dans l’absolu de Dieu, et si toutes les religions respectent la dignité humaine, c’est parce qu’elles finissent par reconnaître en lui l’image même de Dieu, et qu’ainsi en respectant l’homme, c’est Dieu lui-même qui est respecté.

Le retour du divin en politique

Dans tous les continents, depuis 1979, des Personnalités religieuses se manifestent et occupent la scène mondiale. Les journaux leur accordent la "Une", les revues et les magazines leur offrent régulièrement la première page. Tous les moyens de communication et d’information tentent de dresser un tableau complet de leurs activités. C’est d’abord l’ayatollah Khomeyni et le pane Jean-Paul II qui attirent et retiennent l’attention des journalistes. Mais c’est aussi ensuite les différents ayatollahs Taleghani, Chariat-Madari, Khalkali... les représentants des différentes confessions chrétiennes... dont personne ne pouvait imaginer qu’ils étaient susceptibles d’occuper une place sur la scène mondiale. Et il est également significatif que le prix Nobel de la paix fut attribué à une religieuse en 1979.

D’autre part, les dirigeants de certaines nations adoptent des attitudes religieuses. Aux Etats-Unis, Jimmy Carter, le président le plus pieux de l’histoire du pays, se présente comme un véritable prédicateur qui transforme les rencontres internationales de Camp David entre Israël et l’Egypte en authentiques retraites spirituelles pour les trois religions monothéistes. En Egypte, d’ailleurs, la ferveur du président Sadate se traduit par des signes concrets de tolérance vis-à-vis du judaïsme : ne souhaite-t-il pas édifier au Sinaï un complexe religieux où seraient célébrés les trois cultes juif, musulman et chrétien ? Le président libyen, Kadhafi, s’inspire aussi d’une identification du religieux et du politique pour diriger sa politique étrangère. Au Pakistan, le général Zia, parvenu au pouvoir à la suite d’un putsch militaire, se déclare lui aussi le représentant de Dieu. Toutes ces manifestations d’un retour du divin, dans le monde, autorisent à se poser la question : Dieu serait-il ressuscité, juste quelques mois après avoir permis à Bernard-Henri Lévy d’écrire Le Testament de Dieu ? Il devient facile de penser qu’actuellement le point de départ authentique de la foi est l’athéisme. Toute l’imagerie d’Epinal sur Dieu a été balayée avec l’affirmation de la mort de Dieu ; et, à présent, l’image de Dieu se fait différente. L’absence de Dieu, la négation même de Dieu a purifié les conceptions religieuses : la foi a dû passer par le désert, mais qui ne traverse pas le désert ne découvre jamais l’oasis.

Croire, est-ce si facile ?

Depuis Feuerbach, Nietzsche et Freud, l’opinion s’était rapidement répandue, dans la pensée occidentale : Dieu était mort. Et l’on s’était habitué à cette mort. Dans une telle situation, pour peu que l’on suive de près ou de loin une telle proposition, il semblait de plus en plus difficile de croire. La civilisation contemporaine pousse d’ailleurs les individus sur les voies d’un matérialisme pratique et athée, sans souci de Dieu, matérialisme caractérisé particulièrement par le souci du confort, par une vague d’érotisme et de sensualité, par une mentalité critique, voire sceptique à l’égard de tout ce qui ne peut pas être expliqué par les seules voies de l’intelligence humaine.

Et, il n’en demeure pas moins vrai, malgré le retour du divin sous toutes ses formes, que croire n’est jamais si facile. Il faut d’ailleurs dire que la foi n’a jamais été facile, pas même pour ceux qui ont pu bénéficier d’expériences spirituelles d’une présence de Dieu au coeur de leur existence concrète, pas davantage pour ceux qui, au moyen de raisonnements philosophiques abstraits, ont essayé de prouver son existence. Il faut du courage pour croire, il faut du courage pour risquer son existence sur ce que, depuis pascal, il est convenu d’appeler un "pari". Il faut du courage à un homme, quel qu’il soit, pour accueillir une Parole qui ne vient pas de lui-même, ni d’un homme semblable à lui, pour recevoir une réalité qui dépasse infiniment la mesure de son propre esprit. Car, croire, ce n’est pas savoir des choses sur Dieu ou sur ses envoyés, ce n’est pas connaître son message, ni admettre les dogmes des sociétés religieuses. Croire ne relève pas d’une expérience intellectuelle. C’est simplement accueillir le don que Dieu fait de lui-même et accepter de la laisser agir à travers la vie humaine.

Ainsi qu’il a été souligné précédemment, l’athéisme se répand de plus en plus dans la pensée occidentale, dans toutes les couches de la société. Autrefois réservé à une élite intellectuelle qui faisait fi de toute démarche religieuse, il devient maintenant partagé dans tous les milieux. L’idée de Dieu est exclue par la répression des formes extérieures de la religion dans les pays sous obédience communiste, selon une fidélité aux pères du mouvement : Marx, Engels, Lénine. Et une atmosphère athée se développe dans les pays occidentaux : il n’y a certes pas un refus systématique de l’idée de Dieu. On ne le combat pas directement, pas plus d’ailleurs que l’on ne combat les croyants et les formes extérieures de la religion ; on laisse simplement la foi en dehors de tout circuit, en dehors du champ de la pensée et de la vie.

On pourrait caractériser la place de Dieu dans le monde contemporain par la marque de l’absence. Autrefois, il n’était pas davantage perceptible immédiatement, mais les hommes ressentaient, au plus profond des réalités concrètes, une sorte de présence divine. La religion était une forme de la culture, une institution sociale, caractérisée par l’existence d’une communauté d’individus unis par l’accomplissement de certains rites réguliers et par l’adoption de certaines formules, par la croyance en une valeur absolue avec laquelle rien ne pouvait être mis en balance.

La communauté avait pour tâche essentielle de maintenir cette croyance en mettant l’homme sous là domination d’une puissance spirituelle qui lui était supérieure ; cette puissance était considérée soit comme diffuse, soit comme multiple, soit enfin comme unique. Somme toute, la religion était un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées du profane, croyances et pratiques qui unissaient en une même communauté morale tous ceux qui y adhéraient. Même si certains esprits plus intellectuels percevaient déjà que ces conduites étaient magiques, la plupart des hommes se souciaient de la présence divine. A l’heure actuelle, le souci des hommes se trouve presque uniquement cantonné dans les réalités immédiatement perceptibles : Dieu et la religion sont situés en dehors de tout ce qui peut relever de l’intérêt immédiat. L’athéisme est devenu pragmatique, et sous ce régime il est évidemment bien difficile d’exprimer la foi. Le courage de la foi, c’est le courage du croyant qui accepte de se soumettre, non pas comme un esclave, mais comme un homme libre face à Celui qui lui permet de devenir chaque jour un peu plus homme. Mais ce courage est en quelque sorte contrebalancé, dans la pensée moderne et contemporaine, par la crainte que l’homme éprouve face à la mort et par son angoisse vis-à-vis de l’au-delà.

Une certaine forme de la pensée présente volontiers l’homme religieux comme un être effrayé devant l’invisible, apeuré devant la nécessité de la mort et essayant de contrecarrer son angoisse, son insécurité au cours de l’existence présente - dont le terme irrémédiable est la mort - par un réconfort ultime placé dans ce que Nietzsche appelait un "arrière-monde".

Le courage du croyant, à l’heure actuelle, c’est un renoncement à tout ce qui pourrait être considéré, d’une manière ou d’une autre, comme un refuge dans un ciel paradisiaque, pour travailler à l’établissement d’un monde où règne plus de justice et de solidarité entre les homes, non seulement entre les partisans d’une foi identique, mais encore entre tous les hommes. Courage de vivre ce qui est pensé, à savoir le fait que la relation subjective de l’homme avec son Dieu ne peut trouver son efficacité que par une médiation objective, en l’occurrence une relation avec les autres hommes, dans un travail effectué pour l’avenir de ce monde présent.

Dire sa foi aujourd’hui, pour le croyant quel qu’il soit, c’est se mettre au travail pour faire advenir, dès le monde présent, la justice et la solidarité entre tous les hommes. Ainsi, la foi n’est plus une idéologie sans fondement : croire, c’est fonder son existence dans le monde sur une action positive commandée par le souci du bien de l’homme.

La foi n’est plus un opium !

L’acte de foi, l’acte du sujet croyant, ce n’est pas une soumission aveugle à Dieu, ce n’est pas un esclavage comme on peut le penser trop facilement en ne considérant la religion que de l’extérieur. Seule une religion mal comprise pourrait encore être perçue, selon le mot de Karl Marx évoqué précédemment, "un opium pour le peuple". La soumission à la volonté divine est une invitation à marcher de l’avant, une provocation à progresser sans cesse vers l’avenir. Il est alors permis de penser et de dire que cette soumission est une voie de la libération, un chemin de liberté. La foi ne peut ni ne saurait être une fixation dans une dogmatique, mais bien plutôt une recherche sans cesse renouvelée de Dieu, à travers toutes les vicissitudes et les contingences de la temporalité et de l’histoire humaine. C’est dans la pesanteur même de cette réalité de l’homme que Dieu se fraye un chemin pour venir à la rencontre du sujet croyant. Dieu et l’homme se rencontrent sur les chemins de la liberté. Chacun connaît la sentence tragique d’un Jean-Paul Sartre : Nous sommes condamnés à la liberté. Qu’est-ce, en réalité, que la liberté, pour le croyant ? En dehors de toute considération philosophique, les religions révélées apportent une réponse qui leur est spécifique : être libre, c’est faire la volonté de Dieu. C’est ce que présentait Gamaliel, un rabbin du judaïsme du premier siècle de notre ère : Accomplis sa volonté (celle de Dieu) comme si c’était ta volonté, afin qu’il accomplisse ta volonté comme si c’était la sienne. Réduis à néant ta volonté devant sa volonté afin qu’il réduise à néant la volonté des autres devant la tienne.

Ainsi se trouve exprimée la dialectique de la liberté des croyants en face de leur Dieu, quel que soit le nom que ces croyants attribuent à ce Dieu ; et, dans le même mouvement, est exprimée également la liberté des croyants en face des autres hommes. Même s’il est légitime de constater que toutes les religions ont véhiculé, au cours de leur histoire, une certaine dose d’intolérance et même de fanatisme, en exerçant une puissance contraignante sur leurs fidèles, en déployant également des moyens plus ou moins violents pour convaincre ceux qui ne partageaient pas leurs convictions religieuses, il faut quand même remarquer qu’elles ont aussi très souvent exalté la valeur de la liberté humaine, de la responsabilité individuelle en face des régimes socio-politiques les plus tyranniques.

Il n’était pas question de subjuguer la volonté personnelle, au risque de la violer, mais plutôt de mener l’homme jusqu’à sa pleine réalisation. Et, dans le phénomène contemporain du retour du divin, les religions sont les seules forces capables de résister à toutes les idéologies humaines. Dans les systèmes communistes, mais aussi dans les systèmes totalitaires de toutes les tendances, seules, avec le nationalisme, les religions peuvent offrir un front de résistance et d’opposition à toutes les formes d’oppression, parce qu’elles présentent un idéal qui dépasse les intérêts immédiats, idéal qui est susceptible de passionner l’homme tout au long de son existence. Il est toujours aussi difficile de croire, mais la foi se découvre une nouvelle actualité.

Une foi libératrice et active

Alors que dans la décennie précédente, les mass-media (presse, radio, télévision) ne cessaient de présenter l’état de crise de l’Eglise catholique, mais aussi de toutes les formes religieuses, il était possible de se demander si la foi, si toute foi n’était pas en état de perdition. La parole de Jésus, rapportée par l’évangéliste Luc : Le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ?  (Lc. 18, 8) n’était-elle pas une prophétie en marche vers sa pleine réalisation ? Le problème que rencontraient toutes les Eglises, mais aussi toutes les religions, était celui du changement, et d’un changement rapide, qui se manifestait également dans la vie courante avant d’exercer son influence sur la vie religieuse. La question se posait presque nécessairement de savoir si la foi elle-même était susceptible de changer et de se transformer. Le retour du divin, même s’il n’a pas la même signification dans la chrétienté et dans le monde islamique, a modifié, en quelques semaines seulement, toutes les prévisions les plus pessimistes quant à l’avenir de la foi.

Dans la mentalité occidentale, la foi (du latin fides) se rattache immédiatement à la notion de fidélité (fidelitas). La foi serait alors une sorte de fidélité à un passé originel qui aurait encore aujourd’hui une valeur normative. En ce sens, il ne serait pas impossible de relier la foi au domaine mythologique. En effet, le mythe, dans les formes primitives de la religion, se présente comme un récit original et fonctionnel, qui permet de comprendre comment telle ou telle réalité est parvenue à l’existence, ou pourquoi une pratique, comme le rite, par exemple, se poursuit à travers les différents âges de la civilisation. La foi, comme pratique de fidélité absolue, ne manquerait pas à cette proposition, si elle n’était, en même temps, une aspiration vers un avenir. Si la foi est fidélité au passé, elle est aussi tension et attente de l’avenir : elle ne peut être un carcan qui emprisonne, elle est puissance de libération pour un avenir meilleur, qu’il soit placé dans la transformation active du monde présente ou même qu’il soit placé dans l’attente de l’avènement d’un autre monde. Pour marquer sa véritable fidélité, le croyant n’a d’autre chose à penser, à vouloir, et même à espérer que le changement, dans la densité du présent, là même où il lui est possible d’exprimer sa foi.

Deux tentations, deux écueils sont alors à éviter, autant que faire se peut ; ou, plus exactement, la foi authentique doit se situer dans la dialectique entre ces deux tentations. La première est celle du statisme, voire de l’immobilisme : sous prétexte de fidélité et d’intégrité vis-à-vis du dépôt de la foi des ancêtres, on s’enferme dans une systématisation abusive de tout le donné acquis par les générations antérieures ou dans une dogmatisation des enseignements précédents, La seconde tentation, au contraire, est celle du dynamisme, voire du progressisme exclusif : sous prétexte d’un changement évident dans le contexte socioculturel, on se laisse emporter, au gré des fantaisies les plus diverses et même les plus contradictoires, vers des formes religieuses qui s’apparentent à l’idéologie, puisqu’elles perdent leurs racines...

Une étude approfondie de l’histoire des religions révélerait assez rapidement que chacune d’elle a connu des vicissitudes du même genre et qu’elle les a surmontées en évitant toute dichotomie du sentiment religieux. En effet, ce sentiment religieux a un caractère double. La foi est composée d’un élément éminemment subjectif, celui de la relation de l’homme avec son Dieu, et d’un élément particulièrement objectif, celui de la méditation par une communauté d’hommes de la dite relation. Il importe à chaque croyant d’exprimer sa relation à Dieu dans le cadre même de cette médiation : l’homme n’est pas seul, il ne saurait être enfermé à l’intérieur de lui-même pour résoudre l’énigme du Dieu qui traverse son existence.

Le rôle de toutes les communautés religieuses est précisément d’actualiser la foi de chacun des fidèles aux réalités du monde dans lequel il vit. Le message sur Dieu que porte la foi des individus est-il compréhensible, admissible par tout home aujourd’hui ? Ce message individuel exprime-t-il correctement la foi de toute la communauté ? C’est dans la réponse à ces deux questions que peut se découvrir le bien-fondé du changement de la foi dans la fidélité à l’héritage des générations précédentes.

La religion, phénomène de culture

Toute religion cherche à établir un lien entre l’humanité et la divinité. De tout temps et en tout lieu, l’homme a tenté, d’une manière ou d’une autre, de s’approcher de celui qui lui paraissait inaccessible et qu’il nommait Dieu. La relation qui s’établit entre l’homme et Dieu s’appelle religion, d’un terme latin signifiant relier.

Depuis ses origines, l’homme ne s’est guère reconnu comme le maître de l’univers dans lequel il se trouve inséré et il a cherché à connaître cette puissance supérieure qui pouvait diriger le monde naturel. L’homme se percevait comme un élément particulier du monde sur lequel il n’avait pas toujours une prise directe. C’est de cette manière que les différents cultes ont pu se constituer à l’égard de certains éléments qui prouvaient la réalité d’une puissance étrangère à l’homme : le soleil ou les astres, la pluie qui permet à la terre d’être fertile, la mer qui effraye l’homme naviguant... Mais au-dessus de ces forces de la nature, il semblait qu’il existait une puissance nettement supérieure et qui se signalait dans le monde par ces éléments naturels ; la divinité, qu’elle soit une ou multiple, intervient dans le monde de la nature par des forces que l’homme est incapable de contrôler mais qu’il tente de s’allier par le culte qu’il rend aux éléments naturels.

Il existe encore aujourd’hui des religions qui honorent d’un culte les éléments de la nature comme autant de manifestations possibles de l’élément divin répandu dans le monde. Pour ces religions, Dieu ou les dieux se signalent ou signalent leur présence dans le monde ; elles sont appelées "religions naturelles", en ce sens que l’homme essaye d’apprivoiser la divinité en dominant, autant qu’il le peut, les différentes manifestations. Ces religions naturelles se caractérisent par le fait que l’homme s’est mis lui-même à la recherche de Dieu. A côté de ces manifestations religieuses que la mentalité occidentale considère comme primitives, il existe des religions révélées, qui sont le fait d’une intervention particulière de Dieu dans l’histoire des hommes. Le terme même de "révélation" implique que le Dieu a dévoilé une partie du mystère qui l’entourait, qu’il a fait connaître ce qui était caché aux hommes. Et cette connaissance que l’homme peut avoir vient du fait que c’est Dieu lui-même qui s’est mis en recherche de l’homme, et non l’inverse : l’initiative vient de Dieu.

Si le terme "religion" dérive directement du latin "religio", dans son sens premier, il ne désigne pas ce que les Occidentaux ont appelé religion, sous l’influence du judéo-christianisme. Ce mot latin indiquait un ensemble d’observances, de règles et d’interdictions, sans se référer directement à une ou plusieurs divinités, sans se référer davantage aux mythes et aux légendes, aux célébrations rituelles ou sacrificielles. Pour comprendre les manifestations spirituelles ou mystiques des peuples, il convient presque nécessairement de se débarrasser de tous les préjugés qui proviennent de la civilisation et de la culture occidentale. De cette manière, il sera possible de pénétrer avantage dans la mentalité des hommes qui pratiquent de nombreux rites, issus d’une tradition séculaire, tout en ignorant l’aspect religieux, tel que peut l’imaginer un Occidental : la relation avec le sacré, avec l’impondérable, avec l’au-delà ou simplement avec les puissances qui échappent au contrôle direct de l’homme.

Ainsi, les religions asiatiques ont pu rendre sacrés des éléments qui ne sont pas a priori religieux pour les tenants de la civilisation occidentale. C’est que la religion est autre chose que la simple relation avec le sacré ; pour tout homme, la religion fait partie de sa vie, au point qu’il lui est souvent difficile, sinon impossible, de distinguer ce qui serait purement religieux et ce qui ne le serait pas. La religion échappe ainsi à un aspect purement psychologique pour incorporer toute la densité de l’existence humaine. Elle investit toute la dimension de l’homme par l’aspect régulateur qu’elle est susceptible d’exercer à différents niveaux : économiques, politiques, historiques...

La mentalité courante du monde occidental s’est donc forcé un concept de la religion, tel qu’il lui est difficile de reconnaître dans une conception religieuse autre chose que l’aspect doctrinal. Les aspects rituels, liturgiques, moraux, sociaux... sont ainsi évacués. Ainsi, il n’y a guère plus d’un siècle, on affirmait que certains peuples considérés comme primitifs étaient totalement ignorants de ce qui pouvait ressembler à une religion, alors même que l’on décrivait leurs rites, leurs coutumes et même leurs croyances en des êtres qualifiés d’imaginaires. On oubliait ainsi que, pour les hommes de ces peuples, la religion faisait partie intégrante de leur vie, et qu’ils ne la distinguaient en rien des autres pratiques de leur existence. La grande erreur venait du fait que la distinction entre le religieux et le profane n’entrait pas dans leurs catégories de pensée et que les chercheurs du siècle dernier s’étaient construit une notion de la religion en se fondant uniquement sur leur expérience particulière. II importe d’éviter toute définition a priori et de constater l’existence de certaines pratiques qui deviennent signifiantes pour des individus à l’intérieur d’une société déterminée. Les croyances sont multiples et diverses dans les religions, elles ne revêtent pas toutes la même importance, et il serait préjudiciable à tout essai de compréhension de limiter, et par voie de conséquence de réduire la pensée religieuse à une expression unique, culturellement située, alors que cette expression est elle-même le résultat et le fruit d’une longue évolution.

Le polythéisme

Le polythéisme désigne la conception religieuse qui admet plusieurs divinités qui se répartissent les privilèges et les attributs des puissances que l’homme reconnaît supérieures à lui-même. Par sa seule définition, le polythéisme s’oppose au monothéisme qui ne reconnaît et ne vénère qu’un seul dieu, il s’oppose également à l’athéisme qui n’en reconnaît aucun. Pourtant, ce serait une erreur de penser que le polythéisme représente la forme religieuse la plus primitive, le signe d’une civilisation qui n’est pas encore arrivé à un haut niveau de culture, le signe d’une civilisation préhistorique pour l’évolution de l’homme, une sorte d’état qui demeurerait hors de l’histoire. Au contraire, chaque peuple, qui est qualifié de primitif, se révèle le dépositaire d’une culture qui lui est particulière et qui le distingue de tous les autres peuples, en raison de son histoire qui est différente.

Le polythéisme n’est pas une forme antérieure de la religion, ainsi que pouvaient le penser les partisans de la théorie évolutionniste. Ces derniers cherchaient à retrouver les formes les plus primitives de la religion, en remontant à l’animisme, au totémisme, à la magie, comme à autant de formes et de pratiques qui auraient précédé le polythéisme, puis le monothéisme. L’ethnologie a désormais renoncé au concept de "primitif" pour désigner un stade de l’évolution de l’homme qui serait antérieur à l’histoire. Elle réserve simplement ce terme pour désigner, de manière conventionnelle, c’est-à-dire artificielle, un type de civilisation qui ignore les réalisations propres aux civilisations dites supérieures.

Il apparaît même que ces peuples pouvaient déjà développer une forme de monothéisme : Mircea Eliade a montré que certaines prières s’adressaient directement à un Etre supérieur. Toutefois, il ne faudrait pas se faire trop rapidement illusion : à côté de cet Etre suprême, ils admettaient l’existence d’autres êtres surhumains, surnaturels qui se partageaient les pouvoirs et les attributs du dieu supérieur.

"... Comme cela s’est toujours fait..."

Venu au monde dépouillé de tout moyen naturel de défense contre les agressions des autres êtres vivants, l’homme, s’il veut survivre, doit lutter contre la nature afin de satisfaire ses besoins primaires et purement physiques. Mais, aussi loin que l’on puisse remonter dans le passé de l’humanité, la caractéristique fondamentale de l’homme est qu’il lui est impossible de vivre uniquement en envisageant le monde sur le mode de ses seuls besoins élémentaires. Il suppose une réalité cachée, invisible, dissimulée sous les apparences sensibles, et il perçoit l’écart entre ce qu’il perçoit et ce qui est en vérité, si bien que l’homme le plus primitif exerce une activité symbolique qui le fait échapper au simple donné objectif.

Toute la recherche humaine sera marquée par cet appel intérieur d’une réalité invisible, et c’est en cela que l’homme se distingue radicalement de l’animal, même le plus évolué. Dans ses actions les plus quotidiennes, il déploie son énergie en se référant sans cesse à ses ancêtres, à un modèle qu’ils lui ont légué : il construit sa maison, il travaille la terre, il va à la chasse... "comme cela s’est toujours fait". Et s’il ne pose pas une distinction précise entre le sacré et le profane, il garde une conscience plus ou moins nette de suivre une pratique instaurée dans l’ordre même de la ritualité. Toute son existence est comme traversée par des symboles hérités du passé et qui lui servent de référence pour mener à bien son action présente. La présence d’un système symbolique indique à l’ethnologue et à l’anthropologue que celui qu’ils considéraient comme un primitif appartient en réalité à une civilisation déjà organisée et évoluée.

Les vocabulaires utilisés pour désigner les premières formes de pensée et de culture religieuses se sont toujours révélés insatisfaisants pour exprimer toute la richesse du polythéisme. La désignation de "totémisme", culte d’un animal ou d’un végétal, identifié à l’ancêtre le plus lointain du clan, ou celle de "fétichisme", respect de certains lieux ou de certains objets où résideraient les puissances des divinités, imposant toujours la considération d’un élément particulier aux dépens de tous les autres ; et même le concept "d’animisme", qui indique la prise de conscience d’une force vitale pour toutes choses, ne peut guère être retenu. Faute de trouver mieux, la formule "religion primitive" est une proposition commode pour désigner ce qui paraît être en régression par rapport aux grandes religions de l’humanité ou par rapport au phénomène de l’incroyance.

Une carte sommaire de la situation des hommes se référant aux religions primitives serait relativement facile à dresser. En Europe, il n’existe pratiquement aucune trace. En Amérique centrale, quelques petits villages ont encore conservé la civilisation et le mode de vie qui étaient les leurs avant la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. En Asie, quelques groupes isolés au Sri Lanka, en Inde du Sud, en Malaisie et aux Philippines ; en Océanie, quelques peuplades en Australie et en Polynésie. Mais c’est surtout en Afrique que vit la plus grande partie des représentants de ces religions. Une boutade recèle une certaine dose de vérité : on dit que l’Afrique compte 30 % de chrétiens, 39 % de musulmans et 100 % d’animistes... tant il est vrai que les traditions ancestrales ont laissé de sérieuses survivances même chez les convertis au christianisme et à l’islam.

Ce simple fait permet de constater que les "religions primitives" imprègnent toute l’existence de l’homme dont les ancêtres avaient adopté ce mode de vie. En effet, beaucoup plus qu’un simple ensemble de rites ou de pratiques, elles constituent un pôle d’intérêt vers lequel convergent toutes les activités humaines. De même, le culte des ancêtres se trouve renforcé par la structure sociale gérontocratique : l’autorité suprême revient de droit et en fait aux membres de la génération la plus âgée.

L’homme lui-même est un élément du divin

C’est donc en Afrique que l’on rencontre les manifestations contemporaines du polythéisme. Et, malgré leur diversité, les religions traditionnelles africaines possèdent des caractères communs. Même si les croyances et les formes rituelles varient selon les cultures et selon les lieux, elles veulent toutes répondre aux besoins les plus immédiats de l’homme tout en approchant le mystère de la divinité.

La religiosité naturelle de l’homme apporte une réponse aux inquiétudes et aux angoisses de celui qui affronte le monde naturel dans ses préoccupations les plus quotidiennes. C’est ainsi qu’il existe des religions de chasseurs, des religions de pasteurs, des religions de cultivateurs... Chaque système s’est constitué un panthéon, des croyances, des classes sacerdotales, des rites, des pratiques et des symboles qui lui sont propres. Tout en étant des expressions du besoin utilitaire de l’homme, ces religions reposent sur une organisation sociale et tribale : ainsi ne peuvent participer au culte que les seuls membres qui ont reçu l’initiation adéquate.

Chaque peuple se forge ainsi un Dieu à son image, il imagine un monde surnaturel tel qu’il souhaiterait le monde naturel. La croyance première trouve son origine dans une force vitale qui exerce son influence dans l’ordre minéral aussi bien que dans l’ordre végétal, dans le monde animal aussi bien que dans le monde humain. L’affirmation de l’existence de cette force vitale est le principe sur lequel s’appuient toutes les religions traditionnelles. C’est la raison pour laquelle on a donné un nom générique à toutes ces formes de religions dites primitives : l’animisme, qui a été présenté comme la croyance en une âme pour toutes les choses ou encore comme la croyance en un monde des esprits, en un monde d’êtres spirituels.

L’homme conçoit l’existence de ces êtres spirituels d’après son expérience du sommeil et de la mort, qui sont des réalités-frontières dans son existence. Entre le monde des vivants et celui des morts s’établit une sorte de communion mystique qui maintient l’ensemble du monde dans un état d’harmonie et d’ordre. C’est dire que la croyance en l’immortalité de l’âme se trouve affirmée par le fait même, justifiant le culte des ancêtres. Ce culte repose sur l’assurance que la mort n’est pas une fin définitive, qu’elle n’est pas l’annihilation complète de l’homme. Le défunt survit, d’une manière ou d’une autre, dans un monde qui lui est propre, et il entretient avec le monde des hommes vivants des relations d’un mode particulier. De plus, ce culte pose implicitement l’axiome que l’homme lui-même est un élément de la puissance divine répandue à travers l’univers.

Hors du monde africain, les anciens Hébreux croyaient aussi que les défunts, descendus au Schéol, continuaient de mener une existence particulière et de s’intéresser au sort et à la destinée de leurs descendants. Ainsi, l’évangéliste Matthieu cite très librement le prophète Jérémie, quand il parle du massacre des innocents dans la ville de Bethléem : Dans Rama, une voix se fait entendre, des pleurs et une longue plainte : c’est Rachel qui pleure ses enfants et ne veut pas être consolée, parce qu’ils ne sont plus (Mt. 2, 18). La mère des Israélites du Nord pleurait sur ses enfants exilés à l’époque de la déportation en Babylonie, sous le prophète Jérémie. Elle continue de pleurer, mais cette fois sur ses enfants exécutés par la colère du roi Hérode, au moment de la naissance de Jésus.

A la frontière du visible et de l’invisible, le masque africain permet à l’homme de participer à la réalité profonde l’univers : le surnaturel devient présent à la communauté réunie pour le rituel liturgique. Roger Garaudy, dans son Appel aux vivants, souligne l’importance du masque dans la culture africaine : Le masque lui-même ne prend tout son sens que comme heaume ou comme cimier pour exécuter une danse qui est doublement sacrée, d’abord parce que son rythme est l’expression même de la victoire sur le chaos, de l’homme sur l’informe, mais aussi parce qu’en elle la communauté prend conscience de son unité profonde avec elle-même et avec le monde qui l’entoure, de la force accrue que donne à son action la cohésion du groupe. Que ce soit dans les rites agraires ou que ce soit dans les rites funéraires, le masque permet de capter et de contrôler la force vitale répandue dans le monde et qui, libérée par l’agriculture ou par la mort, pourrait se retourner contre les vivants. Il s’agit donc pour l’homme de se protéger contre une puissance surnaturelle dont l’énergie a été libérée. Et, comme dans le même mouvement le masque dévoile une présence divine, la communauté retrouve sa cohésion et sa force dans la représentation des événements mythiques qui ont présidé à la naissance du groupe. Car c’est bien la tribu ou le clan qui est concerné dans les conduites religieuses, bien plus que l’individu dans une recherche purement personnelle d’une relation avec la divinité.

Puisqu’elles ignorent jusqu’à la possibilité même d’un salut personnel, les religions primitives ne peuvent que favoriser l’expression de conduites collectives visant à l’apaisement et à la satisfaction des besoins et des désirs les plus urgents du groupe social. Le primitif ne se pense pas comme individu en dehors du groupe auquel il participe et appartient. Son expérience de l’univers est de plus pénétrée par une intuition mystique qui lui vient notamment de sa conception d’une perpétuité des traditions ancestrales. Sa saisie du monde réel est directement en communion avec les forces surnaturelles qui dirigent son univers Celui-ci est habité de forces spirituelles qui peuvent être favorables ou défavorables selon les différentes activités que cet homme peut exercer à un moment ou à un autre de son existence.

Les croyances des "primitifs"

Les panthéons et les mythologies expriment dans leur profondeur le besoin spirituel des participants aux différents groupes religieux. Si l’on trouve, un peu partout, l’affirmation de l’existence d’une force vitale attribuée à un dieu créateur, il ne faudrait cependant pas s’imaginer que ce dieu soit la parfaite image et la ressemblance adéquate du dieu des religions monothéistes.

La divinité originaire est une sorte de démiurge, de constructeur lointain, bien que partout présent. Elle est anthropomorphe, même si elle ne s’intéresse guère à la destinée des hommes et des choses qu’elle maintient dans l’ordre et l’équilibre. Finalement, cette divinité sert simplement à répondre aux questions métaphysiques des hommes, ceux-ci préférant s’adresser directement à d’autres dieux, des créatures également de ce démiurge, mais qui sont plus proches des humains ; et qui sont donc plus accessibles par eux. Ces divinités secondaires, intermédiaires entre le Dieu suprême et les hommes, personnifient souvent des forces de la nature ou simplement des ancêtres légendaires que leurs descendants ont divinisés. Ce sont des dieux faits sur mesure qui règlent et dirigent la vie des groupes sociaux, qui disposent des moyens nécessaires à la protection et à la survivance des membres de la tribu et de l’autorité nécessaire pour sanctionner, en bien comme en mal, les différentes activités humaines.

Les "primitifs", éprouvant le sentiment profond d’une étroite corrélation entre le monde des dieux et le monde des hommes, organisent un culte, autour d’un sacerdoce rudimentaire formé par le chef de famille, assisté de prêtres spécialisés ou de sorciers pour se concilier les forces divines, attirant sur le clan leur faveur ou repoussant leur colère par l’offrande de sacrifice Ce sacrifice d’un animal vivant dégage une énergie par le fait de la libation du sang, cette énergie permettant d’agir directement sur la divinité dont on veut solliciter la bienveillance, que l’on veut remercier ou dont on veut se protéger à la suite d’une action humaine qui contrariait l’équilibre des forces du monde. Jamais le sacrifice ne constitue la nourriture du dieu, mais toujours une sorte de manipulation de la force vitale, afin que la divinité en obtienne un surcroît de puissance dont elle fera bénéficier toute l’humanité. L’homme, comme le monde dans lequel il vit, participe tout entier et intimement à l’ordre universel dirigé par la force vitale. Et tout le sens de l’existence humaine devient la prise de responsabilité de l’humain pour maintenir et organiser l’équilibre dans le monde divin comme dans l’ordre humain. Pour ceux que l’on dit trop facilement primitifs, vivre c’est être sans cesse créateur. Et la mort elle-même n’est pas le contraire de la vie, elle est communion au divin sous une autre forme. Ainsi les ancêtres disparus de la surface de la terre font toujours partie de la communauté actuellement vivante. Un poète sénégalais contemporain, Birago Diop, exprime, dans Les contes d’Amadou Koumba, le sentiment de la présence vivante des morts :

Ecoute plus souvent les choses que les êtres,

La voix du feu s’entend. Entends la voix de l’eau.

Ecoute dans le vent le buisson en sanglots :

C’est le souffle des ancêtres.

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis,

Ils sont dans l’ombre qui s’éclaire

Et dans l’ombre qui s’épaissit.

Les morts ne sont pas sous la terre.

Ils sont dans l’arbre qui frémit,

Ils sont dans le bois qui gémit,

Ils sont dans l’eau qui coule,

Ils sont dans l’eau qui dort,

Ils sont dans la case,

Ils sont dans la foule.

Les morts ne sont pas morts.

De là naît la nécessité de maintenir des liens étroits et permanents entre les vivants et les morts, puisque ces derniers ne sont pas disparus, mais qu’ils continuent à vivre dans la proximité des vivants, d’une manière invisible mais cependant bien réelle. L’âme humaine survit à la dissolution du corps et elle rejoint la force universelle qui remplit l’univers, elle survit à la décomposition pour se composer une nouvelle existence dans laquelle sont baignés tous les vivants. C’est la raison pour laquelle les rites funéraires célèbrent l’entrée du défunt dans une nouvelle forme de vie, dans la musique, les chants et les danses, comme si l’arrêt même de tout rythme impliquait presque nécessairement l’arrêt de la vie elle-même.

Le rite, entrée en communion avec le divin

Dans toutes ces religions, les pratiques rituelles sont, pour l’homme, l’occasion privilégiée d’une rencontre avec la présence divine. Par le rite, en effet, le fidèle se trouve mis en relation avec les dieux, et même il lui est donné de coopérer, avec eux, par l’illustration actuelle des mythes. Ces derniers peuvent être considérés comme la résurrection d’un événement originaire qui ne cesse d’exercer son influence dans le monde et dans les sociétés humaines.

Le rite, forme active du mythe originel, exprime l’actualisation des croyances et les confirme. Le rite et le mythe sont deux éléments religieux indissociables, comme les deux faces d’une même médaille : c’est par eux que le sacré devient visible (dans la pratique rituelle) et audible (dans le récit mythologique). La présence numineuse de la divinité ou des divinités crée une émotion religieuse intense qui est soulignée par l’usage des grands masques, ceux-ci indiquant la proximité du divin qui exerce son influence dans le monde.

De plus, toutes les activités de l’homme primitif sont imprégnées de religion, et les rites comportent également une signification économique ou politique : la fonction essentielle de tout rite est d’unir les membres d’un même corps social, de renforcer cette unité. La communauté déterminerait, à son tour, par ses habitudes et la mentalité de ses membres, l’organisation rituelle. C’est la raison pour laquelle les différents cultes sont commandés par les nécessités de l’existence humaine : rites de cueillette, rites de la chasse, de la pêche, de l’élevage... mais aussi rites d’initiation, de passage, de naissance ou de mort...

Le sacrifice sanglant est une des formes les plus pratiquées du symbolisme religieux : l’offrande du sang et de certaines parties de l’animal permet aux hommes d’entrer en communion avec les divinités puisque les dieux reçoivent la libation de ce qui est consommé en nourriture par les hommes. Le sacrifice est un moyen de communiquer avec le sacré par l’intermédiaire de la victime en participant à l’énergie de la force vitale libérée par la mort de cette victime. La divinité, en qui cette force vitale surabonde, n’en a aucun besoin. En revanche, l’homme qui participe à ce sacrifice communie à cette force et peut ainsi agir sur le dieu pour le remercier, pour lui demander sa bienveillance, pour se concilier sa faveur et surtout pour se protéger des conséquences fâcheuses du mal que la rupture ou la transgression d’un interdit a pu déclencher dans le monde.

A la frontière de la religion, qui est une institution à dimension sociale, il convient de situer la pratique de la magie. Celle-ci vise à exercer un pouvoir direct sur les dieux par le déploiement d’actes techniques. D’une certaine manière, la magie veut se constituer en religion. Le magicien, comme le prêtre, cherche à capter les différentes forces divines répandues à travers le monde, afin de les soumettre à l’ordre humain. Mais cette pratique ne se situe pas dans le cadre social : le magicien veut s’approprier le sacré pour le manipuler dans le sens qui lui convient alors que le prêtre agit sur le sacré en vue de l’intérêt de toute la communauté qui se rassemble autour de lui. La magie prétend subordonner la divinité à un homme et à son pouvoir. C’est pourquoi le sorcier se situe Immédiatement en marge de la société, puisque son action finit par amoindrir la cohésion du groupe au profit de l’un ou de l’autre de ses membres. Si elle suppose la croyance en une force surnaturelle, la magie ne la conçoit qu’immanente la nature alors que la religion affirme une certaine transcendance de cette force divine.

L’opposition entre religion et magie s’accentue par les pratiques de l’une et de l’autre. La religion est adoration de la divinité à qui elle présente prières et sacrifices tandis que la magie ne reconnaît que l’aspect efficace de ses différentes techniques, celles-ci relevant d’une sorte de mécanisme réducteur de toues les forces transcendantes. La possession par un esprit, autre manifestation du mysticisme, est également une communion avec le monde divin. On pense très souvent qu’elle n’existe que dans l’imagination et qu’elle manifeste la persistance de la superstition. Les historiens de l’antiquité la considéraiten pourtant comme un fait établi, au même titre que la magie ou la divination. Le possédé ou la possédée, comme la pythie de Delphes, étaient capables d’exprimer, par des formules traduites par les spécialistes des oracles, un avenir proche ou lointain à ceux qui venaient les consulter. Et même les traditions monothéistes du judaïsme et du christianisme lui accordent toute leur attention. Tous les observateurs compétents des phénomènes de possession s’accordent pour dire qu’elle n’est pas une comédie ou un simulacre, mais qu’elle correspond bien à une réalité d’origine mystique. C’est une manière très particulière de rendre perceptible la présence d’un dieu et de s’unir à lui. Tout individu, à un moment ou à un autre de son histoire, peut être choisi par une divinité pour être son autel, son époux, sa maison, son cheval. Le dieu le chevauche comme un cheval et parle par sa bouche. Lorsque la divinité aura manifesté son choix, ou plus exactement lorsque l’individu éprouvera le sentiment d’être possédé, toute une initiation est requise, afin que soient connues les intentions divines. Une fois celles-ci connues et exécutés, l’esprit possesseur se retire et ne viendra jamais plus troubler le possédé qui lui rend désormais un culte ou, au contraire, le possédé apprend à être un "bon cheval" et se montre toujours disponible à l’endroit de la divinité : il éprouve alors le besoin périodique d’entrer en transe et d’exprimer les volontés du dieu au cours des cérémonies organisées par le groupe dont il est membre.

L’animisme africain a franchi l’Atlantique

Emmenés en esclavage en Amérique, les Africains ont emporté avec eux leurs croyances et leurs rites. Au contact d’une civilisation différente, cette religiosité, enracinée dans la culture africaine, peut sembler avoir disparu surtout dans les pays où la répression religieuse était plus importante. Néanmoins, là où les Noirs étaient nombreux, elle a survécu, en se dissimulant sous un masque chrétien, qu’il soit catholique ou qu’il soit protestant. Ainsi, au Brésil, au cours des danses traditionnelles, les dieux invoqués descendent sur leurs "chevaux" et leur font revivre les grands moments de la mythologie africaine de création.

A Haïti, le Vaudou constitue la religion presque officielle de toute la couche paysanne et il vénère toutes les divinités ancestrales, sous le couvert du christianisme. Si les africanismes ont pu subsister, malgré la répression de ceux qui considéraient ces pratiques religieuses comme barbares et inférieures, c’est sans doute en raison de la puissance de cohésion sociale de ces religions venues d’outre-Atlantique. Quand, au seizième siècle, les colons français importaient des esclaves noirs dans l’île d’Haïti, ils voulurent leur faire oublier tout leur passé, en commençant par leurs différentes expressions religieuses. Ces Noirs venaient de différents pays d’Afrique, ne parlaient pas la même langue, ne vénéraient pas les mêmes dieux traditionnels. Les colons leur imposèrent le baptême catholique et l’usage d’une seule langue, le français. A cette oppression, les esclaves trouvèrent une riposte en créant une nouvelle langue qui leur serait commune, le créole, et en adoptant un culte commun, le vaudou, qui maintiendrait leur unité en face des colons. Cet instrument de résistance impliquait naturellement que cette religion nouvelle devenait hors-la-loi, clandestine. Contrairement à ce qui se produisait dans d’autres Etats d’Amérique, ce n’était pas la minorité des Noirs qui conservaient religieusement les souvenirs des cultes ancestraux au milieu de la masse de leurs coreligionnaires qui les abandonnaient ; c’est la majorité, sinon la totalité des esclaves, qui s’est organisée afin de poursuivre le culte des divinités importées dans les cales des négriers. L’imagination populaire, aidée en cela par l’Etat haïtien et par l’Eglise catholique qui dénonçait toute pratique qui lui semblait superstitieuse, s’est forgée une description trompeuse du vaudou comme un culte de la couleuvre associé aux sacrifices d’enfants.

Comme dans les religions africaines, au-dessus de tout, il existe un Dieu, dans le vaudou, qui est appelé "Grand maître" par opposition vraisemblablement aux petits maîtres qu’étaient les colons : de la même manière, les negro-spirituals chantent le Bon Maître par opposition aux mauvais maîtres, les exploiteurs blancs. Ce grand Maître est le créateur des esprits et des génies qui sont au service de l’homme et qui ne peuvent agir sans l’autorisation de ce Dieu, en lui-même totalement inoffensif. Si certains ont identifié ce Grand Maître avec le Dieu chrétien, aucune confusion n’est cependant possible dans l’esprit du vaudou.

Dans le christianisme, le fidèle vaudouisant trouve simplement un terrain où sa pensée religieuse peut s’abriter et prendre des forces neuves, intégrant par exemple le culte catholique des saints à celui qui était réservé aux génies. De la même manière, aussitôt après le baptême catholique, le nouveau-né est placé sous la protection du génie protecteur de la famille. Plus tard, il participera à toutes les cérémonies d’initiation, se disposant à être toujours prêt à recevoir cet esprit dont il se proclame le "cheval" et par lequel il acceptera toujours d’être possédé. Les adeptes du vaudou disposent d’une caste sacerdotale hiérarchisée entre les prêtres qui dispensent un enseignement ésotérique, les magiciens qui "se servent de leurs mains" pour le bien comme pour le mal, et les sorciers, appelés loups-garous. Ces trois sortes d’administrateurs du culte ne peuvent se maintenir que grâce à l’accord des membres du groupe social qui les distingue : ils structurent ainsi les croyances, les pratiques et les rites.

La question de Dieu est de toujours

La persistance du vaudou encore actuellement est une marque, parmi d’autres, de la crise actuelle de la religion traditionnelle, signe évident de la crise de toute culture. Même s’ils ne sont pas croyants, même s’ils n’adhèrent pas explicitement à une religion définie, les hommes se laissent facilement porter par une tendance vers l’occulte. Un intérêt nouveau est porté à toutes les formes de méditation orientale, parce que l’on découvre que la dimension religieuse est une composante de l’humanité. L’évolution vers l’occultisme d’une grande partie de la population, et surtout parmi les membres les plus jeunes, se remarque un peu partout dans le monde. Certains dieux, qui avaient été détrônés par le christianisme, font leur réapparition. Leur culte se manifeste sous des formes qui heurtent le rationnel, dans l’astrologie, la sorcellerie, le culte du diable ou dans d’autres activités du même ordre.

Le sens religieux de ces mouvements est faible, et leur pratique s’apparente davantage à la magie qu’à la religion, puisque les dévots de l’occultisme recherchent avant tout leur intérêt propre sans se soucier de donner un impact nouveau à leur vie personnelle ou à la transformation de la société dans laquelle ils vivent. Toutefois l’intérêt porté à la spiritualité orientale ne peut être assimilé au penchant occulte, même s’il est possible de déceler des corrélations entre ces deux mouvements. Ce sont surtout les intellectuels et les étudiants qui se laissent facilement séduire par les traditions contemplatives de l’Orient : ils adoptent les pratiques traditionnelles de la concentration ou de la méditation mentale, en rejetant le monde moderne comme une illusion dangereuse. Cette recherche d’une nouvelle spiritualité est le signe et le symbole de la crise culturelle du monde présent, et elle exprime une sorte de ressentiment à l’égard de la civilisation contemporaine.

Quelle que soit la religion, la divinité est toujours perçue comme une réalité transcendante, qui n’est altérée en rien par la condition de l’existence changeante et contingente. En face de tous les problèmes qui peuvent occuper les hommes : question de l’origine de la vie, question de sa transmission et de la destinée humaine, question de l’origine de la conscience et de son développement, la réponse "Dieu", créateur du monde et de ce qu’il contient, juge omniscient et omnipotent peut s’imposer.

Le champ ouvert à la connaissance humaine est immense, et l’homme religieux est sans doute celui qui possède la plus grande capacité d’émerveillement, découvrant et admirant l’étonnante et merveilleuse richesse du monde réel. La terre, qui porte tous les humains, n’est soutenue par rien, elle fait même un tour complet sur elle-même en un jour, et elle décrit autour du soleil une orbite en forme d’ellipse à une vitesse impressionnante. C’est ce qui faisait dire à saint Augustin : "J’ai interrogé la terre et la mer, et elles m’ont répondu : Nous ne sommes pas ton Dieu ! J’ai interrogé l’air et le vent, et ils m’ont répondu : Nous ne sommes pas ton Dieu ! Alors, j’ai dit à tous les êtres que je connais par mes sens : parlez-moi de mon Dieu, puisque vous ne l’êtes point, dites-moi quelque chose de lui. Et ils m’ont crié de leur voix puissante : C’est lui qui nous a faits. Pour les interroger, je n’avais qu’à les contempler, et leur réponse, c’était leur beauté".

Personne n’aura jamais fini de percer le secret du dynamisme de l’univers. L’homme essaye bien d’introduire des lois dans le monde matériel, il délimite des parcelles qui lui permettent d’expliquer et de comprendre certaines réalités du monde. Mais il lui est difficile d’admettre que la nature possède tous les caractères que les croyants de toutes les religions attribuent à un Dieu créateur. Et quand des hommes prétendent que seule, la Matière possède en elle-même toute énergie, toute raison d’être, ils font de cette matière une réalité divine. Ainsi, à leur manière, les matérialistes finissent par être panthéistes : pour eux, la matière est divine, qu’ils le veuillent ou non. Ils transposent dans la matière l’absolu divin. Mais il ne leur est guère possible d’expliquer l’apparition de la vie sur la terre. Toute l’aventure de l’univers semble être l’histoire d’unie évolution progressive de l’inorganisé vers l’organisé, du non-vivant au vivant. On ne peut pratiquement pas expliquer l’apparition des êtres vivants sans faire appel à une intention créatrice. Le hasard, pas plus que la seule matière, ne peut expliquer la création des êtres animés ni même la progression et la mutation des espèces. Toute l’histoire du mode apparaît comme une montée vers la vie, et finalement l’homme religieux en arrive à penser que toute l’histoire de la vie est une montée vers l’homme, avant de devenir une montée vers Dieu. Plus l’homme avance dans la connaissance et la maîtrise du monde, plus il lui est nécessaire et indispensable de ne pas perdre de vue le sens de sa propre aventure humaine.

La découverte, plus ou moins nette, du rapport de l’homme avec une réalité qui le dépasse d’une manière incommensurable constitue le fondement même de l’expérience de la transcendance, et donc de la pensée religieuse : le divin est ainsi identifié à une puissance surnaturelle qui peut se manifester dans le cadre de la nature (et c’est l’immanence qui caractérise le panthéisme) ou qui peut, au contraire se cacher (et c’est la transcendance qui oblige l’homme à se mettre en quête de Dieu).

La philosophie a pu répondre, d’une certaine manière, aux questions des hommes sur Dieu : l’homme devait tendre vers ce Dieu conçu comme un universel plus ou moins abstrait, mais jamais le Dieu ne pouvait descendre vers l’homme, qui éprouvait cependant toujours le désir d’un Dieu qui serait proche de lui au point de prendre part à toutes les vicissitudes de son existence.

La philosophie grecque notamment offrait alors deux solutions : le Dieu-nature qui est suprême, tout en étant impersonnel, et les diverses divinités intermédiaires personnelles qui ne pouvaient recouvrir entièrement le concept de Dieu. Dans la mentalité populaire grecque, la religion ne recouvrait que la seconde forme décrite par les philosophes. C’était un polythéisme qui s’était enrichi progressivement de divinités nouvelles découvertes pendant l’expansion territoriale.

Le polythéisme gréco-romain

Ces dieux n’étaient pas mystérieux ni inconnaissables bien qu’ils exerçassent leur pouvoir sur le monde naturel. Pour les Grecs, ils étaient semblables aux hommes, soumis au même destin que l’ensemble des humains, bien que l’immortalité leur fût reconnue. Cette religion, anthropomorphique, décrivait l’existence de chaque divinité comme celle de tout être vivant, avec ses traits physiques, avec son caractère : c’est pourquoi le phénomène religieux a pu inspirer si profondément les artistes et les poètes.

Chez Homère, par exemple, les dieux sont des humains idéalisés dans les veines desquels coule un liquide mystérieux, l’ichtor, qui leur assure l’immortalité. Toutefois, bien qu’immortels, ils pouvaient connaître la souffrance, tant physique que morale ; et, comme les hommes, ils éprouvaient de la difficulté à vivre en harmonie les uns avec les autres. Dans l’Iliade, ils prenaient parti dans les querelles humaines et se combattaient entre eux. Ils sont présents partout dans le monde, aussi bien au-dessus de la terre que sur la terre ou sous elle. Les dieux célestes se regroupaient autour de Zeus, le fils de Chronos, qui avait détrôné son père et pris le pouvoir dans le monde divin. Il gouverne le monde de sa résidence située au sommet du mont Olympe. Avec son épouse Héra, il surveillait les actions des hommes et punissait ceux qui étaient infidèles à leurs serments. Il est aussi présenté comme le dieu de l’orage et de la pluie. Dans le ciel également règne Apollon, dieu du soleil, qui a permis aux hommes d’accéder à la civilisation. Artémis, déesse de la lune, règne sur la nuit. Hermès est le messager de Zeus, il fait parvenir les décisions du maître de l’Olympe aussi bien aux dieux qu’aux hommes. Le royaume de la mer est confié à Poséidon alors que Démeter règne sur la terre, en compagnie de Dionysios, le dieu qui fait pousser la vigne. Sous terre, Hadès gouverne le sombre pays de la mort. Enfin certains dieux personnifient des activités humaines : Aphrodite est la déesse de l’amour, Arès le dieu de la guerre, Athéna, la déesse de l’intelligence tant belliqueuse que pacifique, Héphaistos le dieu des forgerons... Pourtant, au-dessus de tous ces dieux, au-dessus même de Zeus, se trouve la Moira, le Destin à qui tous les êtres sont soumis.

C’est dans la littérature poétique et épique que le polythéisme grec est le mieux connu, même si les Dialogues de Platon laissent entrevoir certains aspects de la mythologie. Il est assez étonnant de constater que ce peuple qui a brillé dans l’histoire universelle par sa grande civilisation, ait si peu marqué la pensée religieuse proprement dire : la doctrine était peu de chose, ce qui importait n’était que la pratique rituelle. Ceux qui pratiquaient tout ce qu’avaient enseigné mes ancêtres étaient considérés comme des hommes religieux, et il n’était pas permis de modifier ou de transformer des rites ancestraux. Dans le domaine poétique, en revanche, Hésiode, entre autres, a su faire éclater le génie inventif de la Grèce, en introduisant un peu d’ordre dans le domaine des dieux, selon une vaste Théogonie, laquelle était à la religion grecque ce que la Bible pouvait être au judaïsme.

Si les Grecs pouvaient paraître inventifs dans de nombreux domaines, les Romains, quant à eux, se montrèrent moins imaginatifs et beaucoup plus pratiques. Dans le domaine religieux, il semble même qu’ils aient été très pauvres puisqu’ils empruntent leurs dieux aux civilisations grecque et étrusque, se contentant simplement de changer les noms.

La religion, pour le Romain, c’est une simple affaire de contrat : moyennant les honneurs, qui doivent leur être rendus traditionnellement, les dieux sont dans l’obligation de rendre les services que l’on attend d’eux. Aussi, pour tout acte religieux, le rituel est-il suivi scrupuleusement jusque dans ses moindres détails : peu importe l’intention du sacrifiant, si le rituel est accompli dans les règles prescrites, l’échange entre le dieu et l’homme pourra s’opérer efficacement La liste des divinités romaines est plus longue que celle des grecques, puisque les Romains ont non seulement adopté le panthéon grec, mais aussi la plupart des dieux des pays dans lesquels leurs armées pouvaient combattre. Zeus est devenu Jupiter, le père des dieux, son épouse parèdre Héra est devenue Junon, la protectrice des matrones. Déméter se nomme Cérés, déesse du blé, Dionysios, dieu du vin, est appelé Bacchus ou Liber Pater. Arès est devenue Mars comme dieu de la guerre mais aussi comme dieu du renouveau puisque, durant l’hiver, il ne pouvait être question d’entreprendre une campagne militaire. Les campagnes commençaient au mois de mars, époque où la nature entre dans un nouveau printemps. Artémis est devenue Diane, en adoptant aussi les attributs de la chasse. Vulcain, dieu du feu, a pris le relais du forgeron Héphaistos. Neptune, dieu d’abord des eaux douces, a été identifié par la suite à Poséidon. Mercure succède à Hermès, comme dieu du commerce et du gain. Vénus est identifiée à Aphrodite... Une déesse est particulièrement vénérée dans la Rome antique, c’est Vesta, la déesse du feu. Son culte rappelle sans doute les temps anciens où l’on ne pouvait conserver le feu qu’en l’entretenant régulièrement. Un collège de vierges était chargé de l’entretien perpétuel du feu sacré, ce sont les vestales, vouées à la chasteté et menacées d’être enterrées vivantes si elles négligeaient leurs fonctions.

Quoi qu’il en soit de l’origine des différentes divinités qui peuplaient le panthéon romain, le sentiment religieux le plus apparent était la crainte. Et l’on comprend facilement Lucrèce qui n’hésite pas à dire que c’est la crainte elle-même qui avait enfanté les dieux. C’est ce même sentiment qui avait poussé les Romains à considérer leur empereur comme un véritable dieu vivant sur la terre. Son culte finit d’ailleurs par supplanter toutes les divinités du panthéon classique : c’est ce qui entraîna, entre autres mobiles, la persécution des chrétiens qui refusaient de rendre l’hommage cultuel à l’empereur. Il convient encore de signaler que la soif de mystère chez les Romains se manifesté aussi par l’introduction auprès des cultes traditionnels des cultes venus de l’Orient comme le culte d’Isis, importé d’Egypte, et celui de Mithra, importé de Perse.

L’Egypte ancienne, terre des dieux

En 384 de notre ère, l’empereur romain Théodose ordonne la fermeture de tous les temples de la vallée du Nil. Une religion vieille de plus de trois millénaires allait bientôt s’éteindre. II est vrai qu’au cours d’une aussi longue période le culte de mêmes dieux, les croyances religieuses et les différents rites avaient beaucoup évolué. Cependant, même pour le contemporain qui visite aujourd’hui les terres de l’Ancienne Egypte, il apparaît que ces de l’antiquité avaient accordé une grande place aux dieux et à l’au-delà dans toute leur existence. Même si les textes purement théologiques font défaut, la littérature religieuse est riche en hymnes et en rituels qui permettent d’approcher les croyances religieuses de l’ancienne Egypte.

Une des premières caractéristiques de cette religion, c’est son aspect local : il y a autant de dieux principaux qu’il y a de provinces, de nomes (districts) sur toute l’étendue du territoire. Un même dieu peut être adoré dans différents districts, mais il est appelé d’une manière différente et revêt parfois des attributs très différents. Les conflits qui ont précédé l’unification de l’Egypte ont contribué à réduire, dans une certaine mesure, ce polythéisme de base. Le dieu du nome vainqueur devenait le dieu des vaincus, puisque sa puissance était supérieure à la divinité qui avait essuyé le même échec que ses fidèles.

Progressivement donc, et pour des raisons toute politique ou économiques, les dieux furent regroupés en, une sorte de hiérarchie qui regroupait les différentes familles divines. Et ce sont les dieux cosmiques qui, finalement, obtinrent la plus grande place dans la religion, parce qu’ils se révélaient comme les plus universels. Ainsi, les dieux qui avaient permis à l’Egypte de se constituer et de s’unifier, - tel Horus, lui qui le premier dieu de l’Etat -, furent supplantés par le dieu Râ, dieu du soleil.

Sous un polythéisme de fait perçait un monothéisme de fond : le nom et l’aspect des divinités pouvaient changer d’un sanctuaire à l’autre, mais les caractères et les attributs divins se présentaient comme similaires. Et les textes liturgiques sont souvent identiques, qu’ils s’adressent à l’un ou à l’autre dieu. D’ailleurs ceux-ci se sont plus ou moins assimilés les uns aux autres, au cours de l’histoire des grands empires de la vallée du Nil. Un texte, dont l’origine remonte au deuxième millénaire avant notre ère, même s’il ne peut être daté que de 300 ans avant Jésus-Christ pour rédaction, explique les origines des dieux et celle du monde. Ce texte est connu sous le nom de Papyrus Bremme Rhind et se trouve répertorié au British Muséum :

Ainsi parle le Seigneur de l’Univers

Quand je me fus manifesté à l’existence,

l’existence fut.

Venu à l’existence, j’existais donc :

j’étais antérieur aux dieux que je fis,

car j’avais l’antériorité sur tous les dieux antérieurs,

car mon nom fut antérieur au leur,

car je fis l’ère antérieure

ainsi que les dieux antérieurs,

Je fis ce que je fis, étant seul,

avant que personne d’autre que moi

ne se fut manifesté à l’existence

pour agir en ma compagnie en ces lieux.

J’y créais dans le Noun (l’Océan chaotique)

étant encore somnolent,

n’ayant trouver aucun lieu où me dresser.

Nombreux sont les modes d’existence

qui sont sortis de ma bouche,

quand le ciel n’existait pas,

quand la terre n’existait pas.

Puis mon coeur se montra efficace,

le plan de la création se dressa devant moi,

et, seul, je fis ce que je voulais faire.

Je conçus des projets en mon coeur

et je créai d’autres modes d’existence.

Si, par la suite, ce texte indique la présence de plusieurs dieux dans la mythologie égyptienne, il affirme néanmoins une sorte de monothéisme de base. Et c’est sans doute le pharaon Aménophis IV, connu également sous le nom d’Akhénaton, qui entreprit la plus grande réforme religieuse de son temps, au quatorzième siècle avant Jésus-Christ. Sans rompre avec les traditions antérieures, il met en relief le culte du dieu universel, le soleil, désigné sous le nom d’Aton. Même si cette réforme, qui pouvait apparaître comme une hérésie, n’eut pas un grand retentissement dans l’histoire de la religion égyptienne, elle indique que, malgré la multiplicité de leurs dieux, les Egyptiens ont toujours eu un vague sentiment de l’unité du divin. L’expansion du monothéisme dans la religion du peuple d’Israël est-elle une implication immédiate de la réforme religieuse entreprise par le pharaon Akhénaton ? Freud a popularisé une telle thèse, qui fait sortir le monothéisme de Moïse de la volonté monothéiste de ce pharaon. Malgré une influence presque certaine de l’Egypte sur la constitution même de la religion d’Israël, il semble bien que le monothéisme, que l’on retrouve dans les trois religions révélées, soit d’une autre nature qu’une simple réduction artificielle du polythéisme.

Le monothéisme

Le monothéisme désigne la conception religieuse qui ne reconnaît qu’un Dieu unique, à l’exclusion de toute autre forme de divinité. Ainsi, ce qui pouvait être, de prime abord, considéré comme une tendance monothéisme dans la religion de l’ancienne Egypte, n’était en fait que de l’hénothéisme, c’est-à-dire la domination d’un dieu sur les autres. Aussi ne faut-il pas retenir trop rapidement l’hypothèse d’un monothéisme primitif : le véritable monothéisme ne se trouve pas à l’origine de l’histoire des religions, mais plutôt à son terme.

De plus, il ne peut naître du polythéisme ni par réduction, ni par évolution, mais bien par une négation absolue. Les religions monothéistes, que l’on appelle aussi religions révélées, s’accordent pour reconnaître en Abraham le père et le modèle de tous les croyants au Dieu unique.

Certes, des tendances monothéistes existaient, de manière latente, avant Abraham, mais elles ne posaient pas encore l’affirmation absolue d’un Dieu unique à l’exclusion de tout autre. Et, contrairement aux divinités de l’Ancien Orient, le Dieu d’Abraham ne sera pas un dieu de la nature, ni un dieu local, limité à tel ou tel pays. Mais, créateur du ciel et de la terre, ainsi que de tout ce qui vit à la surface de la terre et dans les eaux, il est totalement indépendant de la nature. C’est aussi un Dieu moral qui recommande la pratique de la justice et de la droiture dans l’existence humaine.

Personne n’a jamais su, et sans doute personne ne saura jamais comment Abraham en est venu à cette conception du Dieu unique ; ce fut peut-être l’aboutissement et le résultat d’un raisonnement spéculatif, ce fut peut-être sa grandeur d’âme qui le conduisit à conférer à la divinité des qualités morales qu’il estimait les plus importantes, ce fut peut-être aussi une illumination soudaine qui lui révéla la présence à ses côtés de ce Dieu unique et souverain de l’univers.

Le Dieu des patriarches d’Israël

Il est historiquement certain que le monothéisme authentique est né dans cette petite nation qu’était le peuple d’Israël, issu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Et c’est uniquement par l’affirmation de sa foi en l’unicité absolue de Dieu que cette nation s’est fait connaître et s’est maintenue au fil des siècles de sa longue histoire. C’est de la foi d’Abraham que les religions monothéistes, le judaïsme, le christianisme, et l’Islam ont tiré leur conception de Dieu. Et cependant il faut bien reconnaître que la nomination du Dieu unique ne s’est fait que progressivement. Les ancêtres du patriarche Abraham étaient polythéistes. C’est ce qu’affirme un discours de Josué donnant la parole au Dieu d’Israël : Ainsi parle le Seigneur, Dieu d’Israël. C’est de l’autre côté du fleuve

(Euphrate) qu’ont habité autrefois vos pères, Terah, père d’Abraham et de Nahor, et ils servaient d’autres dieux (Jos. 24, 2). Et même à l’époque des patriarches, il semble qu’il n’y ait pas eu négation et rejet systématique de tout autre dieu. L’histoire antique du peuple ne contient pas un seul témoignage de monothéisme absolu. Le dieu des pères se distingue certes des autres dieux du pays de Canaan, mais leur existence n’est jamais ni contestée ni mise en doute, ni à plus forte raison niée. Il existe même une certaine affinité entre le Dieu d’Abraham et le chef du panthéon cananéen, le dieu El, qui était vénéré même par certains patriarches. C’est ainsi que le roi prophète Melchisédech bénit Abraham en ces termes : Béni soit Abram par le Dieu Très-Haut, El-Elyon, qui crée le ciel et la terre (Gen. 14, 19). El-Elyon était adoré à Jérusalem bien avant la conquête de cette ville par le roi David. Quand Abimélek et Abraham scellent une alliance à Béer-Sheva, le premier fit une invocation au nom du Seigneur, le Dieu éternel, El-Olam (Gen. 11, 33). Jacob bâtit un autel à Béthel, et il appela ce lieu : El-Béthel (Gen. 35, 7), parce que la divinité s’était manifestée à lui et avait maintenu sa protection sur lui. Seulement, si le dieu des patriarches s’apparente au grand dieu cananéen, il n’est toutefois pas lié à un territoire particulier, c’est le Dieu de tout le clan patriarcal, et à ce titre il entretient des relations privilégiées avec tous les membres du clan, Le monothéisme des patriarches apparaît comme l’affirmation de liens privilégiés entre le Dieu de la tribu et les membres de celle-ci : c’est même ce lien exclusif qui définit l’action et la conduite de la tribu.

Moïse a-t-il inventé le monothéisme ?

Avec Moïse, la religion des patriarches se transforme et entre dans une phase nouvelle. La nomination de Dieu ne se fait plus par rapport à un homme. Dieu n’est plus le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac, le Dieu de Jacob ; il reçoit un nom ou plus exactement il se donne un nom, YHWH, nom qui sera imprononçable par les lèvres humaines. Le précepte fondamental de la charte d’alliance entre Dieu et le peuple semble être l’affirmation du caractère unique de Dieu : Tu n’auras pas d’autres dieux que moi (Ex. 20, 3). En face de YHWH, il ne peut exister aucun autre dieu qui s’opposerait à lui. Cette intolérance de la loi mosaïque à l’égard des autres divinités place cette religion au-dessus des autres. Mais cela ne signifie pas pour autant que l’enseignement de Moïse excluait tous les autres dieux inférieurs. Bien après la conquête de la Terre promise, les Israélites acceptent bien YHWH pour leur Dieu unique, mais ils reconnaissent aussi l’existence d’autres dieux.

Le prophète Elie lui-même, défenseur acharné du Dieu unique, veut prouver, sur le mont Carmel que c’est YHWH et non Baal qui est Dieu en Israël, et ce faisant il reconnaissait implicitement l’existence d’un dieu autre que le Dieu du peuple d’Israël. En fait, plus qu’une affirmation dogmatique de monothéisme absolu, le premier commandement de la vie religieuse des fils d’Israël est une exigence de monolâtrie. En affirmant que le peuple ne doit pas avoir d’autres dieux que YHWH, Moïse ne fait qu’affirmer que YHWH est le Dieu du peuple, sans prétendre qu’il soit absolument unique. YHWH ne se distingue des autres dieux que par son nom.

Le Dieu qui s’est fait connaître à Moïse s’est donné lui-même un nom qui demeure encore une énigme : Je suis YHWH, je suis qui je suis, est une révélation qui cache l’identité même de celui qui se révèle. Les Massorètes, qui ont vocalisé la Bible (la langue hébraïque écrite méconnaît totalement l’usage des voyelles), n’ont pas noté de voyelles pour le tétragramme divin, YHWH, si bien qu’à la lecture ce terme était absolument imprononçable. Ils se contentaient de dire "Adonaï", c’est-à-dire "le Seigneur" chaque fois qu’ils rencontraient ce nom divin.

Chez les Israélites, comme chez tous les Orientaux de l’antiquité, le nom porte en lui-même l’essence de l’être qui est désigné, il dévoile un aspect de la réalité. Aussi chaque fois que le Dieu d’Israël décline son identité fait-il preuve à l’égard des membres du peuple de sa volonté de grâce et de miséricorde. L’homme ne comprend une réalité que dans la mesure où il est capable de lui donner un nom, et le fait de donner un nom établit une relation directe entre celui qui nomme et ce qui est nommé.

Ainsi, dans la mentalité juive, le fait de donner un nom à Dieu - même si ce nom avait été révélé par le Seigneur lui-même - était considéré comme un désir proprement humain de saisir concrètement la réalité divine qui se cachait dans l’action même de son dévoilement. Dans le refus de prononcer le tétragramme divin se trouve l’affirmation la plus radicale de la transcendance de YHWH : les lèvres humaines sont incapables d’exprimer la réalité profonde de ce Dieu qui fait alliance avec un peuple déterminé. D’ailleurs, la personnalité même de YHWH s’oppose au statisme qui lui serait imposé par le seul fait que l’intelligence humaine serait capable de l’appréhender, de l’enfermer dans une définition. Au contraire, quand l’Unique se nomme devant Moïse, il lui indique ce qui fait sa personne : c’est le dynamisme d’une histoire entre lui et les hommes. Le Dieu d’Israël, dans son nom même, échappe à toute interpolation métaphysique pour entrer en relation avec des hommes concrets dans le cadre d’une alliance historique.

Ce qui paraît essentiel dans l’oeuvre de Moïse, ce n’est peut-être pas tant l’affirmation de l’unicité absolue de Dieu que la constitution d’un peuple unifié autour d’un Dieu unique, ce peuple étant mis à part au milieu des autres nations. L’élément constitutif de la religion se trouve dans l’alliance de Dieu avec son peuple, et ainsi YHWH exerce une fonction royale : le peuple se constitue d’abord en une sorte de théocratie, dans laquelle le monothéisme aura une fonction éthique. Il ne s’agit pas d’un simple culte religieux, mais d’une obéissance à la volonté divine dans tous les secteurs de la vie quotidienne.

C’est devant Dieu que les fidèles doivent vivre, en observant tous les préceptes de la Loi, qui traduisent les décrets divins. Dès le moment privilégié de la révélation de Dieu au Sinaï, le sens du divin apparaît inséré à la dimension humaine de ceux qui marchent dans le désert au point qu’ils veulent le mettre en évidence dans toute leur vie. Le centre de la religion d’Israël, ce n’est pas une foi abstraite mais bien un agir-devant-Dieu. Dans tous les livres de la Bible, on parle très peu de l’attitude croyante de l’homme, mais on souligne très fortement la traduction concrète de cette foi dans la fidélité à l’expression même de la Loi.

L’affrontement au polythéisme

L’engagement pris par le peuple au mont Sinaï ne fut pas toujours respecté avec l’enthousiasme qui avait présidé aux jours de la révélation. Le monothéisme ne connut pas que des heures de prospérité, il eut aussi ses luttes. Après l’installation au pays de Canaan, dans la Terre Promise, le polythéisme des occupants de cette région exerçait sur le peuple une véritable fascination.

Une des composantes originales de la Loi mosaïque était la prohibition de toutes les images divines. Les représentations des dieux, les idoles des peuples polythéistes attiraient l’attention des fidèles de YHWH. L’épisode du Veau d’or, construit par Aaron et détruit par Moïse (Ex. 32), apparaît comme la trace la plus ancienne d’une polémique soulignant la rupture de l’alliance par la vénération des idoles. Le roi Jéroboam (933-911), faisant sécession et créant le royaume d’Israël, au Nord de la Palestine, voulut détourner ses partisans de monter en pèlerinage à Jérusalem, la ville sainte de Juda, le royaume du Sud. Il fabriqua des veaux d’or et les installa aux extrémités de son royaume, à Dan et à Béthel, choisissant judicieusement deux sanctuaires déjà célèbres.

Le culte de YHWH prenait ainsi une forme illégitime. C’est alors qu’apparurent au coeur même du peuple des hommes inspirés, tout imprégnés des droits fondamentaux de Dieu. Ils parlaient en son nom et rappelaient aux hommes la fidélité à l’Unique. La prédication des prophètes ne consiste pas dans une prédiction de l’avenir, mais bien dans le rappel incessant des droits divins sur le peuple. Ce sont les prophètes qui, réellement, ont permis au monothéisme originaire de se maintenir en face de l’idolâtrie menaçante ; grâce à eux, la connaissance de l’unique vrai Dieu a pu faire de grands progrès, tout en s’accompagnant d’un relèvement moral important.

La transcendance de Dieu

Les prophètes ont permis d’approfondir la connaissance du vrai Dieu : à côté de lui, les autres dieux ne sont que des idoles fabriquées de la main des hommes. Israël n’a pas et ne peut avoir de panthéon, car tout est entre les mains de YHWH, le créateur du monde et le maître de l’histoire. Et même, le monothéisme juif va beaucoup plus loin, sous l’inspiration des prophètes, que le simple refus des autres dieux. Le pharaon Akhénaton préconisait le culte du dieu Aton comme dieu unique ; mais, en tant que soleil divinisé, Aton n’en restait jamais qu’immanent au monde matériel.

L’affirmation monothéiste concernant YHWH pose, au contraire, sa transcendance. Si son action s’exerce dans le monde, dans le temps et dans l’espace, il n’en est pas moins personnellement transcendant, échappant ainsi aux lois du cosmos qu’il a lui-même fixées. Pour l’esprit occidental, habitué aux spéculations philosophiques, cette idée est facilement compréhensible ; mais pour un homme de l’Orient antique, profondément inséré dans son univers, il était difficile de concevoir un être, fut-il Dieu, qui puisse être absolument solitaire, sans vis-à-vis. Il ne va pas de soi d’imaginer un Créateur absolu : toute existence, par rapport à lui, ne tient son être que de lui, le maître de toutes les puissances de l’univers, parce que lui seul est le vivant.

Toutes les générations du peuple ont juré par YHWH, "le Dieu vivant", reconnaissant que l’éternité et la transcendance étaient des éléments caractéristiques de sa nature. Mais, pour parler de Dieu, les prophètes ont été contraints d’user d’anthropomorphismes : ils parlent de ses colères, de sa douleur, de sa joie, de sa jalousie, de sa haine et même de son repentir. Toutes ces images, bien qu’exprimant imparfaitement la nature de YHWH, permettent de saisir sa personne et de mettre en évidence le fait que ce qu’il voulait révéler n’était autre que sa vie, sa plénitude débordante de vie, dont l’existence humaine n’est qu’une pâle copie.

L’absolue transcendance de YHWH explique sa sainteté : il est entièrement à part, totalement séparé du cosmos qu’il a créé. Son entière indépendance par rapport au monde implique que cette sainteté porte la marque et le signe d’une pureté telle que l’homme ne peut jamais l’approcher : la gloire de Dieu est la manifestation rayonnante de sa majesté souveraine. C’est ainsi que, dans la vocation du prophète Isaïe, les séraphins acclament YHWH : Saint, saint, le Seigneur tout-puissant, Sa gloire remplit toute la terre (Is. 6, 3).

En présence de YHWH, les êtres célestes, comme les anges, ses messagers, doivent se voiler la face car ils découvrent ainsi la précarité de leur condition de créature. Et l’homme, en apercevant le mystère de la sainteté de Dieu, découvre de surcroît sa culpabilité.

Jésus a-t-il donné une nouvelle impulsion au monothéisme ?

Il n’est sans doute pas insignifiant que celui qui devait apporter une nouvelle lumière sur la relation de l’homme avec son Dieu porte le nom de Jésus, ce qui veut dire : YHWH sauve. Celui que les chrétiens considèrent comme le témoin définitif de la révélation de Dieu est appelé du nom qui est au-dessus de tout nom (Phi. 2, 10), nom qui marquera toute la foi chrétienne au Dieu unique. Avec Jésus de Nazareth, appelé Christ et Seigneur par ses disciples, le monothéisme juif prend une dimension nouvelle, ainsi que le souligne l’auteur de la lettre aux Hébreux : Après avoir, à bien des reprises et de bien des manières, parlé autrefois aux pères dans les prophètes, Dieu, en la période finale où nous sommes, nous a parlé en un Fils qu’il a établi héritier de tout, par qui aussi il a créé les mondes (Héb. 1, 1-2).

Dans cette nouvelle approche de Dieu, un changement radical s’opère quant à la relation de l’homme à Dieu : l’homme vit dans la certitude qu’une ère nouvelle est commencée depuis la venue dans le monde du Fils même de Dieu, Dieu lui-même est venu dans le monde en la personne de son Fils. Toutefois, Jésus ne s’est jamais présenté comme Dieu annonçant des vérités que les hommes devaient croire : il s’est simplement présenté comme vivant uni à Celui qu’il appelait son Père, dévoilant une entière communion avec lui et invitant tous les hommes à le rejoindre dans cette intimité, faite de connaissance et d’amour.

Tout l’évangile de Jean, par exemple, vise à montrer comment en Jésus s’opère la révélation de Dieu : il est le lieu de la présence de Dieu. En conséquence, la parole que Jésus peut prononcer n’est pas extérieure à l’acte du Dieu père, elle est l’expression exacte de son désir : le Christ est l’image parfaite, l’icône de Dieu au milieu des hommes. C’est ce qui lui permet de répondre à son disciple Thomas : Je suis le chemin, et la vérité, et la vie. Personne ne va au Père si ce n’est par moi. Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père. Dès à présent, vous le connaissez et vous l’avez vu. Celui qui m’a vu a vu le Père. Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? (Jn. 14, 6-10).

De plus, quand Jésus prie, il s’adresse à Dieu en disant : "Abba", ce que personne n’osait faire, car cette nomination de YHWH par un terme familier, équivalant à "papa" était totalement inconcevable et sacrilège. La relation de Jésus avec Dieu s’établissait dans un climat de confiance et d’intimité filiale. Pourtant jamais Jésus ne dira à ses disciples qu’il est le Fils de Dieu, il ne fera pas davantage un enseignement sur la nature de Dieu et sur ses attributs, il les invitera simplement à le suivre d’une manière inconditionnelle, il leur proposera de découvrir comment, à travers lui, le Royaume de Dieu entrait dans une phase nouvelle, celle de son universalisation.

Il est assez paradoxal de découvrir que les chrétiens vénèrent Jésus comme Fils de Dieu, alors qu’il ne s’est jamais présenté de cette manière. Il faut dire que l’expression "fils de Dieu" n’avait pas, au premier siècle, le sens fort que les chrétiens lui donnent aujourd’hui : elle signifiait simplement qu’un homme particulier jouissait de la faveur de Dieu. A cette même époque, l’expression "fils de l’homme" avait, au contraire, une signification plus forte : le Fils de l’homme, dont parlait le prophète Daniel, repris par différents écrits juifs ultérieurs, désignait un personnage mystérieux qui devait venir sur les nuées du ciel pour instaurer définitivement dans le monde le Royaume de Dieu. A plusieurs reprises, Jésus s’est attribué le titre de Fils de l’homme. Et cette affirmation lui a valu de se faire condamner pour blasphème : le tribunal religieux juif y décelait une prétention à revendiquer le rang de Dieu et une égalité avec lui. Traduit devant le tribunal civil de l’occupant romain, non plus pour un motif religieux, mais pour un motif politique (puisque, en se disant le Messie, ou du moins en se laissant considérer comme tel, il était susceptible d’appeler le peuple à la révolte contre l’empereur), Jésus est condamné à mort. Et ce n’est qu’après sa mort, qui les avait d’abord laissé désemparés, que les disciples ont compris tout le mystère de la personne de Jésus : ils ont découvert que, non seulement Dieu était avec lui, mais en lui. Dieu s’était ainsi approché de l’histoire des hommes pour montrer sa volonté de salut.

Dès lors, les disciples, forts des expériences privilégiées qu’ils ont eues et que l’on appelle "apparitions", ont pu vérifier qu’il était vraiment le Fils de Dieu ce Jésus avec qui ils avaient cheminé sur les routes d’Israël, ce Jésus que les hommes avaient mis à mort, mais que Dieu avait ressuscité. Aussi, peu de temps après la résurrection, au jour de la Pentecôte, Pierre et les apôtres se mettent-ils à proclamer non seulement l’événement de la résurrection mais aussi le fait que Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous avez crucifié (Ac. 2, 36).

La nomination de Jésus comme Seigneur est déjà l’affirmation de son égalité avec Dieu : le monothéisme juif absolu laisse place à une autre forme de monothéisme, qui se traduira rapidement par l’annonce de la Trinité. Dieu n’est pas isolé, il vit de la communion.

Les origines du christianisme sont marquées par l’enthousiasme de ceux qui croient qu’ils ont part à cette communion, puisqu’ils sont devenus eux aussi fils de Dieu. En effet, la révélation de Dieu en Jésus-Christ, la Bonne Nouvelle qu’il annonce n’est autre que celle d’un Père qui veut rassembler ses enfants dispersés.

L’Unique subsiste en trois personnes

La Trinité est un des mystères de la foi chrétienne. Mais, le terme "mystère" ne désigne nullement une sorte d’énigme indéchiffrable : c’est une ouverture, à l’échelle humaine, sur la réalité inépuisable de l’amour et de la vie de Dieu. Si la doctrine de l’Eglise chrétienne affirme qu’il y a un seul Dieu en trois personnes réellement distinctes dans l’unité de leur nature, le Nouveau Testament ne spécule, en aucune manière, sur la Trinité, L’emploi de ce terme est postérieur à la première génération chrétienne. D’ailleurs, jamais la Bible ne parle jamais de Dieu, elle le laisse parler aux hommes de différentes manières. Ainsi, dans le Nouveau Testament, on trouve d’abord Jésus puis, dans l’expérience de l’Eglise primitive, une approche spirituelle des trois personnes. L’apôtre Paul conclut sa deuxième lettre aux chrétiens de Corinthe en employant une formule nettement trinitaire, vraisemblablement d’origine liturgique : La grâce de Jésus, notre Seigneur, l’amour de Dieu et la communion du Saint-Esprit soient avec vous tous (2 Co. 13, 13).

D’autres formules, triadiques, sont également présentes, mais elles sont moins frappantes que l’affirmation sans cesse renouvelée de la vie divine qui se communique et se répand parmi les hommes eux-mêmes. La définition dogmatique de la Trinité viendra lors des conciles du troisième et du quatrième siècles, avec l’emploi d’une terminologie philosophique : une seule nature divine, trois personnes distinctes par leurs relations réciproques.

Mais cette précision n’est qu’apparente, car les théologiens rappellent toujours avec force qu’il est impossible à l’homme d’exprimer correctement la réalité même de Dieu. Les formulations négatives paraissent plus appropriées : il n’y a pas trois Dieux, mais Dieu n’a pas qu’un seul visage.

Le problème des premiers siècles du christianisme sera de concilier la foi en trois personnes divines avec l’affirmation du monothéisme. Certains exagéraient l’unité absolue de Dieu en ne voyant plus dans les trois personnes que des modes d’existence du Dieu unique, d’autres exagéraient la distinction des personnes et les subordonnaient les unes aux autres.

Aux troisième et quatrième siècles, on se battait, sur les docks d’Alexandrie, pour affirmer ou pour nier que le Fils était égal au père. Egal ou semblable, c’était la grande question de l’Eglise à cette époque. Les hérésies, les divisions à propos de la doctrine chrétienne, se multipliaient à tel point que l’empereur Constantin, craignant pour l’unité politique de son empire et espérant apaiser les controverses théologiques, réunit un synode impérial qu’il présida lui-même, en exerçant une influence déterminante sur les évêques qu’il avait rassemblés.

Ce synode est connu sous le nom de "Concile oecuménique de Nicée", il se déroula en 325. Un autre concile, réuni à Constantinople, en 381, allait préciser la parfaite égalité des personnes divines dans leur unité substantielle.

Le grand apport du monothéisme, sous sa forme trinitaire, n’est pas une absurdité, comme pouvaient le penser les philosophes païens, pour lesquels il fallait exprimer le passage du multiple à l’unique, c’est l’affirmation que l’unité même de Dieu ne peut s’exprimer que dans une circulation plurielle qui est celle de l’amour. L’amour dit tout de Dieu, même si ce terme humain est encore imparfait pour définir la plénitude de vie en Dieu. Cette vie n’est pas enfermement de Dieu sur lui-même, elle n’est pas davantage égoïsme d’une satisfaction mutuelle de deux personnes, elle est échange. Le Père, débordant d’amour, engendre le Fils à qui il fait partager la plénitude de la divinité ; le Fils se reçoit tout entier du père et se livre totalement à lui dans une communion et une intimité si profonde que leur échange fait advenir la personne de l’Esprit-Saint, l’Esprit d’amour qui unit le père et le Fils. L’amour est échange, don et accueil : il est aussi divin de recevoir que de donner. Toute l’expérience chrétienne découle de cette découverte de l’amour de Dieu, elle est une entrée dans la mouvance de la vie divine : elle est rythmée par l’amour, imprégnée par la vision de Jésus-Christ, en qui le Dieu invisible a pris un visage d’homme, afin que tout visage humain puisse devenir le reflet et l’image du visage de Dieu, visage de paternité, visage de filiation, visage d’amour.

Le mystère de Dieu ne peut être que révélé

Alors que les juifs et les chrétiens connaissaient de nombreuses discussions religieuses relatives à l’interprétation des dogmes, l’islam s’est fixé une dogmatique très simple qui peut être admise par tous les fidèles sans prêter le flanc à des discussions interminables. Et le premier dogme affirme l’unicité absolue de Dieu : J’atteste qu’il n’y a pas d’autre Dieu qu’Allah. Allah est grand et il n’y a pas d’autre dieu que lui.

Le Coran, le livre de la révélation islamique s’attaque violemment à la Trinité chrétienne qui lui semble être une forme de polythéisme. L’unique Dieu ne saurait partager son pouvoir, sa puissance avec un autre. Cependant son unicité n’interdit pas le fait qu’il puisse se présenter sous des facettes différentes auprès de ceux qui le craignent. C’est ainsi que la tradition musulmane aime à rappeler les quatre-vingt dix-neuf noms que Dieu utilise pour se faire connaître aux hommes, la centième restant caché, non manifesté aux hommes, mais dévoilé celui à qui Dieu a bien voulu le dire. Il est certain que les chrétiens pourraient souscrire à certaines formules monothéistes inscrites dans le Coran telle celle-ci : Lui, Dieu est Unique ! Dieu, l’Impénétrable. Il n’engendre pas. Il n’est pas engendré, nul n’est égal à lui ! (Coran, sourate 112).

Pour les chrétiens, en effet, la souveraine réalité de Dieu n’engendre pas et n’est pas engendrée. Ils distinguent l’unité substantielle de Dieu, qui n’engendre ni n’est engendrée, de la Trinité des personnes qui établissent entre elles des relations d’amour partagé. De plus, contrairement à l’affirmation de l’auto-révélation de Dieu en Jésus-Christ, l’islam ne cesse d’affirmer que le mystère de la vie divine est non seulement irrévélé, mais aussi irrévélable : Dieu se fait connaître comme le mystère absolu. Ce qu’il est possible à l’homme de pénétrer, c’est l’action de ce Dieu unique en sa faveur, c’est l’action bienfaisante et miséricordieuse de Dieu pour les hommes qu’il a créés.

Pourquoi existe-t-il plusieurs monothéismes ?

Affirmer que Dieu est unique, comme le font le judaïsme, le christianisme et l’islam, c’est affirmer par le fait même qu’il est L’unique, qu’il est le Seul Dieu, qu’en dehors de lui personne ne peut être Dieu. Cela est affirmé par la confession de foi d’Israël : Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est le Seigneur, par l’enseignement de Jésus de Nazareth : Unique est Celui qui est bon !, et la shahada islamique : Il n’y a de Dieu qu’Allah.

Juifs, chrétiens et musulmans, comme tous ceux qui font profession de foi monothéiste, reconnaissent véritablement l’Unique vrai Dieu, d’une façon plus ou moins claire et saisissante. Mais, si tous les croyants en cette unicité divine reconnaissent tous le même Dieu, d’où vient-il qu'il existe encore plusieurs religions monothéistes ? Si tous reconnaissent le même Dieu, pourquoi y a-t-il encore différentes religions ? Il n’est possible de répondre à cette question qu’en se tournant vers l’homme.

Les hommes, en effet, attendent des différentes religions la réponse ultime aux questions qui concernent la condition humaine dans sa plus grande profondeur : qu’est-ce que l’homme ? quel est le sens de son existence ? qu’est-ce que la mort et quelle est la destinée de l’homme ?

Et les trois religions monothéistes répondent, chacune à sa manière, à ces questions, en découvrant progressivement le mystère de ce Dieu qui est, à la fois, immanent et transcendant. Immanent à la création, il peut se révéler aux hommes, en leur manifestant ainsi sa présence, en leur permettant de dire, même par le biais des négations successives, quelque chose de lui qui soit vrai. Transcendant, Dieu est totalement différent de ce qui n’est pas lui : nul ne peut le saisir, nul ne peut parler adéquatement de lui. Mais par sa capacité de révélation, l’Unique peut donner une lumière qui conduit les hommes durant leur existence. Cette lumière est appelée "la révélation", et c’est elle qui inspire les religions monothéistes dans la diversité de leur compréhension du mystère de Dieu.

Dieu parle aux hommes

Le terme de "révélation" indique que c’est Dieu lui-même qui a levé une partie du mystère qui l’entourait, il s’est mis à la recherche de l’homme pour lui faire connaître sa vie. Certes, lei religions révélées ne nient pas la possibilité d’une certaine révélation de Dieu par le monde naturel : il est possible à l’homme d’approcher la connaissance de Dieu à la lumière de sa raison, appuyée sur les manifestations de l’ordre naturel. Repérant un ordre dans le monde, la raison humaine peut s’interroger, à juste titre, sur l’origine de cet ordre, manifesté particulièrement par les lois de la physique qui découvrent l’agencement des réalités matérielles.

Au travers d’une cosmologie (étude sur l’ordre du monde), l’homme peut parvenir à une certaine idée de Dieu : celui-ci n’est pas une idole créée de main d’homme, même si cette forme de connaissance de Dieu n’atteint pas encore le Dieu vivant. Certains philosophes ont essayé d’apporter des preuves de l’existence de Dieu à partir de l’agencement des forces du monde ; leur démarche n’est pas stérile. Mais livré à ses propres forces, l’homme n’est toutefois pas capable d’accéder à cette connaissance. Aussi est-ce Dieu lui-même qui est venu au secours de l’homme, il s’est fait connaître à lui, il s’est adressé à lui : il lui a parlé.

C’est sans doute une des plus grandes découvertes du judaïsme antique que l’affirmation d’une parole de Dieu adressée à l’humanité D’ailleurs, la foi de toutes les religions révélées repose sur cette conviction fondamentale : Dieu parle aux hommes, il les rejoint dans leur histoire, non plus de façon commune et indistincte, par les forces de la nature.

Si Dieu ne cesse pas de signaler sa présence à travers l’ordre des phénomènes de la nature, il intervient, d’une façon singulière dans l’histoire, en prenant la parole. Le peuple d’Israël devient son témoin au milieu de toutes les nations du monde. C’est par son intermédiaire, dans son caractère de nation séparée des autres peuples de la terre, que le mystère divin sera révélé, par une approche continue et selon une conception pédagogique du savoir divin. Et la révélation de Dieu donne alors son sens à toute l’existence humaine, comme elle donne du sens au monde. Un monde silencieux serait totalement anarchique, sans principe, mais parce que la parole advient dans ce monde, le monde devient sensé. Et puisque Dieu se caractérise par la parole, il est impossible de le représenter, d’en faire une image. La parole n’est, en effet, en aucune façon, objectivable : elle manifeste la présence de l’autre, mais elle n’en donne pas le visage. En cela, YHWH ne sera pas comparable aux autres dieux des nations païennes, qui ne sont que des idoles sourdes et muettes.

En quelque sorte, le Dieu qui se révèle par une prise de parole se dérobe immédiatement à toute représentation : s’il entre en relation avec les hommes, il se refuse à leur laisser prendre un pouvoir sur lui. La parole instaure une communauté relationnelle entre Dieu et l’homme, par le témoignage des individus particuliers. Dieu n’impose pas sa présence aux hommes, il se propose à eux sans leur donner de preuves convaincantes de son existence. Il ne se situe pas sur le plan de la connaissance scientifique, sur le plan de la démonstration rigoureuse, mais sur celui de la foi.

Le croyant peut être amené à rendre compte de sa foi, mais cette possibilité ne lui est offerte qu’au niveau du témoignage et non à celui de la preuve qui forcerait la raison à se soumettre à une argumentation. Aussi la caractéristique des religions révélées peut-elle se trouver dans l’immense champ qui est ouvert à l’homme au moment même où Dieu se révèle à lui. Dieu ne s’impose pas, il tente une approche de l’homme, sans contraindre ce dernier à répondre positivement à l’appel qu’il lui adresse. Il ne cherche pas la soumission des esclaves, mais la décision d’un homme libre.

Cependant, il faut quand même remarquer que toutes les générations ont voulu imposer aux hommes leur connaissance de Dieu par la force de l’argumentation comme par la force des armes. C’est ainsi que l’histoire des croyants est surchargée de conflits avec les incroyants, les "infidèles" à qui la (ou une) religion était imposée : pour sauver son existence présente, l’infidèle était obligé de se soumettre à la religion de l’occupant.

La Parole de Dieu devient Ecriture sainte

La révélation de Dieu s’est effectuée par une prise de parole : il s’est adressé à des hommes, il leur a parlé, il a fait alliance avec eux, il s’est donné à connaître en Jésus-Christ, il s’est dévoilé dans le don du Coran. Ce sont les trois formes de la révélation. Ce qui est remarquable, c’est la mise immédiate par écrit de cette parole. L’écriture supprime la dimension vitale de la parole, un texte est toujours plus mort que l’expression orale.

Pour connaître le Dieu des juifs, des chrétiens, des musulmans, le croyant est réduit à lire des textes. Dieu a parlé, l’homme lit. Serait-ce dire que la révélation est terminée ? Serait-ce dire que Dieu ne parle plus à l’homme ? Serait-ce dire qu’après s’être quelque peu dévoilé, il s’est définitivement retiré du monde et qu’il ne parle plus ? Partout où Dieu parle aux hommes, sa parole prend la forme de la parole humaine. Il n’a jamais parlé un autre langage que celui des hommes, et ce langage se traduit dans une écriture qui assure la permanence de la parole, même si elle devient un langage figé, arrêté dans une forme définie, limitée.

Selon certains passages de la Bible, YHWH écrit lui-même le texte de l’alliance sur les tables de la Loi, base sur laquelle on pouvait se référer et discuter : la conclusion d’une alliance, en tout temps, s’appuie sur un texte où les engagements réciproques sont formulés de façon expresse. Et il n’y a rien d’extraordinaire à découvrir que la parole de Dieu se trouve immédiatement posée en écriture. Elle sera conservée dans le Temple de Jérusalem, de même que le Coran révélé à Mahomet trouvera sa place dans la Kaaba de la Mecque. Le texte écrit sert de "mémorial" de souvenir aux hommes de toutes les générations ; il devient également le centre de la vie religieuse. Dans toutes les religions révélées, les croyants se rassemblent régulièrement pour lire la parole de Dieu dans un texte qui sert de repère à l’expression actuelle de la foi et de l’action de l’individu croyant.

L’Ecriture sainte trouve alors l’efficacité de la Parole de Dieu. Et il convient de souligner la différence que toutes ces religions établissent entre le texte même de cette Parole et les différents commentaires qui peuvent en être faits. Dieu parle aux hommes en adoptant leur langage, parce que ce dernier sert de médiation. Une communication entre des hommes passe nécessairement par un langage, qu’il soit celui des signes, celui des gestes, ou qu’il soit celui des paroles. La révélation divine ne peut échapper à la médiation. L’homme ne peut entrer en prise directe avec le Dieu vivant : Dieu, le soleil et la mort ne se regardent pas en face.

Que Dieu parle à certains hommes directement, aucune religion révélée ne l’admet, mais elle constate qu’il utilise toujours une médiation. Moïse s’est voilé la face quand la gloire de YHWH est passée près de la grotte dans laquelle il se trouvait (Jésus, que les chrétiens appellent "Fils de Dieu", s’est caché dans l’humilité d’un prophète galiléen pour révéler son Père ; Mahomet, le prophète de l’Islam, a reçu la révélation d’Allah par l’intermédiaire de l’ange Gabriel.

Et la médiation actuelle que tout croyant découvre dans son rapport à Dieu, c’est celle du Livre saint. Puisque la parole de Dieu s’est faite livre, l’ensemble des livres de la révélation est une œuvre humaine en même temps qu’une oeuvre divine : Dieu inspire les hommes qui écrivent et qui donnent le témoignage de leur perception de Dieu dans les événements de la vie courante comme dans ceux de l’histoire. Aussi ne faut-il pas chercher dans ces écrits à découvrir ce qui pourrait être la pure révélation et ce qui pourrait être une oeuvre simplement humaine : Dieu a parlé à des moments déterminés de l’histoire et les hommes ont reçu et transmis son message dans un temps où il prenait sens pour eux.

Il n’est guère possible de penser que l’initiative prise par Dieu à un moment déterminé de l’histoire des hommes soit définitivement achevée : même si cela est moins sensible en islam, il apparaît que Dieu continue de parler aujourd’hui à travers les événements du monde. La révélation qu’il a commencée de faire ne peut s’achever que lorsqu’elle sera définitive et complète, lorsque les hommes pourront le connaître dans sa vérité propre. Même les chrétiens attendent encore la réalisation entière de cette promesse qu’ils ont reçue de connaître Dieu comme ils sont connus de lui.

Connaître les grandes religions

Même pour le fidèle qui admet la révélation que Dieu peut faire de lui-même, il n’est pas facile de placer sa confiance dans une parole qui le dépasse et sur laquelle il n’a aucune prise intellectuelle. Toutes les religions ont connu des crises dans leur croissance ; ces crises étaient dues à l’épreuve que constitue pour chaque individu, comme pour chaque groupe, d’affirmer sa foi et surtout de l’affermir. Et l’époque contemporaine, que l’on qualifie très souvent de période de "crise", appelle un nécessaire discernement au milieu de tous les bouleversements que peut susciter la civilisation : dans le monde, tout bouge. Et certains croyants finissent par se lamenter en affirmant, souvent de manière inconditionnelle : On nous change la religion ! Les droits de Dieu auraient cédé le pas aux droits de l’homme, et maintenant ces mêmes droits de l’homme provoquent, de façon contradictoire, un réveil religieux qui éclate un peu partout et qui échappe souvent au contrôle de ceux qui étaient chargés de veiller au bien spirituel des fidèles qui leur étaient confiés.

L’expérience quotidienne apprend que l’homme est un être qui vit au milieu d’une multitude de relations, et particulièrement de relations humaines. De là à penser qu’il n’y avait que ce type de relation qui était possible, il n’y avait qu’un pas à franchir comme le faisait Nietzsche, en proclamant la mort de Dieu. La philosophie portait alors un coup sérieux à la religion pour ne plus s’intéresser qu’à l’homme, oubliant totalement l’existence de Dieu.

Certes, il a toujours été difficile de parler de Dieu, car l’homme ne dispose d’aucun critère de vérification, et le mot même de Dieu apparaît comme dépourvu de signification. Dieu est alors conçu comme une projection de l’homme, comme le gardien des valeurs morales et sociales, en tout cas comme une création que l’homme fait lui-même pour se protéger, pour sauvegarder des faits, des événements qui le touchent au plus profond de lui-même. La négation de Dieu ou la mort de Dieu entraîne alors l’homme à ne s’occuper que de ce qui relève du domaine humain proprement dit, à se garder des "arrière-mondes", à éviter tout ce qui ne peut être expliqué scientifiquement ou, du moins, par l’exercice pur et simple de la raison.

La théologie, c’est-à-dire le discours que le croyant pouvait tenir sur Dieu, cède alors le pas à l’anthropologie scientifique, à ce qui concerne l’homme dans l’immédiatement repérable. Il s’en faut de peu que l’avenir de l’homme soit menacé : on ne se soucie plus que de l’immédiat, sans escompter sur l’avenir, laissant ce problème aux générations ultérieures qui connaîtront ce temps.

Cette négation de Dieu doit amener le croyant, quel qu’il soit, à reformuler son langage sur Dieu, en fonction même des préoccupations qui sont les siennes dans la densité de son histoire. En ce sens, la "mort de Dieu" peut faire surgir une nouvelle compréhension de la connaissance de Dieu. Il s’agit donc pour tout croyant d’une invitation à être lui-même et à dire ce qui lui est confié de la connaissance même de ce Dieu qu’il vénère dans une religion déterminée.

Après avoir déterminé, assez arbitrairement, le concept de religion relativement au nombre des dieux, en considérant le polythéisme et le monothéisme ; après avoir essayé de clarifier quelque peu ce concept de religion, en précisant les distinctions qui se font jour entre les religions naturelles et les religions révélées, il s’agit d’apprendre à connaître, de l’intérieur, les différentes religions qui exercent encore aujourd’hui une influence dans le monde contemporain.

L’idéal serait évidemment que chaque croyant de chaque religion puisse affirmer qu’il se reconnaît parfaitement dans la présentation qui sera faite de sa foi. Cet idéal est sans doute quelque peu utopique, mais il n’en demeure pas moins vrai que pour connaître une religion il faut s’attacher à en découvrir ce qui en fait le coeur, ce qui fait vivre chacun des fidèles, et le but de cette présentation des religions est d’essayer de comprendre les religions du monde, avec le maximum d’objectivité.

Pour ce faire, chaque religion sera étudiée dans ses origines historiques, telles qu’elles peuvent être exprimées dans les différentes livres qualifiés de saints, elle sera perçue également à travers les diverses manifestations humaines qui s’enracinent dans la religion, à savoir la philosophie, l’art sous toutes ses formes, la vie quotidienne des fidèles et l’organisation des communautés de croyants.

Le judaïsme : l’alliance de Dieu avec un peuple

C’est à Israël que le Dieu unique s’est d’abord révélé. C’est dans ce peuple qu’il est possible de retrouver les premières traces de la révélation. Toutes les pages de la Bible parlent de cette révélation aux pères du peuple. YHWH s’est révélé une première fois à Abraham, dans la ville d’Ur en Chaldée. A cet homme, il promit une génération aussi nombreuse que les étoiles dans le ciel ou que le sable sur les rivages de la mer ; et, en donnant un fils à ce vieillard et à sa femme, Sara, il conclut une alliance. Abraham, fort de cette promesse, quitta son pays pour partir vers la terre que Dieu lui montrerait et qu’il donnerait en héritage à ses descendants. Toute la tradition présente Abraham comme le père des croyants. Melchisédech, roi de Salem, vient à la rencontre du clan d’Abraham en migration, il se présentait également comme le serviteur du Dieu Très-Haut. Abraham transmit sa foi à toute sa descendance ; celle-ci devint une tribu importante qui rend toujours un culte à ce Dieu, devenu le Dieu d’Isaac, puis celui de Jacob et des fils de ce dernier. Les migrations sémites ont conduit la tribu à s’installer en Egypte, où elle s’amplifia encore, ainsi que le rapporte le livre du Deutéronome : Mon père était un araméen errant, il est descendu en Egypte où il a vécu en émigré... Là, il est devenu une nation grande, puissante et nombreuse... (Dt. 26, 5-6).

L’accroissement numérique des fils d’Israël a fait oublier même le souvenir de Dieu, mais des épreuves leur firent retrouver la foi ancestrale : ils crièrent vers celui qui ne pouvait oublier les promesses faites aux pères. C’est toujours quand le peuple oublie son Dieu que les malheurs arrivent pour les hommes : les exemples ne manqueront pas dans les récits bibliques. Chaque fois qu’Israël trahit l’alliance, la nation tout entière tombe aux mains de ses ennemis. Mais alors, comme au temps de l’exode, le peuple se retourne vers son Dieu qui se laisse fléchir et qui renouvelle l’alliance faite avec les patriarches.

Cette alliance a pris une forme particulièrement remarquable au moment de la sortie d’Egypte. Dieu, par la voix de Moïse, donne à son peuple, un véritable code législatif : Israël gardera de Moïse un souvenir impérissable comme de celui qui lui a donné sa Loi. Celle-ci rassemble les volontés du Dieu qui s’engage vis-à-vis de son peuple, comme un suzerain s’engage auprès de ses vassaux dans un traité qui fait de chacun le partenaire des autres. La tribu se trouve organisée en nation : elle a une structuration politique, sociale et religieuse. Le don de la Loi s’accompagne de la promesse d’entrer sur la terre que Dieu avait choisie pour son peuple. Celui-ci continuera à marcher sans cesse à travers le désert jusqu’au pays dont il devait prendre possession : Canaan ou la Palestine. Tant que le peuple sera fidèle, il vivra comme une grande nation au milieu des autres, mais quand il oubliera son Seigneur, les autres nations l’envahiront et le réduiront de nouveau en servitude. Des prophètes surgiront alors pour rappeler l’engagement pris et inviter le peuple à conclure une nouvelle alliance.

Le christianisme : Dieu se fait homme en Jésus-Christ

Né au milieu du peuple juif, né sujet de la Loi de Moïse, Jésus a introduit une dimension nouvelle dans l’approche que l’homme pouvait faire de Dieu. Ceux qui se réclament de lui les chrétiens, disent qu’il est la révélation définitive de Dieu, puis qu’il est le Fils même de Dieu. Au cours de son existence terrestre, Jésus n’a cessé d’annoncer que Dieu était Père de tous les hommes, lui le Père du peuple juif.

Les apôtres, premiers disciples du Christ, n’ont reçu d’autre mission que de faire connaître à toutes les nations ce que Jésus disait de celui qu’il appelait familièrement son père ; et, ils ont fait cette annonce par le témoignage de leur existence qui s’identifiait à l’existence même de Jésus le Christ. Ils doivent continuer l’oeuvre inaugurée par lui, oeuvre de connaissance du Dieu Père, oeuvre de salut pour tous les hommes, animés par la force même de l’Esprit de ce Dieu qui permet la pleine compréhension du message même de Jésus.

Le Dieu révélé en Jésus-Christ est celui qui se donne à connaître : il dévoile aux hommes une plus grande part de son intimité et de sa vie. Le Dieu d’Israël demeure celui des chrétiens, mais son mode de perception devient différent : il est connu par la médiation de son Fils unique et par le soutien de l’Esprit.

Le dogme chrétien enrichit alors la conception de la divinité : il n’est pas le dieu inaccessible, insensible, il mène, dans son existence propre, une existence faite de relation et d’amour. Et les chrétiens sont invités à participer à la vie divine par la pratique des sacrements de l’Eglise.

Ceux-ci font pénétrer l’homme dans le coeur même de la vie divine par le moyen de signes visibles : ce qui est annoncé, d’une manière symbolique, dans les signes sacramentels, c’est que l’homme est invité à poursuivre sans relâche sa communion avec l’intimité d’un Dieu qui s’est fait proche des hommes, au point de devenir l’un d’eux, en la personne du Fils unique. Et les pères de l’Eglise ont exprimé cette affirmation dans une formule saisissante de brièveté : Dieu s’est fait homme pour que l’homme puisse devenir Dieu.

L’islam : Dieu donne un livre, le Coran

La forme de la révélation islamique ou musulmane est quelque peu différente de la révélation judéo-chrétienne. En fait, les musulmans reconnaissent le même Dieu que les juifs et les chrétiens. Ils reconnaissent aussi en Abraham le père de leur foi, puisqu’ils se rattachent, quant à leur origine historique, au fils que le patriarche engendra de sa servante Agar.

La séparation des deux demi-frères a entraîné une séparation dans le culte de l’Unique. Et, au cours de l’histoire, ce culte a été perverti par l’association d’idoles dans le temple sacré de Dieu, la Kaaba de la Mecque. C’est alors que Mahomet fut envoyé par Dieu pour détruire tous ces faux dieux.

Le fondateur de l’islam fut certainement influence par le judaïsme et le christianisme, même s’il a combattu farouchement ces deux autres formes de religions révélées, après avoir été tenté par l’une et par l’autre. La doctrine qu’il a laissée est tout entière contenue dans un livre qui lui a été transmis par l’archange Gabriel, au cours d’une révélation qu’il eut en janvier 611. Gabriel lui a remis les premiers versets du Coran et l’a chargé d’une mission prophétique : l’annonce du salut universel par l’islam, c’est-à-dire par la résignation absolue è la volonté du Créateur. La première transmission de l’islam fut faite par la connaissance de ce livre que la tradition arabe affirme être le don même du Dieu unique, Allah.

Il se peut aussi qu’il n’ait été d’abord que la mise par écrit de la prédication orale du prophète : le Coran est le livre sacré qui contient toute la doctrine islamique, il a été dicté mot à mot en arabe et doit donc être appris en arabe, il ne saurait souffrir de traductions pour le véritable muslim (musulman), pour celui qui s’en remet à Allah. Et cette soumission au Dieu unique et miséricordieux se manifeste sans cesse dans l’existence du fidèle : il vit dans la continuelle présence de Dieu, faisant découvrir quelque chose de plus grand que toutes les préoccupations humaines.

Le rayonnement spirituel de l’Asie

L’Asie est le plus grand des continents : quarante-quatre millions de kilomètres carrés. Mais aussi, depuis des siècles, c’est le continent le plus peuplé, puisque soixante pour cent des humains habitent ce vaste territoire. Et cette population est encore essentiellement d’origine rurale, à l’exception sans doute du Japon. Cette origine rurale n’est peut-être pas sans rapport avec le phénomène religieux : le paysan qui se trouve en contact immédiat avec les forces de la nature aura plus facilement l’âme religieuse que le citadin, beaucoup moins influencé par une crainte presque magique.

Aussi ne faut-il pas s’étonner si l’Asie a été le berceau des grandes religions de l’humanité. Ainsi, les trois religions monothéistes sont nées au Proche-Orient, c’est l’islam qui y domine encore aujourd’hui, alors que le judaïsme et le christianisme se sont plutôt développés dans le contexte occidental. L’Asie du Sud et de l’Est a été le foyer de développement des principales religions polythéistes qui ont marqué le rayonnement culturel, artistique et spirituel dans cette partie du monde.

Long de 2700 kilomètres, le Gange est l’un des plus puissants fleuves du monde. Il draine une grande partie de l’économie de l’Inde, notamment par l’irrigation des plaines qu’il traverse et qui sont très peuplées. Si le géographe peut relever toute l’activité économique qui se déploie autour de ce fleuve, il doit également le considérer comme LE fleuve sacré pour une immense population, car il constitue le centre attractif et dynamique de la religion : il est source de régénération pour tous ceux qui se baignent dans ses eaux, au cours d’ablutions rituelles.

L’Inde, par sa position à l’intérieur du continent asiatique, s’est trouvée pratiquement isolée de l’histoire universelle : elle a toujours résisté, même sous une forme passive, à toute forme d’assimilation par une culture différente : elle était entièrement absorbée par sa recherche de l’absolu. Pour des motifs religieux, elle s’est résolument détournée de l’histoire pour vivre selon son rythme propre. Et si elle a été victime des envahisseurs les plus divers, venus de l’Orient ou de l’Occident, elle n’a guère cherché à étendre sa puissance en dehors de son empire d’ailleurs fragmenté en états d’importances assez diverses. Aussi, plutôt que de parler d’une religion pour l’hindouisme, serait-il plus juste de le définir comme la manière religieuse que l’Inde s’est donnée pour modèle d’existence, en se réclamant de ses traditions ancestrales.

C’est aussi sur les bords du Gange qu’un sage indien, menant une existence ascétique et vagabonde, s’est éveillé à la Vérité. En effet, le nom même de Bouddha signifie "celui qui s’est éveillé". Cet éveil est celui qui permet de découvrir la réalité profonde cachée sous les apparences trompeuses des objets de la perception sensible immédiate. Il libère des illusions qui constituent l’existence humaine, telle que pouvaient la représenter les doctrines précédentes. Originairement, c’est un mouvement réformateur qui est suscité, mais, dans son opposition même aux traditions, le bouddhisme apparaît comme une hérésie, c’est-à-dire comme une brèche faite dans l’édifice religieux antérieur.

Le Japonais n’est pas un homme aussi religieux que l’Indien. En dépit des quelques seize mille sanctuaires, temples et lieux de culte, il ne se soumet pas à une discipline organisée dogmatiquement, et il ne se reconnaît guère comme le fidèle d’une religion définie. Le shintô a pu profiter de ce manque de caractère religieux de l’âme japonaise : ce n’est pas, comme on a souvent tendance à le penser, la religion nationale, ou un système religieux semblable aux systèmes occidentaux, c’est plutôt un ensemble de rites et de pratiques à l’endroit des divinités, des puissances supérieures à l’homme, de tout ce qui lui est mystérieux et sur quoi il ne peut avoir aucune prise directe. Dans le shintô d’origine populaire se dégagent de façon assez nette des éléments d’animisme, mais aussi des éléments qui font penser au culte romain de l’empereur. Le Japonais accepte facilement toutes les croyances à la fois, sans se choquer de leurs divergences ou de leurs contradictions. L’essentiel n’est-il pas de ne blesser aucune divinité ? Quand la civilisation devient plus industrielle, on abandonne plus facilement les rites religieux. Le "boom" économique du Japon, depuis le début du siècle, malgré la défaillance de la seconde guerre mondiale, ne fait que confirmer cette constatation. Déjà peu enclin à toute forme religieuse, il se détourne de plus en plus de toute célébration rituelle. La crainte des dieux s’est transformée en un respect pour les instruments de travail, source de l’expansion. Plutôt que de révérer un arrière-monde, il est préférable de travailler à transformer le monde présent, grâce au progrès des techniques. L’avancée scientifique entraîne toujours une forme de matérialisme, lequel se traduit aussitôt par un abandon progressif des coutumes religieuses.

Mais, parallèlement au progrès de l’athéisme, il convient de noter une recrudescence des phénomènes superstitieux. Moins l’homme est entouré d’une présence divine, plus il cherche à percer l’avenir qui ne cesse de l’inquiéter. Le retour du divin, en cette fin de vingtième siècle, en semble une preuve suffisante. La crainte des dieux est rejetée dans le passé comme un phénomène archaïque, mais l’inquiétude de l’homme ne cesse de subsister sur le sens de sa destinée. Dieu revient : qui pourra lever le voile du futur ?