Approches du christia­nisme

 

 

 

 

Jésus-Christ est-il un personnage historique ?

 

Selon la plupart des spécialistes du christianisme, 1994 a été le deux millième anniversaire de la naissance de Jésus de Nazareth. Le chris­tianisme a connu un suc­cès phénoménal au cours des deux premiers millénaires qui ont suivi la nais­sance de son fondateur à Bethléem. La Bible est un best-seller, c'est le texte le plus édité. Copiée, recopiée sur papyrus, la Bible est imprimée pour la première fois par Guten­berg en 1455. Elle est aujourd'hui traduite en plus de trois cents lan­gues et elle est accessible à 98% de la population mondiale.

Il y a 1,8 milliard de chrétiens dans le monde aujourd'hui. Il faut dire que le terme chrétien n'est pas d'origine chrétienne. Les disciples se dési­gnaient entre eux sous le nom de « frères », de « disciples », de « ceux qui sui­vent la Voie », de « saints ». C'est dans des milieux non-chrétiens d’Antioche que ce concept a été formé et que « pour la première fois, le nom de chrétiens fut donné aux disci­ples » (Ac. 11, 26). L'apparition de ce terme manifeste que l'Eglise n'est plus consi­dérée comme une secte juive, mais comme un groupe re­ligieux nou­veau. Ce terme n'est pas un terme honorifique, c'est plu­tôt un sobri­quet insultant à l'égard de ceux qui considèrent que Jésus est le Christ. Qu'est-ce qui fait l'identité du chrétien ? On peut appeler chrétien tout homme qui, dans sa pensée et dans son action, se ré­fère explici­tement à Jésus-Christ, non pas seulement comme à une personne du passé histo­rique, mais comme à une personne toujours agissante, sus­ceptible d'apporter une lumière définitive sur le sens de la vie, sur le sens de la mort.

Il n'existe pas d'autre personnage qui ait exercé une influence com­parable à celle de ce prophète galiléen, puisque son influence se fait sentir encore aujour­d'hui. Même les adversaires les plus acharnés de la religion, reconnais­sent qu’il a été un personnage hors du commun et que son message a mar­qué l'humanité, bien que sa prédication n'ait duré que quelques an­nées et que sa mort fut ignominieuse. Pourtant, aussi extraordi­naire que cela puisse paraître, cet homme n'a laissé aucun écrit. Et il est prati­quement impossi­ble de retracer une his­toire de sa vie, car les évangiles, seule source d'information sur sa vie, ne sont pas des livres d'histoire, des biogra­phies, mais des té­moignages sur son message. De plus, ces té­moignages ont subi l'in­fluence de l'interprétation des communautés chrétiennes dans les­quelles ils ont été ré­digés. L'histo­rien se trouve dépourvu quand il entre­prend de retracer ou de dé­crire ce que fut son existence.

Une question se pose avec acuité chez ceux qui s'opposent violem­ment à la foi : y a-t-il eu à l'origine du christianisme une personnalité réelle, celle de Jésus, ou bien l'histoire évangélique n'est-elle qu'un mythe et Jésus n'a-t-il eu de réalité que dans l'imagination et le coeur de ses adorateurs ? Ce n'est pas une question nouvelle, elle s'est posée à partir du dix-huitième siècle... tout comme on s'inter­rogeait aussi peu de temps après sur l'existence de Napoléon, en se demandant s'il n'était pas qu'un mythe, qu'une légende. C'est au dé­but du vingtième siècle que la discussion sur l'historicité de Jésus s'est amplifiée, parce que les maté­riaux évangéliques ne permet­taient pas d'écrire une vie de Jésus et que les té­moignages non-chrétiens le concernant étaient peu nombreux.

L'histoire de Jésus n'est consignée ni dans les actes officiels ni dans les Annales de l'empire romain, ni dans aucun ouvrage d'histoire juive, et il n'a guère été pris en considération par l'histoire mondiale. Il fait son entrée dans l'histoire pro­fane à l'occasion d'un échange de notes administratives. Gaius Plinius Secundus, généralement ap­pelé Pline le Jeune, légat en Bythinie, écrit à l'empereur, vers 112, pour lui faire part de quelques-uns de ses problè­mes. Il a comme sou­cis im­portants des grèves, des scandales municipaux et une morosité politique. Il cons­tate aussi un grand malaise religieux : les temples sont désertés, dans quelques-uns même, le culte a cessé. Cela a conduit à une crise agricole, puisqu'il n'y a plus d'acheteurs pour les animaux destinés aux sa­crifi­ces. Tout cela est imputable, selon les informateurs de Pline, aux chrétiens qui forment une société secrète manquant certainement de loyauté envers l'empire. Cette lettre est importante pour connaître l'Eglise ancienne, mais c'est certai­nement des adversaires des chrétiens (donc des gens qui ont eu affaire à ceux-ci) que le gouverneur de By­thinie tire ses informations. Il de­man­dait des instruc­tions au sujet de « chré­tiens » qu'une lettre ano­nyme avait dé­noncés : « J'ai l'habitude, Seigneur, de vous consulter, sur mes doutes. Voici la règle que j'ai suivie à l'égard de ceux qui ont été déférés à mon tribunal comme chrétiens. Toute leur faute ou toute leur erreur s'était bornée à se réunir habituellement à date fixe, avant le lever du jour et de chanter entre eux un hymne à Christ comme à un dieu, et de s'engager par serment (non, comme il semble que Pline s'y attendait, à quelque crime, mais) à observer la loi morale : ne pas commettre de vol, de violence, d'adultère, de ne pas manquer à leur parole, ne pas nier un dépôt réclamé... Ils se retrou­vaient pour prendre ensemble un repas, mais un repas or­dinaire et in­nocent. A ceux qui avouaient, je l'ai demandé une deuxième et une troisième fois, en les menaçant de supplice. Ceux qui persévé­raient, je les ai fait exécuter. Ceux qui niaient être chrétiens ou l'avoir été, s'ils invoquaient les dieux selon la formule que je leur dictais et sa­crifiaient par l'en­cens et par le vin devant ton image que j'avais fait apporter à cette intention avec les statues des divinités, si, en outre, ils blas­phémaient le Christ - toutes choses qu'il est, dit-on, impossi­ble d'obtenir de ceux qui sont vraiment chré­tiens, j'ai pensé qu'il fallait les relâcher. Ce n'est pas seulement à travers les villes, mais aussi à tra­vers les villages et les campa­gnes que s'est répandue la contagion de cette su­perstition. Je crois pourtant qu'il est possible de l'enrayer et de la guérir ». Trajan répond de ne pas tenir compte des dénonciations anonymes et de punir ceux qui s'obstineraient à s'af­firmer chrétiens : « Il ne faut pas rechercher les chrétiens. Mais s'ils sont dé­noncés et convaincus, qu'on les châtie. Pourtant, si quelqu'un nie être chrétien et le prouve en sacrifiant aux dieux, qu'il obtienne le pardon ».

La lettre de Pline n'est pas la seule source non chrétienne à désigner « Christ ». Trois ou quatre ans plus tard, Tacite écrit ses Annales, il dit que Néron était soupçonné d'être l'instigateur de l'incendie de Rome en 64. Pour faire taire les rumeurs, la police romaine avait re­cherché un bouc émissaire. Elle en trouva un dans un groupe de per­sonnes connues sous le nom de chrétiens, qui étaient mé­prisées par la populace à cause de leur conduite scandaleuse à ses yeux. Aussi un certain nombre de chrétiens furent-ils torturés et condamnés à mort : « Néron produisit comme inculpés... des gens détestés pour leurs turpitudes, que la foule appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ que, sous le principat de Tibère, le procurateur Ponce-Pilate avait livré au supplice. Réprimée sur le moment, cette exécrable su­perstition perçait de nouveau, non seulement en Judée où le mouve­ment avait pris naissance, mais encore à Rome où tout ce qu'il y a d'infâme et de honteux afflue et trouve des sectateurs... ».

Tacite ne semble pas croire au bien-fondé de l'accusation portée contre les chrétiens, mais il n'hésite par à les présenter comme des ennemis de la société romaine. Il nomme le Christ comme fondateur de ce mouvement et donne des renseignements qui repren­nent les évangiles : Tibère et Ponce-Pilate. Mal­heureusement la mort du fondateur n'a pas stoppé le mouvement, et à l'épo­que de l'incen­die de Rome, soit trente ans après sa mort, les parti­sans de cette superstition étaient devenus une multitude. Mais Tacite n'aurait-il pas utilisé des documents d'origine chrétienne, en recourant à des témoignages de croyants inculpés, conservés dans des rapports de police ?

Nous savons que Pilate fut préfet de Judée de 26 à 36. Son nom, Pontius Pilatus, est gravé sur une pierre qui fut réemployée dans la construction du théâ­tre de Césarée Maritime, et qui a été redécou­verte en 1961. Mais il n'est resté aucune trace de sa correspondance avec le pouvoir. Philon d'Alexandrie attribue à Pilate des vio­lences, des exécutions sans jugement. Pilate passa ou­tre la sensibilité juive en voulant expo­ser des enseignes mi­litaires dans le Temple, il fallut que l'empe­reur s'en mêle pour le faire céder. Pour financer l'aqueduc devant amener l'eau à Césarée, il vou­lut puiser dans le Trésor du Temple, cet incident tourna à l'émeute et s'acheva dans la violence. Pilate fut révoqué en 36 par Vi­tellius, légat de Syrie, et envoyé à Rome pour se justifier devant l'empereur d'avoir maté dans le sang une mani­festation mes­sia­nique samaritaine : des gens s'étaient rassemblés, à l'appel d'un prophète exalté, dans l'intention de gravir le mont Garizim, pour y découvrir les vases sa­crés cachés depuis les premiers temps de l'oc­cupation de Canaan par les Hé­breux... Pilate fut condamné par Cali­gula soit à l'exil soit à la mort...

Vers l'an 120, dans sa Vie des douze Césars, Suétone écrit la vie de Néron. Dans une série de mesures prises par l'empereur, il note : « On livra au supplice les chrétiens, sorte de gens adonnés à une su­perstition nouvelle et dangereuse ». Et, dans la vie de Claude, on peut lire : « Comme les juifs se soulevaient continuelle­ment, à l'instigation d'un certain Chrestos, il les chassa de Rome ». Dans tout cela, il n'y a rien de très précis concernant Jésus qui mourut sous Ponce-Pilate. Mais un fait est capital : dans la deuxième décennie du deuxième siè­cle, les auto­rités impériales connaissent les chrétiens comme un mou­vement spécifique, et elles ont eu affaire à eux déjà sous Néron. Trois témoins romains font mention du Christ, ce qui empêche de mettre en doute son existence histo­rique.

Indirectement, les textes du Talmud établissent également qu'il n'y a pas lieu de mettre en doute son existence. Une tradition antérieure à l'an 200, venue du traité du Sanhédrin, dans le Talmud de Babylone, indique : « A la veille de la fête de la Pâque, on pendit Jésus. Quarante jours auparavant, le héraut avait proclamé : il est conduit dehors pour être lapidé, car il a pratiqué la magie et sé­duit Israël et l'a rendu apostat. Celui qui a quelque chose à dire pour sa défense, qu'il vienne et le dise. Comme rien n'avait été avancé pour sa défense, on le pen­dit à la veille de la fête de la Pâque ».

Pour poursuivre l'enquête, on peut apporter un autre document juif. Vers 93, Flavius Josèphe mentionne le Christ dans deux passages de son livre, les Antiqui­tés juives. Le premier rapporte la condamnation et l'exécution de Jacques, le frère de Jésus, et le second parle de Jésus comme d'un sage dont beaucoup de juifs et de non-juifs sont devenus les disciples, croyant qu'il était le Messie : « A cette époque vécut Jésus, un homme exceptionnel, car il accomplissait des cho­ses prodigieuses. Maître de gens qui étaient disposés à faire bon accueil aux doctrines de bon aloi, il se gagna beaucoup de monde parmi les juifs et jusque parmi les hellènes. Lorsque, sur la dénonciation de nos notables, Pilate l'eut condamné à la croix, ceux qui lui avaient donné leur affection au début ne cessè­rent pas de l'aimer, parce qu'il leur était apparu le troisième jour, de nouveau vi­vant, comme les divins prophètes l'avaient déclaré, ainsi que mille autres mer­veilles à son sujet. De nos jours ne s'est pas tarie la lignée de ceux qu'à cause de lui on appelle chrétiens ». Les examens littéraires et les critiques des historiens laissent à penser que ce passage n’est pas de la main de Flavius Josè­phe, parce qu'il souligne trop la pensée chré­tienne.

Si c'est en langue hébraïque ou araméenne, et si c'est probablement à Jé­rusalem qu'est née la littérature concernant Jésus, depuis lors, il n'y a guère eu de litté­rature juive concernant Jésus, venant des des­cendants à qui le prophète de Na­zareth avait pu s'adresser. Quel­ques lignes dans toute la littéra­ture non-chré­tienne, c'est tout ce que nous pouvons savoir de Jésus de l'exté­rieur. Le seul in­térêt qu'il est possible de trouver dans ces témoignages non-chrétiens, c'est que même les plus ardents détracteurs de la prédication du Na­zaréen n'ont jamais mis en doute son existence historique, ce qui sera fait par les critiques les plus tendancieux de l'époque moderne... Mais ceux qui ont en­tendu parler de ce pro­phète galiléen considèrent tou­jours son arrivée sur la scène publique comme un événement quel­conque, sans grande importance.

On aurait tort de penser que les seules sources non-chrétiennes ont une valeur probante. Les textes du Nouveau Testament permettent aussi d'affirmer, sans la moindre hésitation, l'existence historique de Jésus, même si les premières communautés chrétiennes n'ont pas cherché à mettre en valeur le rôle historique mondial que pouvait avoir celui en qui des hommes mettaient leur foi, au point de mourir pour son nom au lieu de le renier.

Pour connaître Jésus de Nazareth, il faut accepter de franchir le pas de la foi et de s'en remettre au témoignage que les premiers chré­tiens ont porté sur lui. Les lettres de l'apôtre Paul, facilement data­bles, permettent d'affirmer un fait qu'aucune communauté chré­tienne n'a pu inventer : Jésus est mort sur une croix, sans doute le vendredi 7 avril 30 (date très vraisemblable, quoique pas entière­ment certaine, d'autres histo­riens estiment que la mort de Jésus eut lieu le 27 avril 31). Cette mort est loin d'être « noble » pour le fondateur d'une religion ! En effet, un texte terrible de la Loi de Moïse concerne ce châti­ment : « l'homme ayant en lui un péché passible de mort, qui aura été mis à mort et que l'on aura pendu à un arbre : un pendu est une malédiction de Dieu » (Dt. 21, 23).

A partir du milieu du deuxième siècle, les chrétiens se définissent de la manière suivante : « Autrefois, nous prenions plaisir à la débauche, aujourd'hui la chasteté fait nos délices. Nous prati­quions la magie, aujourd'hui, nous sommes consacrés au Dieu bon et non engendré. Nous étions avides d'argent, aujourd'hui, nous mettons en commun ce que nous possédons, nous partageons avec quiconque est dans le be­soin. Les haines, les meurtres nous opposaient les uns aux autres, la différence des moeurs ne nous permettait par de re­cevoir l'étranger dans notre maison. Aujourd'hui, après la venue du Christ, nous vivons ensemble, nous prions pour nos ennemis, nous cherchons à gagner nos injustes persécuteurs, afin que ceux qui au­ront vécu conformément à la sublime doctrine du Christ puissent es­pérer les mêmes récompen­ses de Dieu, le Maître du monde » (Justin, vers 150).

« Les chrétiens ne se distinguent pas des autres hommes ni par le pays ni par le langage, ni par les vêtements... Ils se conforment aux usages locaux pour les vê­tements, la nourriture et la manière de vi­vre. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie leur est une terre étrangère... Ils sont dans la chair mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lis établies et leur manière de vivre l'emporte en perfec­tion sur les lois. Ils aiment tous les hommes et tous les persécutent... Ils sont pauvres et enrichissent un grand nombre... On les persécute et ils bénissent. Châtiés, ils sont dans la joie comme s'ils naissaient à la vie. En un mot, ce que l'âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde » (Epître à Diognète, fin du deuxième siècle).

Des témoignages dignes de foi attestent donc l'existence de Jésus. Les docu­ments chré­tiens sont les plus nombreux pour affirmer qu'un personnage réel se trouve derrière la tradition évangélique. Ainsi en­core, aux environs de l'an 200, mourut à Lyon saint Irénée, évê­que de cette ville, l'un des hommes les plus mar­quants de la cité. Une de ses lettres, adressée à son ami Florinus, nous est par­venue. A celui qu'il avait perdu de vue depuis un certain temps, Iré­née rappelle des sou­venirs de vie étu­diante en Asie Mineure, évoquant leurs étu­des au­près de Polycarpe, évêque de Smyrne, qui mou­rut aux environs de 155, âgé de plus de quatre-vingt-cinq ans. Il se sou­vient que le vieil­lard les entrete­nait de « Jean, le disciple du Sei­gneur », qu'il avait personnelle­ment connu bien des années aupara­vant. Irénée n'aurait pas fait ce témoignage sans avoir la cer­titude que son ami pouvait évo­quer les mêmes souvenirs. Donc, aux environs de l'an 200, un homme était en me­sure d'évoquer Jésus par l'in­ter­médiaire d'un maître qui avait connu personnel­lement un des disciples de ce Jésus...

En 1970, un dominicain, le père Bro demandait à un certain nombre de personnali­tés d'exprimer par écrit leur réponse à la question : « Pour vous, qui est Jésus-Christ ? » C'était la question que Jésus avait po­sée à ses disciples. Parmi les ré­ponses qu'il reçut et qu'il publia, celle de Ro­ger Garaudy est intéressante, dans la mesure où elle retrace en quelques lignes ce qu'il est possible de connaître sur ce prophète que les chrétiens considè­rent comme le Fils de Dieu fait homme :

« Environ sous le règne de Tibère, nul ne sait exactement où ni quand, un person­nage dont on ignore le nom a ouvert une brèche dans l'hori­zon des hommes. Ce n'était sans doute ni un philosophe ni un tribun, mais il a dû vivre de telle manière que toute sa vie signifiait : chacun peut, à chaque instant, commencer un nouvel avenir. Des dizaines, des centaines peut-être de conteurs populaires ont chanté cette bonne nouvelle. Nous en connaissons trois ou quatre. Le choc qu'ils avaient reçu, ils l'ont exprimé avec les images des simples gens, des humiliés, des offen­sés, des meurtris, quand ils rêvent que tout est devenu pos­sible : l'aveugle qui se met à voir, le paralytique qui se met à marcher, les affamés du désert qui reçoi­vent du pain, la prostituée qui se ré­veille une femme, cet enfant mort qui recom­mence à vivre. Pour crier jusqu'au bout la bonne nouvelle, il fallait que lui-même, par sa résur­rection, annonce que toutes les limites ont été vaincues, même la li­mite suprême, la mort. Tel ou tel érudit peut contester chaque fait de cette existence, mais cela ne change rien à une certitude qui change la vie. Un brasier a été allumé… ».

Il faut se mettre à l'écoute des conteurs populaires qui transmis aux géné­ra­tions ultérieures ce qu'ils avaient perçu de Jésus. La question se pose de sa­voir qui a pu écrire les évangiles. Jusqu'à une époque ré­cente, les plus anciens manus­crits dont on disposait remon­taient au deuxième siècle. Et l'on pensait que les évangiles avaient d'abord été véhiculés par un enseignement oral, puis mis par écrit à la fin du pre­mier siè­cle, après la dispari­tion des témoins oculaires. Et l'on affir­mait avec plus ou moins de véhémence que ces évangiles étaient sur­tout et même uniquement des témoignages de foi. Cela reste vrai : les évangiles ne sont pas des chroniques de la vie de Jésus, ils ont été composés pour donner sens à l'acti­vité de Jésus, mais ils ne sont plus considérés comme des textes composés par d'habiles compilateurs qui auraient travaillé à partir de sources aujourd'hui dis­parues.

A la fin de 1994, un savant allemand, Carsten Peter Thiede, analysant les plus an­ciens manuscrits de l'évangile selon Matthieu, affirme que les textes sur papyrus dont dispose l'université d'Oxford da­tent des années 50, c'est-à-dire une géné­ration, après l'ère chrétienne. Il continue en affirmant que le texte de Matthieu a été dicté par un témoin direct de l'enseignement de Jésus. Qu'est-ce que cela peut bien changer de savoir que l'évangile était composé vers 50 au lieu des années 70 ou encore de la fin du premier siècle ? Il ne s'agit pas simplement d'une affaire pour spé­cialistes, mais de quel­que chose de vital pour ceux qui cherchent à comprendre. Un événe­ment raconté par un journal au moment où il est arrivé, même s'il faut lire ce ré­cit de manière criti­que, comporte plus de vérité qu'un récit rapporté après plus de cinquante ans : plus la distance est courte entre l'événe­ment et le récit, moins le risque de déformation est élevé. Avec une composition complète de l'évangile de Matthieu en l'an 50, il est pos­si­ble d'affirmer qu'il ne s'agit pas d'une spéculation, très éloignée des faits. Et l'on pourrait dire que les premiers lecteurs de Matthieu ont été ceux qui avaient entendu les paroles de Jésus dans les enseignements qu'il pouvait donner sur les routes de Pales­tine.

La tradition de l'Eglise a limité le nombre des évangélistes à quatre, bien que le quatrième évangile soit davantage une construction théo­logique élaborée qu'un conte populaire... Les trois premiers évangiles sont appelés synoptiques, parce qu'il est possible de les lire en pa­rallèles, même s'ils ne sont pas toujours unani­mes. Ce ne sont pas des biographies de Jésus, mais des témoignages de foi et des annonces du mystère de Jésus. Jamais un récit ne rapporte un fait brut, mais toujours, quand il pré­sente un acte ou une parole de Jésus, il cherche à transmettre un enseignement qui remonte au maître, qui lui est fi­dèle sinon dans la lettre, du moins dans l'es­prit.

Comment a été fixée le début de l'ère chrétienne ? Au sixième siè­cle, un moine, Denys le Petit, instaura un comput des dates à partir de la nais­sance de Jésus, en la fixant en l'an 753 de la fondation de Rome. Il se trompa sans doute de quelques années. Néanmoins on peut parvenir à des hypothèses as­sez probables. Ce calcul, même erroné, a permis d'illustrer, par un texte poéti­que, la situation du monde au moment de la naissance de Jésus : 

« Des milliards d'an­nées depuis qu'au commencement roulèrent les galaxies dans l'im­mensité du monde, des millions d'années depuis que la terre avait balbutié les premiers hommes, près de deux mille ans depuis qu'Abraham avait fait route vers l'in­connu, quinze siècle depuis Moïse et la sortie d'Egypte, mille ans après le règne de David, au cours de la cent qua­tre vingt quatorzième Olympiade, dans la sept cent cinquante qua­trième année de la fondation de Rome, et la qua­rante deuxième année du règne d'Auguste, après tant de déluges, de gloires et d'empi­res écroulés, six siècles après le Bouddha, et cinq après Socrate, Jésus-Christ, Dieu éternel, Fils du Père éternel, conçu dans le temps par une femme, naît à Be­thléem, en Palestine, pour sanctifier le monde ».

L'évangéliste Luc (3, 1) fixe le commencement du ministère public à l'an 15 du principat de Tibère César, ce qui permet de le dater des années 27-28. Cette date se trouve en quelque sorte justifiée par l'évangéliste Jean (2, 20) quand il parle des quarante-six années qu'il a fallu pour reconstruire le Temple de Jéru­salem. La vie publique de Jésus aurait duré deux ou trois ans, ce qui correspond aux trois fê­tes de Pâques mentionnées par Jean.

La date de la naissance de Jésus est difficile à établir avec précision. Selon Matthieu, Jésus serait né sous le règne d'Hérode le Grand, mort en l'an 4 avant le début de l'ère chrétienne. Les historiens s'accordent sur l'an 746 ou 747 de la fondation de Rome, c'est-à-dire en 6 ou 7 avant l'ère chrétienne. Luc, qui af­firme que Jésus avait environ 30 ans au début de son ministère, s'accorde avec cette date. Il mentionne le gouverneur de Syrie, Quirinius. D'après Flavius Josè­phe, celui-ci pré­sida au re­censement de la Palestine, en l'an 6 de l'ère chré­tienne. Le recensement men­tionné par les évangélistes au moment de la naissance de Jésus ne peut pas être celui de Quirinius, puisque Matthieu et Luc attestent que Jésus est né au temps du roi Hérode le Grand, mort en l'an 4 avant l'ère chrétienne. Il y a un dé­saccord de dix ans entre les données : si Luc parle d'un premier re­censement, il apparaît informé, mais peu soucieux d'exactitude chro­nologique. La mention du recensement impliquerait un fait public qui aurait dû laisser des traces dans l'histoire. Il n'y a aucune trace d'un recensement univer­sel dans les sources de l'histoire, mais on sait qu'Auguste a organisé des recense­ments dans diverses provinces : le plus probable est que Luc ait re­groupé divers recensements qui se sont répartis sur une trentaine d'années. C'est une simplification de l'histoire familière aux historiens de l'anti­quité, plus soucieux de la forme littéraire que des détails matériels.

Les chrétiens sont tellement habitués à fêter Noël le 25 décembre qu'ils ne se soucient guère de la date de la naissance de Jésus. Il semble que ce soit vers la fin du règne de Constantin, mort en 337, qu'on décida de célébrer cette nais­sance à cette date. Aurélien au­rait fixé la date en fonction du solstice d'hi­ver, c'est-à-dire le mo­ment où la force solaire, jusqu'alors décroissante, com­mence à gran­dir. C'était la fête du « Natalis solis invicti, du soleil renaissant et in­vaincu ». C'est pour christianiser cette fête païenne que l'Eglise dé­cida de cé­lé­brer le « Dies natalis », d'où vient le mot de Noël, comme jour de la nais­sance du véritable soleil levant. Cette date est donc d'origine romaine, mais elle s'imposa au cours du quatrième siècle dans la chrétienté pour célébrer la gloire de Dieu manifesté en Jé­sus, lumière qui éclaire tout homme en venant dans le monde.

Si l'on se réfère au texte de Matthieu, relatif à la naissance de Jé­sus, et si on s'intéresse à la situation des bergers à qui la naissance est annoncée, on décou­vre qu'ils sont dans les champs à garder leurs troupeaux. Cela exclut une nais­sance en hiver : l'été sec et chaud a détruit toute forme de végétation dans les champs, et l'hiver très rigoureux (surtout la nuit) ne leur permettait par de res­ter dans les champs. Il faut attendre les pluies de printemps pour que l'herbe re­pousse et que les bergers puissent conduire leurs troupeaux hors des berge­ries. Cela permet de penser que la nais­sance de Jésus a eu lieu très vraisembla­blement au printemps...

Jésus est né à Bethléem, fait attesté par Matthieu et Luc. Bethléem est la ville de naissance du roi David. La perspec­tive religieuse affir­mait que le Messie, sau­veur du peuple, serait originaire de la cité de David : « Et toi, Bethléem, tu n'es certes pas le moindre des cantons de Juda, car de toi naî­tra un sauveur » (Mi. 5, 1, cité par Mt. 2, 6). Le prophète Mi­chée annonçait de cette manière la naissance de Jésus dans cette ville. Il est pratiquement certain que la famille de Jésus, comme d'autres familles jui­ves, ait été de la des­cendance de David. Pour­tant, Jésus ne se prévaudra jamais de son illustre ascen­dant... Certains exégètes récusent l'historicité d'une naissance de Jésus à Bethléem, il serait né à Naza­reth, puis la tradition chré­tienne aurait déplacé le lieu de sa naissance en fonc­tion de la prophé­tie davidique et messianique de Michée. Même si la naissance de Jésus a eu lieu à Bethléem, Jésus est tou­jours reconnu comme venant de Nazareth, une obscure bourgade du Nord du pays, la Galilée. Cette région, tout comme le reste de la Pa­lestine était sous influence romaine, et il est attesté que la société était multilingue (ou polyglotte).

On en trouve une preuve évidente dans le texte de l'évangile de Jean (19, 20) où il est fait référence à l'inscription que Pilate fit placer sur la croix de Jé­sus en ces termes : « Cette inscription a été lue par de nombreux juifs, car l'en­droit où Jésus fut crucifié était proche de la ville, et elle était écrite en hébreu, en latin et en grec ». La co­lonisation romaine avait renforcé le multilinguisme de la ré­gion, et il est pratiquement certain que tous les habitants, à des degrés divers, parlaient ou comprenaient plusieurs langues.

Ainsi, Jésus, comme les enfants de son temps, parlait l'ara­méen, un dia­lecte issu de l'hébreu, qui était sa langue maternelle, il connais­sait aussi l'hé­breu, langue dans laquelle avaient été écrits les livres saints du judaïsme. Il devait avoir aussi des notions de grec et de la­tin, les deux langues cultu­relles de la Mé­diterranée orientale, depuis les conquêtes de grecs et des Ro­mains, langues dans lesquelles s'ef­fec­tuaient aussi les échanges com­mer­ciaux. Un exemple, tiré de l'évan­gile selon Marc, nous apprend que Jésus s'est rendu dans la ré­gion de Tyr, qu'il y a rencontré une syrophé­ni­cienne. Marc (7, 24-30) souligne que cette femme parlait le grec, et donc que la conversation qu'elle a eue avec Jésus a été menée en grec. Il en est de même dans la dis­cussion de Jésus avec les Phari­siens, concernant l'impôt à payer à Cé­sar (Mc. 12, 13-17). La Palestine avait comme monnaie des pièces por­tant une ins­cription latine au « Di­vus Augustus », le divin Auguste. Jésus ne demande pas ce que signifie l’ins­cription, mais de qui il est fait mention sur cette pièce, si­gne qu'il comprenait le sens de la phrase... Il faudrait en­core évoquer l'interrogatoire de Jésus par Pi­late : il n'a pu être mené qu'en grec ou en latin. Cependant, si Jésus par­lait plu­sieurs langues, il faut savoir qu'il avait un accent, l'accent ru­gueux des paysans galiléens, celui-là même qui fit repérer Pierre dans la cour du grand-prêtre au moment du procès de Jésus.

Le climat dans lequel s'est déroulée l'enfance de Jésus est celui de la spiritua­lité de l'Ancien Testament. L'élément essentiel du culte synagogal ou domestique repose sur la bénédiction par laquelle cha­que croyant remercie Dieu à chaque instant de sa vie, à chaque geste qu'il accomplit. La bénédiction constitue la trame de toute la prière, car l'essentiel est de bénir. Les bénédictions s'éche­lonnent tout au long de la journée. Au réveil, il convient de bénir Dieu pour avoir reçu de lui la conscience de ses pensées et des ses actes. 

« Quand le croyant ouvre les yeux, il dit : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui ouvres les yeux des aveugles. Quand il se lève, en s'étirant : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui délivres ceux qui sont liés. Quand il se met debout : Béni sois-tu, YHWH no­tre Dieu, roi de l'univers, toi qui élèves ceux qui sont courbés. Quand il se tient sur le sol : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui as étendu la terre au-dessus des eaux. Quand il commence à marcher : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui as affermi les pas de l'homme. En s'habillant : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui vêts ceux qui sont nus. Quand il met ses sandales : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui as paré à tous nos be­soins. Quand il met sa ceinture : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui as ceint Israël de puissance. En mettant son couvre-chef : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui as couronné Israël de gloire ».

Si chaque jour s'accompagne de formules religieuses, à plus forte raison en est-il du sabbat qui est consacré à la prière et à la médita­tion : toute vie profane cesse pour vingt-quatre heures, du vendredi soir au samedi soir. Tout commence au souper du vendredi soir, pour l'ouverture du sabbat. Le chef de famille tient à la main une coupe de vin, symbole de la vie et de la joie, il bénit Dieu pour le don du sabbat et pro­nonce les bénédictions tout au long d'un repas festif :

« Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, qui as créé le fruit de la vigne. Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, qui nous as sanctifiés par tes commandements, qui nous as agréés pour ton peuple, et qui, dans ton amour, nous as donné le saint jour du sabbat en commémoration de la création. Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, qui as sanctifié le sabbat. Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, qui tires le pain de la terre ».

Le matin et le soir, la prière est précédée par la récitation du « Shema Israël », forme primitive de la confession de foi d'Israël :

« Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est le Seigneur Un. Tu aimeras le Sei­gneur ton Dieu de tout ton coeur, de tout ton être, de toute ta force. Les paro­les des commandements que je te donne aujourd'hui seront présentes dans ton coeur. Tu les répéteras à tes fils, tu les leur diras quand tu resteras chez toi et quand tu marcheras sur la route, quand tu seras couché et quand tu seras de­bout, tu en feras un signe attaché à ta main, une marque placée entre tes yeux, tu les inscriras sur les montants de ta porte et à l'entrée de ta ville ».

Avant de s'endormir, chaque juif récite la prière du Shema Israël, puis appelle la bénédiction de Dieu sur le sommeil et demande la paix pour le repos nocturne :

« YHWH, notre Dieu, fais que nous nous endormions dans l'apaisement et que nous réveillions pour la vie. Dresse au-dessus de nous ton pavillon de paix. Inspire-nous de hautes pensées et en­toure-nous de ta protection. Préserve-nous de la malveillance des hommes. Éloigne de nous les épreuves trop cruelles. Écarte de nos pas la pierre d'achoppement et abrite-nous sous ta man­suétude. Tu es no­tre gardien et notre Sauveur, le Dieu tendre et miséricordieux. Dirige nos pen­sées et nos actes dans le sens de la vie et du bien. Sois loué, Seigneur, toi qui étends sur nous, sur tout ton peuple Israël, sur Jérusalem et sur tous les peu­ples ta paix tutélaire. Amen ».

La loi prévoyait trois pèlerinages par an, pour tous les hommes, à par­tir de douze ans, âge où l'enfant entre dans la vie adulte, après un temps de catéchèse : l'en­fant devient Bar Mitzva, un fils de la loi. Ce jour-là, on lui demande de monter à l'ambon et de lire, dans la syna­gogue, un passage de la Torah.

A l'âge de douze ans, Jésus accompagne ses parents à Jérusalem. L'évan­géliste Luc rapporte ce moment de la vie du jeune Jésus (Lc. 2, 41-52). Après la fête, Jésus reste au Temple, sans que ses parents ne s'en aperçoivent. Quand ils dé­couvrent son absence dans la cara­vane du retour, ils regagnent Jérusalem et le cherchent pendant trois jours. C'est dans le Temple qu'au bout de trois jours, Jésus est retrouvé. Il était assis parmi les docteurs, ce qui fait ressortir l'in­tel­ligence et la sagesse de l'enfant.

Les Évangiles gardent le souvenir de paroles très dures de Jésus à l'égard de sa famille. Luc qui rapporte la seule parole de Jésus en­fant souligne comment Jésus s'est démarqué de la paternité de Jo­seph, que Marie lui rappelait : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois, ton père et moi, nous te cherchions, tout an­goissés » (Lc. 2, 48). C'est sans hésitation que Marie désigne Joseph comme le père de Jésus. La paternité de Joseph eut pour Jésus plus d'impor­tance qu'on ne le pense habituellement. D'ailleurs, pour désigner Dieu, Jésus emploiera le terme affectueux que les enfants donnaient à leur père : « Abba, papa ». Mais, la réponse de Jésus à sa mère, dans l'épisode du Temple, sera particulièrement dé­routante : « Pour­quoi me cher­chiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu'il me faut être chez mon père ? » (Lc. 2, 49). Jésus revendique une autre paternité, une autre filiation. C'est Dieu qui est son seul Père, même si, du point de vue légal, Joseph est vraiment père de Jésus, puisque c'est par lui que Jésus peut s'inscrire dans la descendance du roi David.

Après la manifestation de Jésus au Temple, les évangiles ne rappor­tent rien de son existence jusqu'au début de sa vie publique. Jésus grandit, il apprend le mé­tier de Joseph, que l'on a l'habitude de pré­senter comme un charpentier. En fait, le terme grec de l'évangile qui désigne le métier de Joseph est : tec­ton, mais plutôt bâtisseur, sens qui lui est resté dans le terme « architecte ». Et l'on pense que Jo­seph et Jésus ont travaillé tous les deux à la construction de la nou­velle capitale de la Galilée, Sephoris. Même si l'évangile ne le précise pas, Jé­sus travailla avec lui comme apprenti. Selon les directives des livres saints, un père ne doit pas seulement nourrir son fils, mais lui apprendre un métier : « Qui n'enseigne pas à son fils une profession manuelle, c'est comme s'il en faisait un bri­gand ».

Les gens qui ont fréquenté Jésus durant sa vie publique l'ont souvent appelé « rabbi », terme qui veut dire « maître » en hébreu. Jésus de­vait être consi­déré comme un enseignant, même s'il n'avait pas ef­fectué d'études auprès des scri­bes et des docteurs de la Loi. Char­pentier, il faisait partie du milieu des artisans qui étaient les déposi­taires de la sagesse populaire véhiculée dans le cadre des ate­liers. Le travail des mains délie l'esprit, dans les ateliers, chacun pouvait s'exprimer li­brement, et la langue devait être aussi habile que les mains. C'est ce qui est exprimé par un dicton à valeur proverbiale, qui a été repris par la tra­di­tion orale : « N'y a-t-il pas un charpentier, fils de charpentier, pour résoudre cette question ? »

Après la manifestation de Jésus au Temple, les évangiles ne rappor­tent rien de son existence jusqu'au début de sa vie publique. Fau­drait-il admettre l'hypo­thèse qui identifie Jésus avec un personnage connu dans les légendes tibétaines sous le nom de saint Issa, qui vé­cut vers l'an 30 et mourut crucifié ? Issa a voyagé par terre et par mer pour arriver jusqu'à l'Indus, il y a étudié les Écritu­res saintes du bouddhisme. Issa fut reçu avec joie par les brahmanes qui lui ap­pri­rent à guérir par la prière, à chasser les esprits mauvais et à resti­tuer au corps la forme humaine après blessure ou mutilation. Alors les miracles de Jésus sembleraient naturels pour ceux qui ont accédé à la véritable connaissance spiri­tuelle. Issa se serait rendu à Béna­rès, aux bords du Gange, fleuve sacré de l'hin­douisme, là où les pèle­rins se purifient de leurs péchés et espèrent mourir, puis­que la mort à Bénarès rompt le cycle des réincarnations.

A proximité de Bénarès, Bouddha avait fait son premier sermon. Il convient de dire que bouddhisme et hindouisme étaient florissants au temps de Jésus et que le monothéisme était vivant en Inde. Et le saint personnage de la légende ex­prime des vérités qui sont celles de tou­tes les religions :

« Le Créateur ne partage son pouvoir avec personne… Dieu a voulu et le monde fut, il a fixé à chacun sa propre durée… Dieu ne fait pas de différences entre les hommes, car ils lui sont tous également chers… Ne croyez pas les écrits dans lesquels la vérité est travestie… Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse… N'admirez pas d'idoles, car elles ne vous en­ten­dent pas… Ne vous croyez pas supérieurs aux autres… Soutenez le faible…Ne faites de mal à per­sonne ».

Des traces de la présence de saint Issa ont été retrouvées au Tibet ; c'est là que les rouleaux, rapportant ses aventures, ont été conser­vés. De plus, un disci­ple de Jésus, Thomas, celui qu'on appelle l'incré­dule, est aussi allé jusqu'en Inde après la mort de Jésus. C'est l'en­cyclopédie catholique qui l'affirme, en soulignant qu'il y est allé pro­clamer l'Évangile. Il existe une église saint Tho­mas à Ma­dras, avec une communauté chrétienne encore vivante, en cet endroit où Thomas est arrivé vers l'année 50... A 26 ans, Issa aurait quitté l'Inde pour Persépolis, puis Athènes et l'Égypte, pour rentrer à 29 ans en Pales­tine, afin d'y accomplir son destin. A l'âge d'environ trente ans, Jé­sus quitte son village de Nazareth et son travail pour se rendre sur les bords du Jourdain, où Jean donnait aux pécheurs le signe de la purification du coeur, en les plongeant dans l'eau.

Au premier siècle de l'ère chrétienne, le judaïsme est fragmenté en de multiples tendances dont les traces sont perceptibles dans les différents écrits. Pour faire passer son message, Jésus devait s'ins­crire dans l'un ou l'autre courant de la pensée mystique de son épo­que. Son choix sera difficile, car l'époque est por­tée par une attente messianique profonde, et les courants spirituels ont un large impact sur la société juive.

Les Pharisiens constituent un courant de piété. Ils refusent la lutte armée pour l'indépendance nationale et gardent des objectifs reli­gieux, cen­trés sur la fidé­lité absolue à l'enseignement de la Torah. Ils souhaitent que les affaires de l'État soient traitées sans autre considération que celle de la Torah, comprise non seulement comme la Loi écrite remontant à Moïse mais aussi comme la Loi orale qui s'était transmise, de généra­tion en génération, depuis l'Exode. Ces hommes, dont le nom veut dire « séparés », ne participent pas nécessairement à la classe supérieure juive. Ils étaient issus, sociologiquement par­lant, du laïcat et non des castes sacerdotales ; ils n'avaient pas reçu de formation spéciale, comme celle des scribes, avec lesquels ils en­tretiennent des relations très étroites. Toutefois, s'ils sont d'ori­gine populaire, ils n'hésitent pas à se considérer comme supérieurs à l'ensemble du peuple qui n'observait pas les prescriptions rigoureu­ses, aussi bien au niveau religieux que sur le plan de la morale quoti­dienne. Ils ap­paraissent donc souvent comme de faux dévots hypocri­tes, que le Nouveau Tes­tament stigmatise avec ardeur, imposant aux autres un joug pénible de prescrip­tions légales et rituelles. Leur dif­férend avec Jésus repose sur le fait que ce dernier méprise leur in­ter­prétation très étroite de la Torah et les barrières qu'ils s'impo­sent pour que celle-ci soit respectée. Dans ses dis­cussions avec les phari­siens, Jésus ne se situe jamais sur le plan de la spéculation in­tellectuelle ou des questions théoriques. II se place plutôt sur le plan des questions pratiques ou tout au plus sur des questions d'exégèse de la Torah. Ils ne le critiquèrent ja­mais pour ses prétentions mes­sianiques : eux aussi atten­daient le Messie-Roi qui devait libérer le peuple de la domination étrangère. Aussi ne sont-ils pas interve­nus dans le procès qui opposa Jésus et les chefs des prêtres.

Les sadducéens sont de fermes conservateurs, ils ne reconnaissent l'autorité que des écrits les plus anciens, notamment la seule Torah mosaïque refusant toute la tradition orale, refusant de reconnaître les progrès doctri­naux et les nouvelles croyances, qui n'étaient pas fondés dans les premiers écrits. Ainsi, ils ne peuvent admettre la croyance aux anges, à la résurrection des morts et à la rétribution universelle après la mort. Les sadducéens forment un groupe organisé comprenant les grands prêtres, les anciens, la noblesse sa­cerdotale et la no­blesse laïque. La théologie sadducéenne se ressent du conser­vatisme religieux de ses membres. YHWH est exclusivement le Dieu national d'Israël, et c'est en cela qu'ils s'opposèrent farouchement aux pharisiens. Il leur faut nécessaire­ment se soucier de l'opportu­nité politique et des intérêts économiques. Aussi ne faut-il pas s'étonner de les voir collaborer avec la puissance politique en place, fut-elle étrangère. Ils accep­tent le joug de Rome, en s'accommodant tant bien que mal des circonstances les plus défavorables. Les masses populaires ne purent jamais accepter de telles compromissions et el­les se rangèrent sous l'autorité du mouvement pharisien : et les grands prêtres perdirent toute importance politi­que, vers le milieu du pre­mier siècle de l'ère chrétienne.

En réaction contre l'oppression et la misère subies par les juifs, sous les Hérode, certains hommes, qui seront appelés Esséniens, décident de se mettre à l'écart du monde mauvais et de vivre désormais dans la piété et la sécurité de la religion. Certains suivirent les conseils de vie des Esséniens, mais ne quittèrent pourtant pas leur existence quotidienne, si bien qu'il existait des communautés essénien­nes loca­les, chargées surtout d'oeuvres de solidarité envers les frères de pas­sage dans les villes et les villages. Mais la plupart des fidèles de la secte se reti­raient dans les voisinages de la mer Morte, pour prati­quer un ascétisme très ri­goureux. La communauté ressemblait donc assez étrangement, quant à son mode de vie, à un monastère dont les membres travaillaient dans la copie soigneuse des textes scripturai­res. Plus soucieux de la pureté du judaïsme que les pharisiens eux-mêmes, les Esséniens recherchaient la perfec­tion absolue. Pour ce faire, certains se vouèrent au célibat, dans l'attente de la venue im­minente du Messie. Ce célibat rompait avec la tradition entière du judaïsme qui prône le mariage et la fécondité. Ceux qui recherchaient la plus grande sainteté devaient considérer comme préférable de n'avoir point charge de famille. Jésus eut sans doute des contacts avec les communautés esséniennes, même si rien n'en transpire dans les évangiles. Toutefois, il semble qu'il prit son dernier repas dans le quartier essé­nien de Jé­rusalem. Pour préparer ce repas, il envoie deux disciples, en leur disant de suivre un homme portant une cruche d'eau. Or, ce travail était une tâche ex­clusivement féminine, sauf chez les Esséniens, qui voulaient éviter tout contact féminin, sur­tout pendant la préparation de la Pâque.

Les Esséniens apportaient une réponse négative à la misère et à l'op­pression qu'ils pouvaient connaître, en se réfugiant dans des commu­nautés qui leur appor­taient une relative sécurité. Les zélotes, eux, entendaient trouver une solution pratique à cette oppression : ils re­fusaient de se cacher du monde et se prépa­raient activement à la lutte contre toute tyrannie. En cela, ils s'opposaient aux pharisiens et aux saducéens, qui étaient prêts à collaborer avec la puissance d'occupation pour bénéficier d'une relative sécurité. Pourtant, les zélotes n'étaient pas des nationalistes fanatiques : ils étaient prêts à lutter et à mourir pour l'amour de la patrie, mais ils vivaient aussi dans un profond attachement à la Torah, pour laquelle aussi ils au­raient ac­cepté de subir la persécution et la mort. Forts de cette To­rah, qui se présentait à eux comme la révélation même de la volonté de Dieu, ils se sentaient la force de provoquer tous les ennemis du peuple que Dieu s'était choisi. Jésus a eu des contacts parmi les zé­lotes, notamment par l'un de ses disciples, Simon, non pas celui qui sera surnommé Pierre, mais un au­tre Simon qui est toujours qualifié de son titre de zélote. Et sans être affilié au parti des zélotes, il est vraisemblable que Judas Iscarioth était un de leurs sym­pa­thisants, puisqu'il souhaitait faire advenir le Royaume de Dieu par la force, tout comme ces révolutionnaires partisans d'une guerre sainte.

Au lieu de calmer l'ardeur de ces patriotes, les vexations et les per­sécutions su­bies par les juifs ne firent que les exacerber, et les zé­lotes appelèrent le peuple à la lutte sans merci contre son oppres­seur. Les pharisiens tentèrent d'écarter Israël de la révolte armée, et d'empêcher une guerre qui ne pouvait que conduire à la perte du peuple. Ils ne furent pas suivis dans leurs raisonnements : la situa­tion politique que connaissait alors Israël était telle qu'il lui était impos­sible de subir davantage l'oppression. Les zélotes entraînèrent le peuple dans la révolte, et le résultat en fut la catastrophe de 70 : Jérusalem tomba et le Temple fut détruit par les flammes. La nation juive disparaissait de l'his­toire pour près de vingt siècles...

Sur les bords du Jourdain, un dernier prophète - qui n'est pas re­connu comme tel, par la tradition juive - Jean proposait un baptême de conversion à ceux qui espéraient la venue de l'ère messianique, dans l'attente de celui qui devait li­bé­rer Israël. On a souvent pensé que Jean, surnommé le Baptiste, à cause de son activité, avait été in­fluencé par la communauté essénienne. Ce n'est pas impossi­ble. Ce­pendant, à la différence de celle-ci, il n'accueillait pas une sorte d'élite religieuse, mais l'ensemble du peuple. Jean renouait avec le prophé­tisme le plus ancien d'Israël : à chacun, il donnait des conseils appropriés à sa si­tuation, l'invi­tant à suivre la religion selon son es­prit et non pas seulement selon sa lettre. Les évangiles présentent Jésus se faisant baptiser par Jean et recrutant parmi les disciples de celui-ci ceux qui allaient devenir les siens. La mort du Baptiste, exé­cuté par ordre du roi Hérode, devait permettre à Jésus de mener son action propre. S'écartant du courant baptiste, il présente un message qui, dans sa forme, semble nouveau pour le peuple.

On a souvent voulu ramener le comportement et l'enseignement de Jésus à l'un ou l'autre de ces courants qui se partageaient la spiri­tualité de l'Israël du pre­mier siècle. Il les a connus, il les a fréquen­tés de manière plus ou moins proche, il lui est même arrivé d'emprun­ter des expressions et des convictions de ces dif­férents courants. Mais il ne s'est jamais identifié à l'un d'eux, et ces premiers disci­ples ont vite compris qu'il ouvrait un courant tout nouveau, faisant perdre au judaïsme toute son identité pour eux. N'a-t-il pas prédit à ses amis : « On vous exclura des synagogues » (Jn. 16, 2). Après son baptême par Jean sur les bords du Jourdain, et après avoir séjourné quelque temps au désert pour prier et jeû­ner, Jésus est de retour à Nazareth. Il se rend à la synagogue pour y prêcher, mais il n'y trouve pas l'accueil qu'il pou­vait espérer, tant il est vrai qu'aucun pro­phète n'est bien reçu dans son pays (Lc. 4, 16-30).

D'après les textes, il ne semble pas que Jésus ait été un bon « pa­roissien » par rapport aux offices de la synagogue. Chaque fois qu'il se trouve dans la maison de prière et d'étude, il arrive des incidents. Certes, ses auditeurs peuvent être surpris de son enseignement ou de sa réputation, surtout les habi­tants de Naza­reth qui le connais­saient pour l'avoir vu grandir au milieu d'eux et pour avoir eu recours à lui pour leurs travaux de charpente. Jésus enseigne en maître qui a au­torité et qui va directement à l'essentiel sans passer par des argu­ties subtiles, il donne les vraies réponses aux questions essentielles que les hommes se posent...

Dès le début de sa vie publique, Jésus a manifesté qu'il était un homme libre. Il commence sa prédication devant la foule venue de tous les territoires d'Israël et des pays limitrophes et païens, par un Sermon sur la montagne, où il présente la loi-cadre de son Royaume. Ce Sermon a impressionné non seulement ceux qui ont décidé de le suivre, mais aussi des hommes de tous bords et qui ne vivent pas né­cessairement les valeurs chrétiennes. Jésus pré­sente le chemin pour parvenir au bonheur (Mt. 5, 1-12). L'homme heureux, c'est celui qui va de l'avant, c'est celui qui consent à progres­ser.

Pourtant, la prédication de Jésus, si elle a d'abord pu enthousiasmer les foules, n'a pas comblé entièrement leurs attentes, ses miracles même n'ont pas suffi à lui faire garder toute la faveur du peuple. Etre prophète en Israël n'a jamais été de tout repos : ceux qui, au cours de l'histoire du peuple, ont voulu parler au nom de Dieu, ont été mal accueillis, puis re­jetés et condamnés aussi bien par les clas­ses sacerdotales que par le peuple.

C'est l'incident des vendeurs chassés du Temple qui a mis le feu aux poudres, même s'il a eu lieu plusieurs mois avant la dernière semaine de Jésus. Par ce geste, Jésus se mettait au-dessus des autorités de la nation juive, et il s'opposait au culte normal dans le Temple. De plus, Jésus proférait le blas­phème de se prétendre l'égal de Dieu, annonçant qu'il siégerait à la droite de Dieu à la fin des temps.

La mort de Jésus fut décidée par le sacerdoce de Jérusalem, no­tamment par les familles pontificales avec, à leur tête Anne et Caï­phe. L'affrontement que Jésus avait porté dans la capitale ne peut avoir d'autre issue que son arrestation et sa mise à mort. Ses adver­saires sont d'accord sur ce point, leur principale préoccu­pation est de trouver le moyen de l'arrêter sans provoquer d'émeute dans la ville, en période de fêtes, quand la foule est très nombreuse à Jéru­salem. Il leur faut agir par ruse, car ils ignorent le nombre de ses partisans présents avec lui dans la ville. La propo­sition de Judas Is­carioth aux grands prêtres arrivera à point nommé pour hâter les événements (Mc. 14, 10-11).

Judas avait placé sa confiance dans la personne de Jésus, en qui il pensait avoir trouvé celui qui allait pouvoir secouer la tutelle romaine, uni­quement pour des motifs religieux. Déçu par Jésus, qui refusait de se reconnaî­tre comme le libéra­teur politique, qui allait rendre à Israël sa dignité royale, sacerdotale et prophé­tique, Ju­das aurait dé­couvert en Jésus une sorte d'imposteur qui allait empêcher la res­tauration d'Israël comme une puissance au milieu des autres nations, il de­vait dénoncer cette imposture pour le bien de la nation.

C'est au jardin de Gethsémani que Jésus a pu mesurer le destin tra­gique qui était le sien. Jusqu'alors, dans la tranquillité, il manifestait sa certitude d'ac­complir le dessein de Dieu sur le monde, et il va être tenté de refuser d'aller jusqu'au bout du chemin. Il est effrayé de­vant un événement qui doit sur­venir et sur lequel il ne peut avoir prise, un événement auquel il ne peut donner person­nellement un sens. Il est seul, car les hommes qu'il a choisis sont défaillants, l'un d'eux le trahit, l'autre le re­nie, les autres dorment sans se rendre compte de l'importance de ce qui se dé­roule. Pour Jésus, c'est l'heure du rejet, l'heure de l'abandon par ceux qui l'entourent, c'est l'heure de la mort. C'est aussi l'heure où il surmonte définitivement la ten­ta­tion. Dans sa prière au Père, à qui tout est possible, il demande d'écarter la coupe de souffrance. Mais il comprend quelle est la vo­lonté du Père, il s'y aban­donne avec confiance.

Jésus devait pressentir sa mort comme le résultat du rejet définitif du peuple d'Israël qui ne pouvait admettre sa mission, mais jamais il ne semble avoir pu imaginer que se mort lui serait en quelque sorte volée et qu'il connaîtrait l'infa­mie des agitateurs politiques. Lui, le prophète envoyé par Dieu, le Fils unique, ne pouvait connaître que le sort des prophètes, et voilà qu'il va être traité comme le dernier des révolutionnaires.

Comme les prêtres l'avaient souhaité, l'arrestation de Jésus s'est faite à l'insu de la foule, et Jésus leur reproche de ne pas avoir osé intervenir devant la foule pendant qu'il enseignait dans le Temple.

Il fallait alors dépêcher le procès de Jésus, avant que ses sympathi­sants puis­sent avoir le temps de provoquer une émeute en cette pé­riode de fêtes de la Pâ­que. Dans le récit du procès de Jésus que dressent les évangélistes, il existe deux jugements séparés, l'un de­vant le tribunal juif, le sanhédrin qui n'avait au­cun pouvoir pour exé­cuter les sentences qu'il prononçait, et l'autre devant le tribunal du gouverneur ro­main. Chacun des deux jugements se termine par une condamnation à mort, mais chacun pour un crime différent.

Après son arrestation, Jésus est traduit devant le Sanhédrin, grand conseil comprenant soixante et onze membres, chefs religieux des familles sacerdota­les, membres de l'aristocratie et scribes, divisés en deux ten­dances ; les phari­siens et les saducéens. Ce conseil se ré­unit dans le palais du grand prêtre. Les prêtres cherchent un motif pour le condamner à mort. Ils avaient de bonnes rai­sons de refuser son enseignement, ils souhaitaient qu'il se manifeste ouver­te­ment contre l'occupant pour qu'ils puissent le condamner sans les faire tremper dans « l'affaire Jésus ». Ils auraient ainsi pu dégager leur respon­sabilité, mais Jésus ne s'est jamais laissé prendre à leurs piè­ges. Les faux té­moins, recrutés pour la circonstance, se contredi­sent. Le motif juridique, selon la législation juive, pour condamner Jésus à la mort, sera finalement trouvé dans une réponse que celui-ci fera à une question du grand-prêtre : « Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni ? Jésus dit : Je le suis et vous verrez le Fils de l'homme sié­geant à la droite du Tout Puissant et venant avec les nuées du ciel ». C'est la première fois que Jésus rend ouvertement un témoi­gnage sur sa personne ; il se présente comme le Messie, attendu par le peu­ple, il s'arroge le titre de Fils de l'homme qui devait venir juger l'humanité à la fin des temps, en siégeant à la droite de Dieu. Reven­diquer une telle égalité avec le Dieu unique, se placer soi-même au rang de Dieu était perçu comme le plus abominable des blasphèmes. Un tel péché devait être puni de mort, par lapida­tion.

Sous des apparences de procès régulier, ce premier procès de Jésus devant les autorités juives a été bâclé. Même si le Sanhédrin avait quelque pouvoir pour or­donner l'exécution d'une sentence pour un motif religieux, tel que le blasphème, il n'avait pas le pouvoir d'or­donner la mise à mort. C'est pourquoi il faut porter l'affaire devant le procurateur romain, Pilate, qui séjournait à Jérusalem, pen­dant les périodes de fêtes.

Les milieux sacerdotaux livrent Jésus à Pilate, en invoquant non plus des motifs religieux, mais en présentant Jésus comme un agitateur qui refuse de payer l'im­pôt et veut rétablir la royauté sur Israël. L'intention qui dirigeait les prêtres était double ; il fallait réussir à faire condamner Jésus, et surtout il fallait réus­sir à discréditer ab­solument sa mémoire parmi le peuple. D'où la conversion du motif re­ligieux en motif politique d'incitation à la révolte et à la sédition.

Pilate est un procurateur romain ordinaire qui pense surtout à sa car­rière et qui mène une guerre froide contre les chefs juifs. Quand on enferme Jésus dans ses prisons, il ne représente pour lui qu'un épi­sode négligeable. Pilate s'aperçoit certainement qu'on lui présente un procès truqué, et se trouve dans l’embarras, quand on lui présente Jésus. Il aurait sans doute aimé trouver le moyen de décliner la com­pétence de son pouvoir, mais les grands prêtres, qui jouaient le rôle de procureurs de justice, lui présentent Jé­sus comme un dange­reux nationaliste, invo­quant contre lui des accusations aux­quelles Jésus ne ré­pond pas, car il ne les accepte pas. Interrogé, Jésus ne ré­pond rien aux accusa­tions portées contre lui. Il aurait pu protester de son inno­cence et trouver des témoins de la défense parmi ceux qui l'avaient écouté du­rant les années de sa prédication. Il ne se défend pas, parce que la vérité n'a pas besoin d'être défen­due, elle éclate. Pilate ne trouve pas de motif de condamna­tion dans la personne de Jésus et dans ses actes. Mais il va abandonner Jésus, mais auparavant, cons­cient du fait que Jésus pouvait être populaire, il va faire un geste susceptible de lui atti­rer la faveur des foules, même s’il devait dé­plaire aux chefs des prêtres qu'il semblait mé­priser. Pilate propose inconditionnellement de re­mettre Jésus en liberté ; la foule rejette cette proposition et, sous l'incitation des prêtres, réclame la mise en liberté de Barabbas et la crucifixion de Jésus. Le gouverneur romain est alors contraint de se soumettre à la vindicte populaire, et conformé­ment à l'usage romain, il fait flageller Jésus avant de le faire crucifier. La foule, en délire, approuve sa condamnation, elle hurle à la mort et préfère li­bérer un assassin plutôt que de laisser vi­vre Jésus. Jésus est « le prophète as­sassiné ». Jésus est l'innocent qui souffre à la place d'un coupable.

Le condamné devait porter lui-même l'instrument de son supplice, le patibulum, jusqu'au lieu de l'exécution. Jésus, après avoir été châtié sans raison, doit quand même être mis en croix. Mais les outrages et les tortures l'ont épuisé. Il n'arri­vera sans doute pas au lieu de son exécution. Il ne convient pas que le condamné ne subisse pas son châ­timent jusqu'au bout. L'épuisement physique de Jésus ex­plique le fait qu'un passant soit réquisitionné pour porter la croix avec lui. Cet homme sera un certain Simon qui revenait des champs.

En arrivant sur le Golgotha, Jésus est d'abord dépouillé de ses vête­ments. Dé­pouillé de tout caractère humain, il connaît la condition de l'esclave révolté. La crucifixion, comme peine de mort, ne s'appliquait pas aux citoyens romains qui étaient décapités, les juifs, selon leur loi, étaient lapidés.

Pour décrire l'exécution, les évangélistes sont très sobres. Les condamnés, qui devaient subir ce châtiment, habituellement des es­claves révoltés, étaient cloués, les bras étendus sur le patibulum, puis on fixait cette barre transversale sur un poteau vertical, le stipes, préalablement dressé à hauteur d'homme. Les pieds du condamné étaient alors cloués. Une sorte de siège supportait en partie le poids du corps afin que celui-ci n'entraîne pas une déchirure des membres su­périeurs fixés préalablement. Le crucifié mettait souvent de très longues heures avant de mourir, non pas par perte de sang, mais plu­tôt par une lente asphyxie. Les inventeurs de ce type d'exécution sont les Perses et les Phéniciens, puis les Grecs et les Romains l'ont certainement adopté en raison de son caractère très spectaculaire.

Jésus, comme tous les crucifiés, est accablé des sarcasmes de la foule, qui passe et qui regarde la mort faire son oeuvre. Jésus meurt après six heures de souf­frances, non sans avoir suscité une vérita­ble profession de foi de la part d'un centurion romain : « Le centu­rion qui se tenait devant lui, voyant qu'il avait ex­piré, dit : Vraiment cet homme était Fils de Dieu » (Mc. 15, 39).

La loi mosaïque, en vigueur à Jérusalem, même sous la domination ro­maine, ne permettait pas que des cadavres soient exposés en croix durant la nuit, surtout en période de fête, et encore plus cette nuit-là qui connaissait la grande prépa­ration pascale. Des soldats viennent briser les jambes des condamnés, mais s'apercevant que Jésus est déjà mort, ils ne lui brisent pas les jambes et lui per­cent le côté d'un coup de lance. Selon la loi romaine également en vigueur, les exécutés politiques pouvaient bé­néficier, par grâce spéciale, d'une sépulture ho­norable. Rien n'empêchait qu'un sympathisant puisse obtenir le corps du crucifié. Joseph d'Arimathée, membre influent du Sanhé­drin, en demanda l'autorisation à Pilate. Avec Nicodème, disci­ple de Jésus mais en secret, Joseph descend le ca­davre de la croix, le dé­pose au pied du Golgotha. C'est là que les femmes firent, selon la tradition, une onction d'huile parfumée au corps de Jésus, avant que ce­lui-ci ne soit conduit dans une tombe creusée dans le roc, dans un jardin proche du lieu de la crucifixion. Les autorités sacerdotales qui avaient réussi à se dé­barrasser du prophète gali­léen se félicitaient d'avoir réussi à éviter des histoi­res avec le gouverneur, sur­tout en cette période d'affluence. Elles étaient sou­cieuses de fêter la Pâque et ne se préoccupèrent pas des déclarations de Jésus qui avait af­firmé qu'il ressusciterait le troisième jour. Elles ne se soucièrent ab­solument pas de l'ensevelissement et n'apposèrent donc pas les scellés sur la pierre du tombeau.

Les premiers récits chrétiens n'ont pas cherché à évacuer le ca­rac­tère scanda­leux de la croix : l'arrachement de Jésus à l'existence humaine n'a pas été édul­coré, comme s'il s'était agi d'une sorte de demi-mal. Pourtant, ses disciples reconnaissent qu’il demeure vivant, non pas qu'il soit revenu pu­rement et simplement à la vie qu'il possé­dait avant son arrestation et sa cruci­fixion, comme si son cadavre avait été réanimé d'une manière ou d'une autre. Si son procès et son supplice avaient bien mis en valeur qu'il avait été re­jeté pour avoir revendiqué une relation particulière avec celui que tous appelaient Dieu, sa résurrection va manifester, à ceux qui ont des yeux pour voir, la réalité de cette relation et de cette intimité. « Personne n'a jamais vu Dieu, le Fils nous l'a dévoilé », écrira saint Jean.

C'est à partir ou à travers l'événement de la résurrection que les disciples ont pu comprendre tout le sens et tous les enjeux de la vie de Jésus. Mais c’est aussi à partir de cet évènement fondateur que s’élaborera d’une manière ou d’une autre l’ensemble de la doctrine chrétienne.


La doctrine chrétienne

 

La foi chrétienne se spécifie en affirmant que, vrai homme, Jésus est en même temps vrai Dieu. Jésus est Dieu incarné, Dieu en « position » de Fils. Le chrétien confesse que Dieu est Père, Fils et Saint Esprit. La Foi chrétienne, reçue des Apôtres, n'est ni monothéiste, ni poly­théiste, elle est trinitaire. Distinguant les chrétiens de ceux qui ne le sont pas, le dogme trinitaire les unit, malgré ce qui peut les sé­parer.

Jésus est à l'origine du rassemblement de ses disciples appe­lés pour la première fois à Antioche « chrétiens ». L'Eglise est la communion de ceux qui croient en lui et ont reçu le baptême. Dans les premiers temps de l'Église, au moment des apôtres et des premiers disciples qui avaient connu Jésus, la pro­fession de foi était toute simple. Pour être baptisé, pour faire partie de la communauté chrétienne, il suffi­sait de dire : « Je crois que Jé­sus est le Sei­gneur ».

En lisant l’évangile, on découvre une parole de quelqu’un qui est pré­senté comme un mauvais serviteur, cette parole devrait inquiéter les chrétiens qui se contentent toujours du minimum : « J’ai eu peur et je suis allé enfouir ton talent dans la terre. Le voici. Tu as ce qui t’appartient » (Mt 25, 25). Le chrétien doit prendre le contre-pied de cette atti­tude minimaliste d’enfouissement du trésor de la foi. Il faut de l’audace pour faire du « dépôt de la foi » reçu des disciples, des apôtres, des premières communautés chrétiennes, de la Tradition toute entière, une semence qui porte du fruit. Il s’agit de faire un effort intellectuel pour faire exprimer dans un discours rationnel la relation personnelle avec Dieu. C’est ce qu’on appelle la « théologie ».

Selon son étymologie, la théologie est un discours sur Dieu. Il est possible de qualifier de « théologique » ce qui dit quelque chose à son sujet. Par exemple, quand le person­nage de Meursault dans L'Étran­ger d'Albert Camus refuse la visite de l'aumônier de prison, au nom de son athéisme, il développe un pro­pos théologique. Camus fait là œuvre de théologien. On peut être théologien sans croire en Dieu, sans croire qu'il existe et agit dans la vie. La foi n'est pas « prére­quise » pour étudier la théologie !

La théologie n’est donc pas un instrument idéo­logique au service d’une religion pour donner des certitudes aveu­gles ; elle dévoile la profon­deur des mystères de la foi. Celui qui re­cherche une liste de vérités à croire, qui le mettrait à l’abri du doute ne sera jamais un théologien. Il ne faut pas se mettre en quête de réponses mais avant tout il faut se poser des ques­tions nouvelles, des interrogations de plus en plus profondes sur sa foi. Mais chacun sait que tout dis­cours sur Dieu est nécessai­re­ment incomplet et inadéquat. Dieu de­meure toujours autre. Il ne se laisse jamais réduire à ce que nous en disons. Il n'est pas pri­son­nier d'une manière de le croire et de le penser. Néanmoins, il faut apporter des réponses aux questions des hommes, en veillant à ce qu’elle soient en harmonie avec ce qui se trouve dans l’Ecriture et dans le « Credo ». Les chrétiens ont dû rapidement, ren­dre compte de leur foi et de l'espérance qui les habitait ; ils ont ré­digé des té­moignages sous forme de lettres, d'évangiles… Pour dire l'essentiel de ce qu'ils croyaient, ils ont éla­boré des confessions de foi.

Puisque les nouveaux chrétiens (ceux de la deuxième et de la troi­sième génération) ne l'avaient pas connu directement, il a fallu dire qui était Jésus, en présentant sa vie, sa mort et sa résurrection. Comme les fidèles affirmaient qu'il est Seigneur, c'est-à-dire Dieu, il fallait préciser qu'il était le Fils de Dieu et donc expliquer qui était le Père. Et comme Jésus avait envoyé son Esprit sur les apôtres, il a fallu ex­pliquer aussi qui était l'Esprit Saint et quel était son rôle dans Église et dans la vie des communautés chrétiennes.

Et puis, toujours dans le même mouvement, les chrétiens ont déve­loppé tel ou tel point qu'il fallait clarifier, soit dans le dialogue ou la confrontation avec le monde ambiant (juif, latin, hellénistique...), soit à l'intérieur de l'Eglise, dans le cadre des débats internes. C'est ainsi qu'ont été élaborés des « dogmes », c'est-à-dire des balises, des points de repères, des propositions qui cherchent à exprimer ce que l'on croyait ou ce que l'on ne croyait pas.

Un dogme au sens courant est une croyance admise par un groupe ou une organisation comme indiscutable, sans référence à une preuve, une analyse critique ou des faits établis. Les dogmes religieux sont des principes de base auquel tout fidèle doit adhérer, comme étant les repères de la foi. Le dogme est une vérité révélée dans la Bible ou exprimée dans la tradition chrétienne. Cette vérité est enseignée par l’Église : il ne s’agit donc pas d’une opinion que les fidèles pourraient se forger, mais d’un énoncé de la foi qui ne peut être remis en cause. Il est défini par un concile (depuis le quatrième siècle), ou par un pape (depuis le dix-neuvième siècle). Il clôt une réflexion sur une question donnée, ou sur des hérésies conçues comme erreur de la foi. L'Église ne crée pas de dogmes, elle en énonce.

Le catholique est tenu de croire explicitement les articles de foi que son Eglise déclare fondamentaux. Ainsi, tous ceux sont tenus d'ap­prendre, de savoir et de pro­fesser, au moins quant à la substance, le Symbole des apôtres, les com­mandements de Dieu et de l'Église, les mystères de la Trinité, de l'Incarnation et de la Rédemption, le nom­bre, la nature et les effets des sacrements, surtout du Baptême, de la Pénitence et de l'Eucharistie. Pour les articles moins accessibles aux fidèles, il leur suffit de les croire implicitement, c’est-à-dire de ne pas les repousser quand ils leur seront présentés.

Finalement, les dogmes sont des précisions de la confes­sion de foi, du Symbole des apôtres. Celui-ci contient tous les dogmes : la Trinité, la Création, le Péché originel, l'Incarnation, la Rédemption, la présence réelle de Jésus dans l'Eucharistie… Le Symbole des apôtres est un sommaire, un condensé de la foi de Église.

Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre

Et en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur

qui a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie

a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort et a été enseveli.

Le troisième jour, est ressuscité des morts, est monté aux cieux

est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant

d'où il viendra juger les vivants et les morts 

Je crois en l'Esprit Saint, à la sainte Église catholique,

à la communion des saints, à la rémission des péchés,

à la résurrection de la chair, à la vie éternelle. AMEN.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sa forme actuelle ne remonte pas au-delà du quatrième siècle. Mais son expression est certainement plus ancienne. A la fin du quatrième siècle, Rufin composa un Commentaire sur ce Symbole, dans lequel il en expliquait l'origine : les apôtres, ayant reçu l'Esprit-Saint au jour de la Pentecôte, décidèrent, avant de partir en mission, de se mettre d'accord sur un bref résumé de la foi chrétienne. Ce résumé serait la base de leur enseignement ultérieur.

Il est pratiquement certain que les énoncés du Symbole remontent à l'âge apostolique, même si la forme ne s'est développée que graduel­lement. L'histoire de la composition de ce texte doit être relié très étroitement à la liturgie baptismale, au cours de laquelle on interro­geait le nouveau chrétien : « Croyez-vous en Dieu, le Père tout-puis­sant, créateur du ciel et de la terre ? Croyez-vous en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur, qui est né de la Vierge Marie, a souf­fert la passion, a été enseveli, est ressuscité d'entre les morts et qui est assis à la droite du Père ? Croyez-vous en l'Esprit-Saint, à la sainte Église catholique, à la communion des saints, au pardon des pé­chés, à la résurrection de la chair et à la vie éternelle ? » Par sa ré­ponse affirmative à chacune de ces interrogations, celui qui allait être baptisé montrait son engagement dans la vie de l’Église.

La transmission de la foi repose sur la mémoire vivante de l'Eglise, transmise de génération en génération. Il ne s'agit pas d'une philoso­phie, mais d'une foi qui illumine le cœur. C’est ce qui a été manifesté, lors de la séance d’ouverture du premier concile de Nicée, en 325. Au milieu de l’assemblée des évêques, qui devaient définir la foi de l’Eglise, se trouvaient des philosophes païens venus en curieux assis­ter aux débats épiscopaux. L’un de ces philosophes intervenait régu­lièrement dans les discussions et embarrassait les évêques par la subtilité de ses arguments. Soudain, un simple laïc, vieux et illettré, se leva pour prendre la parole ; même si sur son corps chacun pouvait voir qu’il avait souffert des persécutions, on s’étonnait de son geste : les philosophes se moquèrent de lui et les évêques craignaient de paraître encore plus ridicules, en laissant parler cet homme ignorant : « Au nom de Jésus-Christ, philo­sophe, écoute-moi. Il n'y a qu'un Dieu créateur des cieux et de la terre, de toutes les choses visibles et in­visibles. Il a tout fait par la vertu de son Verbe et tout affermi par la sanctification de son Es­prit. Ce Verbe, nous l'appelons le Fils de Dieu. Pris de pitié pour l'égarement des hommes, il est né d'une Vierge, il a vécu parmi les hommes, il a souffert la mort pour les en délivrer. Il viendra un jour pour être le juge de toutes nos actions. Nous croyons simplement toutes ces choses. N'entreprends point inutilement de combattre des vérités qui ne peuvent être comprises que par la Foi ; n'essaie point en vain de t'informer de la manière dont elles purent être ac­complies. Réponds-moi seulement si tu crois ». L’ambiance de l’assemblée changea totalement : les pères conciliaires découvraient que la mémoire vivante de la foi se trouvait inscrite au cœur des fi­dèles, tandis que le philosophe provocateur était amené à embrasser la foi, en disant : « Suivez l'exemple de ce vieillard. Une inspiration divine m'a poussé à embrasser la foi de Jé­sus-Christ ». Ainsi com­mençait le concile de Nicée.

Cela montre que depuis la prédication apostolique, les baptisés avaient toujours confessé leur foi de manière plus ou moins forma­li­sée. Le Symbole des Apôtres devait exister de manière orale ; s’il avait été écrit, il aurait été inclus dans le recueil des Ecritures. Les deux premiers conciles oecuméniques de Nicée et de Constantinople ont fixé par écrit la mémoire de l'Eglise qui étaient inscrite de­puis les Apôtres dans le cœur des baptisés. Ainsi, les Pères conciliaires proclamèrent la doctrine sous la forme d'un texte affirmant la consubstantialité (la même nature) du Père et du Fils. Les Pères de Cons­tantinople se contentèrent de faire quelques additions aux énon­cés de Nicée, à partir d’éléments qui se trouvaient dans le Symbole des apôtres. Ils dévelop­pèrent en outre l'article concernant l'Esprit, en le nommant Seigneur et en déclarant qu'il est source de vie, qu'il procède du Père (Église d'Occident ajoutera : et du Fils), qu'il reçoit le même culte que le Père et le Fils, qu'il est Dieu en un mot.

Ainsi, le Credo des conciles qui est une expression communautaire vise surtout à expurger l’Église, à faire sortir ceux qui sont héréti­ques. Si le Symbole des apôtres visait à « l'engagement » du fidèle, le Credo de Nicée-Constantinople vise plutôt au « dégagement » des non-fidèles...

 

Nous croyons en un seul Dieu, le Père tout-puissant, créateur du ciel et de la terre, de toutes les choses visibles et invisibles.

Nous croyons en un seul Seigneur, Jésus-Christ, le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles, Dieu venu de Dieu, lu­mière issu de la lumière, vrai Dieu issu du vrai Dieu, engendré et non créé, d'une même substance que le Père et par qui tout a été fait ; qui pour nous les hommes et pour notre salut, est descendu des cieux et s'est incarné par le Saint- Esprit dans la vierge Ma­rie et a été fait homme. Il a été crucifié pour nous sous Ponce-Pilate, il a souffert et il a été mis au tombeau ; il est ressuscité des morts le troisième jour, conformément aux Écritures; il est monté aux cieux où il siège à la droite du Père. De là, il reviendra dans la gloire pour juger les vivants et les morts, et son règne n'aura pas de fin.

Nous croyons en l'Esprit-Saint, qui règne et qui donne la vie, qui procède du Père, qui a parlé par les Prophètes, qui avec le Père et le Fils est adoré et glorifié ; nous croyons l'Église une, sainte, universelle et apostolique. Nous confessons un seul baptême pour la rémission des péchés ; nous attendons la résurrection des morts et la vie du monde à venir. Amen.

Le Symbole de Nicée est donné ici dans sa forme orientale.

 

Les deux symboles expriment, quoique de manière voilée, l’ensemble des dogmes de l’Eglise. Ils seront développés au fil des conciles qui suivront à savoir les vingt-et-un conciles oecuméni­ques de l'Église ca­tholique romaine. Seuls les quatre premiers sont reconnus par les églises protestantes, et les huit premiers conciles par les églises or­thodoxes. Ils développent des vérités de foi conte­nues dans la Révé­lation pour les proposer par le Magistère de l’Église à l’adhésion des fidèles dans le langage d’une période donnée. Cela donne naissance aux différentes dogmes de l’Eglise, qui sont appelés « articles de foi » dans les églises issues de la Réforme.

La succession des conciles a élaboré la dogmatique catholique, sa­chant que l'Église chrétienne des premiers siècles s'étendait à l'en­semble du monde connu. Le Magistère de l'Église, quand il définit des dogmes, oblige le peuple chrétien à une adhésion de foi : les dogmes sont des lumières sur le chemin de la foi. Dans l'usage ac­tuel, le dogme est une proposition qui est objet de foi, une proposi­tion que l'Église enseigne formellement comme révélée par Dieu, de sorte que sa négation constitue une hérésie.

 

Concile de Nicée I                                      19 juin - 25 août 325
Concile de Constantinople I                          mai - 30 juillet 381
Concile d'Ephèse                                         22 juin - septembre 431
Concile de Chalcédoine                                 8 octobre - novembre 451
Concile de Constantinople II                        4 mai - 2 juin 553
Concile de Constantinople III                      7 novembre 680 - 16 septembre 681
Concile de Nicée II                                     24 septembre - 23 octobre 787
Concile de Constantinople IV                        5 octobre 869 - 28 février 870
Concile de Latran I                                      1123
Concile de Latran II                                    8 avril 1139
Concile de Latran III                                  5 mars - 19 mars 1179
Concile de Latran IV                                   11 novembre - 30 novembre 1215
Concile de Lyon I                                        28 juin - 17 juillet 1245
Concile de Lyon II                                      7 mai - 17 juillet 1274
Concile de Vienne                                        16 octobre 1311 - 6 mai 1312
Concile de Constance                                   5 novembre 1414 - 22 avril 1418
Concile de Bâle - Ferrare - Florence - Rome                                                                                              8 janvier 1438 - 7 août 1445
Concile de Latran V                                     3 mai 1512 - 16 mars 1517
Concile de Trente                                       13 décembre 1545 - 4 décembre 1563
Concile de Vatican I                                    8 décembre 1869 - 20 octobre 1870
Concile de Vatican II                                  11 octobre 1962 - 8 décembre 1965

 

L'Église enseigne égale­ment comme des dogmes des vérités qui n'ont pas toujours été en­seignées explicitement ni considérées comme contenues dans la Ré­vélation… Le chrétien doit adhérer à ces propo­sitions pour être sauvé.

En 325, le Concile de Nicée I définissait que le Fils était « vrai Dieu de vrai Dieu, engendré et non créé, consubstantiel au Père ».

En 381, le Concile de Constantinople I définissait le « Saint-Esprit consubstantiel au Père ». Ainsi se trouvait exprimée la profession de foi, connue sous le nom de « Credo de Nicée-Constantinople ». Se trouvait également défini le dogme de la Trinité.

En 431, le Concile d'Éphèse déclarait que Marie, Mère de Jésus, était en même temps Mère de Dieu.

En 451, le Concile de Chalcédoine définissait « la double nature de Jésus » c'est-à-dire que les deux natures, divine et humaine, se trouvaient en sa seule personne.

En 786, le Concile de Nicée II reconnaissait la légitimité du culte des icônes.

Si l’on recherche l’unité des chrétiens, les dogmes proclamés par l’Eglise catholique seule depuis les scissions (orthodoxie et réforme) sont perçus comme un problème. En cas de réalisation de l’unité qui est le but du dialogue œcuménique, les autres chrétiens devront-ils accepter les dogmes ro­mains ? La question ne se pose pas seulement par rapport au passé : l’engagement de l’Eglise catholique dans la re­cherche de l’unité l’empêchera-t-elle de proclamer de nouveaux dog­mes ? En cas de réalisation de l’unité, qui pourrait engager la foi de tous les chré­tiens concernés, afin que l’unité se situe au niveau de la foi, et de ma­nière stable ?

En 1854, le pape Pie IX proclamait le dogme de l’Immaculée Concep­tion de Marie, qui signifie que la mère de Jésus, fut conçue sans le péché. « Nous définissons la doctrine qui af­firme la bienheureuse Vierge Marie, dès le premier instant de sa conception, par une grâce et un privilège particuliers du Dieu tout-puissant, compte tenu des mérites du Christ, Sauveur du genre hu­main, préservée indemne de toute tâche de culpabilité originelle. Nous tenons cette doctrine pour révélée par Dieu ; elle doit pour cela être crue avec fermeté et cons­tance par tous les fidèles » (Bulle Ineffabilis Deus de Pie IX, 8 dé­cembre 1854). Les Eglises de la Ré­forme considèrent Marie comme l'instrument privilégié choisi par Dieu pour donner naissance au Sau­veur. Elles découvrent en elle un modèle d'humilité, de foi et d'obéis­sance, un exemple à suivre. Là s'arrête l'honneur qu'elles lui rendent. L'Eglise Catholique, au contraire, a donné naissance à des dogmes ma­riaux chargés de justi­fier le culte qu'elle lui rend.

En 1870, le Concile Vatican I (interrompu par la guerre de 1870) dé­finissait l’infaillibilité pontificale. « Le pontife romain, lorsqu'il parle "ex cathedra", c'est-à-dire lorsque, remplissant la charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de son auto­rité apostolique suprême, qu'une doctrine sur la foi ou les moeurs doit être tenue par l'Eglise universelle, jouit, par une assistance di­vine à lui promise en la personne de saint Pierre, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que son Eglise fût pourvue en défi­nissant la doctrine de la foi et des moeurs. Par conséquent, de telles définitions du pontife romain sont par elles-mêmes, et non par le consentement de l'Eglise, irréformables » (Vatican I, Constitution Apostolique Pastor Aeternus, ch. 4). « Si quelqu'un s'enhardit à s'op­poser à cette définition qui est la nôtre, ce que Dieu veuille pré­ser­ver, qu'il soit anathème! » (Vatican I, Canon du même décret).

En 1950, le pape Pie XII définissait le dogme de l’Assomption, qui si­gnifie que la mère de Jésus est montée au ciel avec son corps, suivant en cela l'apocryphe La Mort de Marie. L'Assomp­tion de la Vierge est une participation à la Résur­rection de son Fils et une anti­cipation de la résurrection des chrétiens : « Dans ton enfan­tement tu as gardé la virginité, dans ta dormition tu n'as pas quitté le monde, ô Mère de Dieu : tu as rejoint la source de la Vie, toi qui conçus le Dieu vivant et qui, par tes priè­res, délivreras nos âmes de la mort » (Liturgie byzan­tine). Ce concept de l’Assomption est connu également des Églises or­thodoxes sous le nom de Dormition sans bénéficier d'une définition dog­mati­que.

Au cours de son histoire, l'Eglise catholique a développé un ensemble de « dogmes », qui sont des principes de sa foi. Ils ne peu­vent être mis en discussion, et les théologiens qui en doutent sont excommuniés ou suspendus. Un cas récent est celui de Hans Kung, théologien ca­tholique, professeur de théologie à l'université de Tübingen : ayant mis en doute le dogme de l'infaillibi­lité du pape, il fut « suspendu a divinis », c'est à dire qu'il n'a plus le droit de s'appeler « théologien catholique » et donc d’enseigner la théologie.

L'Eglise Catholique a élevé au rang de dogmes beaucoup d'affirma­tions qui n'avaient pas de fondement dans la Bible. Dans le tableau chronologique qui suit, il est possible de voir l’évolution de l’enseignement des doctrines catholiques. Il n'est pas mauvais de montrer que depuis la prédication du Christ la doctrine a évolué.

 

La prière pour les morts débute vers l’an --------------------------------------- 210
On commence à brûler des cierges vers ----------------------------------------- 320
Le culte des saints et des anges s'établit vers --------------------------------- 375
Le dogme de la trinité naît en ---------------------------------------------------- 381
La messe en latin date de -------------------------------------------------------- 394
Le culte de Marie se développe vers -------------------------------------------- 430
L'idée de la sainte vierge, mère de Dieu apparaît en --------------------------- 481
Le purgatoire est découvert en ------------------------------------------------- 593
Le Pape Boniface (111) reçoit le titre d'évêque Universel en ------------------ 606
Le culte des images et des reliques est imposé en ------------------------------788
Le culte de saint Joseph débute vers  ------------------------------------------ 900
La canonisation des saints en ---------------------------------------------------- 993
Le célibat obligatoire des prêtres ---------------------------------------------- 1074
L'infaillibilité de l'église est instituée en --------------------------------------1076
L'usage du chapelet s'introduit en ----------------------------------------------1100
La doctrine des 7 sacrements est enseignée en ------------------------------- 1140
La vente des indulgences date de ----------------------------------------------- 1190
Le dogme de la transsubstantiation date de  ----------------------------------- 1215
La confession auriculaire est imposée en --------------------------------------- 1215
La fête-Dieu date de -------------------------------------------------------------1264
L'année sainte est instauré en --------------------------------------------------1300
L'Ave Maria date de --------------------------------------------------------------1316
La procession de Saint Sacrement de ---------- --------------------------------1439
La doctrine du purgatoire n'est officiellement reconnue qu'en ---------------1439
Le concile de Trente proclame la doctrine des 7 sacrements en --------------1547

Le catholique se définit par l'adhésion à ces dogmes et doc­trines dont l'articulation est codifié à partir des  trois mys­tères chrétiens : la Trinité, l'Incarnation et la Rédemption. La Tri­nité peut être défi­nie de la manière suivante : Dieu est une seule es­sence en trois per­sonnes : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. L'Incar­nation est le fait que Dieu s'est fait homme en la personne de Jésus. La Rédemption repose sur le sacrifice du Christ qui rachète le péché des hommes et leur permet d'accéder à la vie éternelle.

Les protestants sont les chrétiens qui ont quitté le corps de l'Eglise catholique, à la suite de la Réforme initiée par Luther en 1517. Il existe aujourd'hui des dizaines d'Eglises protestantes, qu'elles soient luthérienne, calviniste, anglicane, baptiste, évangélique... La règle principale des protestants (leur dogme) est le : Sola Scriptura, par les seules Ecritures ; Sola Gracia, par la seule Grâce de Dieu ; Sola Fide, par la seule Foi. Les protestants ne reconnaissent donc pas l'autorité de Rome, les commandements de l'Eglise ne pouvant être comparés aux commandements de Dieu. Ils prêchent le retour aux seules sources de la Foi : les Ecritures. Les protestants sont christo­centriques et rejettent le culte des Saints et celui de la Vierge, le Christ étant seul médiateur entre Dieu et les hommes alors que les catholiques vénèrent les saintes et les saints c'est-à-dire les bapti­sés que Dieu a admis au paradis. Calvin accepte les dogmes des pre­miers conciles (Nicée, Constantinople, le premier d'Ephèse, Chalcé­doine) tenus pour condamner les erreurs des hérétiques, parce qu’ils n’enseignent rien d’autre que l’Ecriture : « Car ces conciles ne contiennent rien qu'une pure et na­turelle inter­prétation de l'Ecri­ture, que les saints Pères par bonne prudence ont accommodée pour renverser les ennemis de la chré­tienté ».

Le dogme catholique affirme que ceux qui sont morts dans la foi doi­vent être purifiées dans un lieu intermédiaire appelé « purgatoire », avant d'accéder à la béatitude éternelle. Cette purification a une valeur expiatoire. Selon les Protestants, cette doctrine qui affirme la nécessité d'une ex­piation de la part du croyant nie la perfection de l'oeuvre rédemptrice de Jésus-Christ. « Tout péché, même véniel, entraîne un attachement malsain aux créatures, qui a besoin de puri­fication, soit ici-bas, soit après la mort, dans l'état qu'on appelle Purgatoire » (Catéchisme de l'Eglise Catholique,  1472). La tradition catholique affirme aussi l'existence de limbes. Les « limbes des en­fants », dont l'existence est une construction des théologiens, sont le séjour des enfants morts sans baptême. Sans être soumis à des pei­nes, ils sont privés de la béatitude auprès de Dieu. La croyance aux limbes n’est pas un dogme de foi, c’est une explication des théolo­giens du Moyen-Âge pour ceux qui voulaient savoir ce qu’il ad­vient aux petits en­fants non baptisés. Le Catéchisme de l’Église ca­tholique n’en parle plus.

Comment définir le christianisme ? On pourrait dire que le christia­nisme est une doctrine et que le chrétien est celui qui adopte cette façon de penser. On pourrait dire aussi que le christia­nisme est une pratique et que le chrétien est quelqu'un qui va au culte ou celui qui est au service des autres. De fait, le christianisme est une vie.

Le message chrétien, même s'il est adressé à l'homme, est un mes­sage qui parle de Dieu, qui entreprend d'agir pour l'homme et avec l'homme. Le message chrétien apprend à cet homme quelque chose de Dieu, non pas d'un Dieu lointain, comme pourrait l'être celui des dif­férentes philosophies, mais d'un Dieu qui s'est fait proche des hom­mes, au long d'une histoire. Il est le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et de Jacob, le Dieu qui s'est révélé à Moïse au Sinaï, il est le Dieu de Jésus-Christ, comme il est, par ailleurs, le Dieu de Mahomet. La conception de Dieu, dans le christianisme, conception qu'il partage, à certains égards, avec le judaïsme et l'islam, est celle d'un Dieu qui agit, qui a un souci personnel de l'homme, d'un Dieu qui s'engage, dans une alliance, avec des hommes concrets.

Ce message parle premièrement de Dieu et de ce qu'il fait, et il ac­quiert la spécificité chrétienne pour autant que se trouve soulignée l'action de ce Dieu en faveur de l'individu singu­lier qu'est Jésus-Christ. Cette action continue de se poursuivre en faveur du groupe instauré par lui, pour prolonger et parachever l'oeuvre qu'il a entre­prise. Ce groupe, l'Eglise, fondée sur les apôtres, reconnaît l'action de Dieu, dans la mouvance de l'Esprit-Saint. Dès lors, il ne peut s'agir d'une action impersonnelle de Dieu, et le message chrétien n'est donc pas un message général sur l'amour, sur la vie, sur la liberté... Il ne manque pas de philosophies pour enseigner l'amour, le sens de la vie, la valeur de la liberté...

Le propre du langage chrétien, c'est d'être référé à Jé­sus de Naza­reth, qui a été crucifié et qui est ressuscité. En dehors de cette af­firmation de la mort et de la résurrection de Jésus-Christ, le mes­sage chrétien perd toute sa signification, toute sa por­tée. Une étude sur la vie de Jésus, en tant que personnage histori­que, dont il ne reste d'ailleurs guère de traces en dehors des écrits du Nouveau Testament, ne saurait être chrétienne ; de même, une description unilatérale de ce que pourrait être la vie de la deuxième personne de la Trinité, indépendamment de l'existence concrète de Jésus de Na­zareth, ne saurait recouvrir la spécificité chrétienne, mais tomberait ipso facto dans la pure spéculation gnostique.

Être chrétien, se reconnaître d'Eglise, c'est accentuer l'aspect de la mort et de la résurrection du Christ Jésus. Et de plus, l'accent peut être mis sur la mort elle-même de ce Jésus, cette mise à mort n'est pas insignifiante, c'est une mort qui passe par la souffrance d'être réprouvé de tous, une mort qui passe par le supplice de la croix, avec toute l'abjection de cette forme d'exécution capi­tale... La victoire du Christ sur la mort, c'est la victoire sur cette abjection, sur ce rejet de la société, sur l'infamie, sur la mé­chanceté, sur l'ignominie, sur la déréliction même et l'abandon de tous. A la limite, il serait permis de penser que la croix est la mani­festation même de ce que d'aucuns appelleraient « l'essence du christianisme ». Ce n'est pas pour rien que, lorsqu'un archéologue rencontre une croix, il lui est possible d'affirmer, avec une certitude absolue, qu'il traverse une civilisation chrétienne. Ce signe de la croix est vraisemblablement un des critères les plus spécifiques de la foi chrétienne, telle qu'elle a été reçue des apôtres et transmise par leurs successeurs.

Sur cette base du message repose la construction de l'Eglise, qui rassemble en communauté ceux qui croient au mes­sage que Jésus ap­porte. Aussi l'Eglise doit-elle être une réalisation socialement repé­rable, puisqu'elle est composée d'hommes qui ten­tent de témoigner d'une réalité qui les dépasse, qui les transcende, mais qui se mani­feste au coeur même de leur rassemblement de foi. La forme concrète de l'Eglise dépend grandement du milieu so­cioculturel dans lequel elle se trouve implantée, c'est la raison pour laquelle il a été possible de noter que les divisions dans l'Eglise se sont manifestées par le biais des conditionnements politiques.

Le christianisme a pris des formes diverses, au cours de l'histoire, et il existe désormais dans les déterminations concrètes du catholi­cisme, de l'orthodoxie et du protestantisme. A elles trois, ces ex­pressions religieuses forment le christianisme, mais il ne peut plus être pensable d'étudier le christianisme comme une entité isolable de ses déterminations. Il n'est pas possible d'étudier le christia­nisme en dehors de ses expressions historiques, sinon en mentionnant simplement les grandes lignes du message que Jésus de Nazareth a pu livrer à ceux qui sont devenus ses disciples. Ceux-ci l'ont transmis aux générations ultérieures sous la forme des Évangiles et des let­tres qu'ils ont adressées aux différentes communautés. Le message chrétien trouve son condensé dans la confession de foi du « Symbole des Apôtres » ; tous les chrétiens partagent la même foi qui est an­noncée dans ce Symbole, devenu signe de reconnaissance mutuelle.

Il faut tenir compte des déterminations socioculturelles, dans les différentes Églises, pour découvrir le christianisme ; vouloir cher­cher le christianisme ou l'essence de la foi chrétienne en dehors de toute considération historique amènerait à un syncrétisme de mau­vais aloi qui n'aurait alors plus rien à voir avec la vérité du message chrétien, lequel ne peut s'exprimer que dans la pluralité, dans la di­versité de perception du même message d'un Dieu unique qui se ré­vèle dans la Trinité, du Père du Fils et de l'Esprit-Saint.

 

 


La conception catholique de l'Eglise

 

En employant pour signifier leur rassemblement le terme du grec profane « église », les premiers chrétiens ont aussi voulu dépasser la dimension de l'assemblée populaire, pour indiquer que leur rassem­blement était celui du peuple de Dieu convoqué pour célébrer le culte divin. Le même mot désigne aussi bien une église locale que l'ensem­ble de la chrétienté, ce qui se présente comme l'Eglise universelle.

Le catholicisme souligne premièrement la visibilité de l'Eglise, visibi­lité qui repose sur le corps social qu'est l'ensemble des hommes ras­semblés par leur foi en Jésus-Christ, Sauveur. A la suite du deuxième concile oecuménique du Vatican (1962-1965), le catholicisme s'est affranchi de la hantise de la pri­mauté par rapport aux autres confes­sions chrétiennes, comme il s'est affranchi de la hantise de la pri­mauté de l'évêque de Rome sur les autres évêques. Le nombre d'Égli­ses chrétiennes historiquement apparues rend impossible la revendi­cation d'absolu par l'une d'entre elles, et particulièrement par l'Eglise catholique romaine, en ce sens qu'elle prétendrait être la seule véri­tablement universelle, mais aussi la seule voie d'accès au salut pour les hommes. L'Eglise catholique devient une des for­mes de l'uni­que Eglise de Jésus-Christ. C'est là une réforme impor­tante, voire une révolution, dans la conception du catholicisme.

La particularité d'une Eglise ne peut couvrir l'universalité de l'unique Eglise, tout au plus peut-elle signifier un caractère de visibilité, qui est une nécessité pour les croyants. Le Christ n'a pas confié son message dans un livre, où il aurait donné lui-même les instructions né­cessaires au salut. Son message, il l'a confié à des hommes, risquant alors qu'il soit mal compris par les uns, trahi par d'autres. Confié à des hommes, ce message a été codifié au cours des siècles, afin d'as­surer sa permanence dans une reconnais­sance mu­tuelle des croyants. Cette codification se trouve dans les symboles de la foi : Symbole des Apôtres et Symbole de Ni­cée-Constantinople (325-381). Ce ne sont pas d'abord des règles dogmatiques de la foi, mais plutôt des opérateurs de recon­naissance entre croyants. Il est remarquable que ces sym­boles demeurent dans les confessions chrétiennes, alors même qu'elles peuvent interpréter différemment tel ou tel énoncé. Aussi certains pour­ront-ils être surpris d'entendre, au cours d'un culte réformé, la pro­clamation de la foi : « Je crois en l'Eglise, une, sainte, catholique et apostolique », les protestants parlant alors de la catholicité de l'Eglise, dans une acception différente de l'Eglise ca­tholique, qui se spécifie immédiatement dans son rapport à Rome.

La seconde distinction du catholicisme réside dans l'importance ac­cordée à la Tradition. Sans dire que cette dernière occupe une place aussi capi­tale que la Bible, il faut convenir que l'Eglise catholique, no­tamment depuis le concile de Trente (1545-1563), reconnaît comme seconde source de la révélation les traditions dont l'histoire est remplie, comme les textes des Pères de l'Eglise ancienne et les dé­clarations des conciles. Seulement, il ne saurait être ques­tion de faire de ces traditions quelque chose de figé ou de mécani­que. Il faut les considérer comme le développement de l'événement. D'ailleurs, on peut distinguer deux formes à la conception de la tradition. Premiè­rement, la tradition apostolique est divine, en ce que les apôtres sont les organes transmetteurs de l'Es­prit qui leur fait découvrir la pro­fondeur du mes­sage. Deuxièmement, par suite de la disparition des apôtres, s'installe la tradition ecclésiastique : celle-ci est un proces­sus hu­main, bien que pas simplement humain, en ce sens que ce sont des hommes qui transmettent l'héritage du Christ et des apôtres, mais qu'ils ne le font pas indépendamment de l'action de l'Esprit-Saint. La tradition, dans le sens que peut lui don­ner le catho­licisme, vient au secours de l'Écriture pour lui donner un principe d'interpré­tation, un éclairage qui ne se trouve pas immédia­tement dans Écri­ture. Il ne s'agit pas pour la tradition de supplanter le mes­sage, mais de lui don­ner une intelligibilité adaptée à une époque de l'histoire et reconnue à travers toutes les Églises rattachées à Rome. D'ail­leurs, l'Eglise catholique pourrait se définir comme une tradition vi­vante : elle a la mission de trans­mettre ce qui a été confié aux apô­tres, il ne s'agit pas pour elle de se fixer dans une forme unique de la tradition, en ex­cluant les apports plus récents du dogme ou de la réflexion théologique.

C'est au sujet de la tradition que s'est déclenchée, après le concile Vatican II, une crise à l'intérieur de l'Eglise, le tra­ditio­nalisme cris­tallisé autour de Monseigneur Lefebvre ; à toutes les époques, et particulièrement après les conciles, des hommes ont pro­clamé leur attachement aux traditions plus anciennes et manifesté leur scepti­cisme devant les innovations. Marcel Le­feb­vre, depuis l'achèvement du concile n'a cessé de re­vendi­quer le droit de faire l'expérience de la tradition. Seulement, sa conception de la tradition, dans l'Eglise, s'arrête à une certaine épo­que : il ne voulait pas reconnaître comme faisant intégralement partie de la tradition les dernières décisions conciliaires. Il est légitime de poursuivre les règles admises autre­fois, mais la tradition de l'Eglise est une tradition vivante, elle n'est ja­mais achevée. Aussi ne convient-il pas d'exclure les déclarations les plus récentes de l'Eglise en son magis­tère.

La tradition ne peut pas s'ossifier dans des formules du passé, cer­tainement saintes et d'une vénérable antiquité, mais qui interdisent tout effort pour une adaptation aux exigences de l'évangéli­sation du monde. L'aggiornamento réclamé avec une insistance pro­phétique par Jean XXIII, ne va à l'en­contre ni de la foi ni de la tradition ; ce n'est pas une tentative dé­sordonnée, une « mise au goût du jour » de l'Évangile et du dogme. C'est une bouffée d'air pur, apportée à une Eglise qui se sclérosait et qui était déphasée par rapport au monde, enfermée dans des sché­mas hérités d'un monde socioculturel ancien : « L'Eglise, déclarait Jean XXIII, ne doit pas se replier sur elle-même, mais aller de l'avant ». Cela ne peut se faire que dans un lan­gage pouvant être compris par les hommes de l’époque contem­poraine.

L'Eglise de Rome est re­connue depuis les pre­miers siècles comme l'Eglise mère de toutes les Églises, mais ce sta­tut n'implique pas une suprématie tyrannique : être mère des Églises signifie être au ser­vice de toutes les Églises qui rassemblent l'uni­que peuple de Dieu. C'est une des redé­couver­tes du dernier concile que d'avoir restauré cet aspect de ser­vice dans le catholi­cisme, oubliant la tentation de suprématie absolue, qui avait été le fait des générations antérieures.

Selon la tradition, le pape, évêque de Rome, jouit d'une si­tuation par­ticulière ; si la succession apostolique est la permanence du service confié aux apô­tres, un service a été réservé à Pierre, qui a terminé sa vie, par le martyre, à Rome. Les écrits du Nouveau Testa­ment souli­gnent une certaine primauté de Pierre, dans le collège des apôtres. Un changement de nom est même lié à la voca­tion de Pierre : Simon, le pêcheur, sera appelé Pierre, en araméen Cé­phas, c'est-à-dire Roc. Ce nom est resté, surclas­sant celui de Simon ; dans la mentalité sémi­tique, le chan­gement de nom marque un changement de personnalité ; en donnant à Simon, dont le caractère était spontané, impétueux, le nom de Pierre, Jésus lui crée une per­sonnalité nouvelle, à lui qui était si peu, par na­ture, un roc. La tradi­tion fait appel à un texte évan­géli­que pour justifier la pri­mauté de Pierre : dans l'évangile se­lon Mat­thieu, Pierre reçoit une promesse de Jésus : « Et moi, je te le dé­clare : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise… Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux ; tout ce que tu lieras sur la terre sera lié aux cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié aux cieux. (Mt. 16, 18-19). La question importante est de savoir si cette pro­messe vise seule­ment Pierre ou si elle vise également ses succes­seurs. Pierre ne sem­ble pas avoir emporté dans la tombe ses privilè­ges, car l'Eglise aurait res­senti sa mort comme un événe­ment capital, alors que sa mort ne semble pas avoir marqué un chan­gement de structure dans la vie de l'Eglise. Bien que la plupart des écrits néo­testamentaires aient été rédigés après sa mort, aucun n'en fait men­tion. Aussi les catholiques pen­sent-ils que la promesse de Jésus à Pierre a une valeur et une portée pour toute l'histoire de l'Eglise.

Ce serait faire un ana­chro­nisme que de chercher dans l’Écriture une jus­tification à la com­préhension actuelle de la primauté de l'évê­que de Rome. Bien que contestée encore par de nombreux chrétiens, la pa­pauté, en tant qu'elle manifeste la succession de Pierre, occupe une place privilégiée dans la conception que les catho­liques romains se font de l'Eglise. La tradi­tion affirme que Pierre est venu à Rome et que c'est sur sa tombe qu'a été édifiée la basilique Saint-Pierre. Les fouilles, entreprises sous Pie XII, au cours de la seconde guerre mondiale, ont confirmé que Pierre a subi le martyre sous la persécu­tion de Néron, aux alen­tours de l'an­née 67 et qu'il a été enseveli à proximité du lieu de son supplice, sur la colline du Vatican. Et, le 26 juin 1968, Paul VI affir­mait : « Les reliques de saint Pierre ont été identifiées d'une façon que nous pouvons considérer comme convain­cante ». La présence de nombreuses tombes, tassées autour d'une même tombe, permet de penser que les chrétiens de Rome voulaient rece­voir leur sépulture dans la proximité de celui qui avait été leur premier pasteur. La construction d'une ba­silique, sous Constan­tin, confirme l’hypo­thèse de la présence du tombeau de Pierre. La na­ture et la position de ce terrain où fut édifiée la basilique apparaissent comme un choix contraire au bon sens, ce qui mar­que l'importance que les communautés ro­maines ont accordée à ce lieu.

En dehors de Rome, les Églises catholiques ont reconnu que le privi­lège confié à Pierre s'était transmis à ses successeurs ; mais, dès les premiers siècles, les Églises d'Afrique et d'Orient ne donnaient pas le même sens ; l'autorité de Rome n'était pas considérée comme iso­lée de l'autorité des autres sièges apos­toliques. Le dogme de la pri­mauté de l'Eglise romaine a été affirmé par le deuxième concile de Lyon, où l'Eglise d'Orient ne fut pas vérita­blement représentée : « La sainte Eglise romaine possède aussi la primauté et autorité sou­ve­raine et entière sur l'ensemble de l'Eglise catholique. Elle recon­naît sincèrement et humblement l'avoir reçue, avec la plénitude du pou­voir, du Seigneur lui-même, en la per­sonne du bienheureux Pierre... A elle sont soumises toutes les Églises dont les pré­lats lui rendent obéissance et révérence » (6 juillet 1274). Le concile de Flo­rence, où l'Eglise grecque participa active­ment, dé­finit, par un dé­cret la primauté du pape sur toute l'Eglise et l'ordre des sièges pa­triarcaux : « Nous définissons aussi que le Saint-Siège apostolique et le pontife romain possèdent la primauté sur toute la terre ; que ce pontife ro­main est le successeur du bien­heureux Pierre... En outre, nous déclarons de nou­veau l'ordre des au­tres vénéra­bles patriarches, transmis dans les ca­nons : le patriarche de Constan­tinople est le deuxième après le très saint pontife romain, celui d'Alexandrie le troisième, celui d'Antio­che le quatrième, celui de Jé­rusalem le cin­quième, tous leurs privilè­ges et droits étant évi­dem­ment saufs » (6 juillet 1439).

Le premier concile du Vatican définit, en des termes comparables, l'institution de la primauté apostolique du siège romain : « Nous en­seignons donc et déclarons, suivant les témoignages de Évan­gile que la primauté de juridiction sur toute l'Eglise de Dieu a été promise et donnée immédiatement et directe­ment au bienheureux apôtre Pierre par le Christ notre Seigneur… C'est pourquoi, nous attachant fidèle­ment à la tradition reçue dès l'origine de la foi chrétienne… nous en­sei­gnons et définissons comme un dogme révélé de Dieu : le pontife ro­main, lorsqu'il parle ex cathedra, c'est-à-dire lorsque remplissant sa charge de pasteur et de docteur de tous les chrétiens,… jouit… de cette in­faillibilité dont le divin rédempteur a voulu que fut pourvue son Eglise lorsqu'elle définit la doctrine sur la foi et les mœurs » (18 juillet 1870). En fait, les papes n’ont guère utilisé cette sorte de pri­vilège. La seule occasion où un pape a fait usage de l’infaillibilité fut la définition so­lennelle du dogme de l’Assomption de la Vierge Marie, par Pie XII, en 1950. II ne le fit d’ailleurs pas sans avoir consulté tous les évêques et obtenu leur adhésion quasi unanime. Signe que l’assistance divine qui garantit l’exercice de l’enseignement pontifical ne place pas le pape au-dessus de l’Eglise : c’est au nom de toute l’Eglise qu’il parle, dans la solidarité avec les autres évêques.

La lumière portée sur le pape et son infaillibilité a mis les évêques quelque peu dans l'ombre. A la fin du dix-neuvième siècle, et pendant près d'un siècle, les évêques n'avaient guère leur mot à dire sur la marche des affaires de l'Eglise. D'ailleurs, juste après Vatican I, le schisme des «  Vieux catholiques » a mis en re­lief le fait que les évê­ques n'avaient qu'un rôle très limité, en face du pouvoir presque in­conditionnel du pape. Vatican II allait rétablir la si­tuation : les évê­ques forment autour du pape et avec lui un groupe solidaire dans l'administration et la charge pastorale.

La grande innovation de Vatican II a été le renversement de pers­pective dans la compréhension de l'Eglise. Jusqu'à ce Concile, l'Eglise était considérée comme une pyramide : le pape au sommet, puis les évêques soumis au pape, puis les prêtres soumis à leur évê­que, et en­fin les fidèles qui devaient être soumis à tous. Le deuxième concile du Vatican a remis l'Eglise sur ses pieds : l'Eglise est d'abord une insti­tution de service, le pape n'étant que le premier des serviteurs de Dieu. Ce qui compte, c'est la dimension de peuple de Dieu. Elle n'est pas sim­plement constituée par le pape, les évêques et les curés... Elle est une communion des baptisés, et la hié­rarchie est au service de tout le peuple de Dieu, et non pas l'inverse.

« Un pape, pour quoi faire ? ». Cette question peut paraître incongrue aux catholiques fervents mais elle se pose sérieusement dans les mentalités. Le nom de « pape » dérive de « papa » (titre d’honneur si­gnifiant : père) ; ce titre était donné, jusqu’au septième siècle, à tous les évêques, même si, à partir du sixième siècle, il tendait à être ré­servé spécialement à l’évêque de Rome, qui est aussi alors dé­signé sous les noms de « vicaire du Christ » et de « souverain pon­tife ». Le terme de « papauté » apparaît à la fin du onzième siècle, en même temps que l’usage du terme « curie » pour désigner l’administration centrale et romaine de l’Eglise catholique.

Il est bon de rappeler que ce ne sont pas les apôtres qui ont choisi Pierre pour être leur chef et le successeur du Christ : c’est Jésus lui-même qui a institué Pierre comme la pierre sur laquelle il pourrait édifier son Eglise. On ne connaît pas les noms des succes­seurs immé­diats de Pierre, bien que la tradition ait suppléé à la ca­rence des do­cuments authentiques pour éta­blir la suc­cession aposto­lique de Rome : il n’est donc pas possible de savoir comment le suc­cesseur de Pierre a pu être choisi... En ce do­maine, l’Eglise a aussi tâ­tonné au cours des siècles pour parvenir au mode de désignation ac­tuel.

Aux premiers siècles, l’élection de l’évêque de Rome se déroulait de la même manière que le choix des autres évêques, par le suffrage du peuple rassemblé autour de ses prêtres. Un tel mode de dé­signation ne devait pas tarder à dégénérer, puisque les chré­tiens supportaient un candidat et n’hésitaient pas à en venir aux mains pour imposer leur choix devant ceux qui en suppor­taient un autre. Il fallut même que l’administration impériale intervienne dans une élection, si bien que l’empereur ne résistait pas à la tentation d’imposer son candidat. Cer­tains papes demandèrent l’appui des empereurs ou des rois chrétiens pour veiller à l’élection de leur successeur. La pa­pauté n’allait pas tarder à tomber entre les mains des grandes famil­les de l’époque... Une réforme s’imposait : en 1059, Nicolas II promulguait une loi nou­velle, réser­vant aux seuls cardinaux le pouvoir d’élire le pape. L’élection des pa­pes ne de­vait plus être l’affaire des laïcs. Malgré les réformes relati­ves à la modalité du scrutin depuis cette décision, le principe du monopole des cardinaux n’a jamais été modifié, bien que certains pères conciliaires, à Vati­can II, l’aient trouvé anachronique et au­raient préféré une désignation du pape par les représentants du col­lège épiscopal ; Paul VI, d’abord favorable à une telle proposition a finalement préféré ne pas dénaturer l’élection tradi­tionnelle, arguant du fait que Pierre n’avait pas été choisi par les apô­tres, mais par le Christ, et qu’un tel mode de désignation n’aurait fait que copier les scrutins humains, faisant du pape le délégué de ses pairs. En droit, l’évêque de Rome est élu par le clergé romain, représenté par les car­dinaux : la majorité des deux tiers est requise pour que l’élection soit validée. Mais il fallut attendre Pie X, en janvier 1904, pour que le droit de veto accordé aux puissances civiles soit aboli. Les élections se font dans le secret du conclave, terme qui signifie : « sous clé ». Cette forme d’élection remonte à 1271 : dix-sept cardinaux ne parve­naient pas à s’entendre pour élire un nouveau pape. Devant la longueur des délibérations, le peuple mit ces cardinaux au pain et à l’eau, pour leur apprendre un peu de sagesse : cette méthode, qui forçait quel­que peu la main des cardi­naux, fut approuvée par le nouvel élu, Gré­goire X, qui l’érigea en règle pour l’avenir.

Quand les cardinaux se rassemblent pour élire un succes­seur au trône de Pierre, ils sont isolés du monde exté­rieur ... Tous les accès aux locaux où ils sont enfermés sont scellés... et les locaux eux-mê­mes sont jugés inconfortables par les cardinaux, si bien que la tradi­tion inaugurée à Viterbe demeure vivante. L’élu n’est pas nécessaire­ment un Italien, bien que, souvent, dans le cours de l’histoire, ce soit des Italiens qui ont eu le plus fréquem­ment accès au trône de Pierre. Sur les 265 papes jusqu’à Jean-Paul II inclus, 211 furent Ita­liens, dont 98 Romains, 2 sont d’origine inconnue et 52 furent étran­gers à l’Italie, à commencer par Pierre, qui était Palestinien. Tout ca­tholi­que, de sexe masculin, est éligible : et il est arrivé que des laïcs, tels que Benoît VIII ou Jean XIX aient été élus; dans le cas où l’élu se­rait laïc ou simple prêtre, il devrait se faire ordonner évêque avant un délai de trois mois pour accéder à la charge pontificale.

Lorsque la majorité est acquise, le cardinal doyen ou ca­merlingue de l’Eglise, qui assure l’intérim entre deux pontificats, demande au nou­vel élu s’il accepte son élection : « Ac­ceptez-vous votre élection, faite selon les règles canoniques, au sou­verain pontificat ? » L’élu qui accepte est immédiatement considéré comme le pape, et sa juridic­tion s’étend, à l’instant tous les catholiques : chaque cardinal vient faire obédience au nouvel élu qui choisit le nom par le­quel il veut être appelé. Après cette obédience, le nom du nouveau pape est annoncé aux fidèles assemblés sur la place Saint-Pierre et au monde entier, par l’intermédiaire de la télévision : le pape donne alors sa première bénédiction « urbi et orbi », à la ville de Rome et au monde.

Pendant près d’un millénaire, jusqu’à Paul VI, le nouveau pon­tificat était marqué par le rite du couronnement : le pape était couronné d’une tiare à triple couronne, signifiant qu’il était le père des princes et des rois, le guide visible du monde et le vicaire du Christ dans l’ensemble de l’Eglise : la papauté était considérée comme un pouvoir temporel qui pouvait s’exercer en tous les domai­nes. Paul VI recom­manda de renoncer à cette pratique ana­chronique. Jean-Paul I et Jean-Paul II ont poursuivi cette évolution, en abolissant la cérémonie du couronnement par une intronisation li­turgique, avec la remise du « pallium », bande de laine blanche marquée de croix noires, dont la signification est la juridiction archi­épiscopale. Au lendemain de cette célébration, purement liturgique, le nouveau pape prend officielle­ment possession de son diocèse de Rome, en visitant la cathédrale romaine de saint Jean de Latran, en présence du clergé et des fidè­les de la cité romaine, réunie dans leur église-cathédrale.

 

Ordre      Année            Nom & Origine

 

   1                33            Pierre (st) Galiléen

   2                67            Lin (st)

   3                76            Clet (st) Romain

   4                88            Clément I (st) Romain

   5                97            Evariste (st) Grec

   6              105            Alexandre I Romain

   7              115            Sixte I (st) Romain

   8              125            Télesphore (st) Grec

   9              136            Hygin (st) Grec

 10              140            Pie I (st) Italien

 11              155            Anicet (st) Syrien

 12              166            Soter (st) Campanien

 13              175            Eleuthère (st) Grec

 14              189            Victor I (st) Africain

 15              199            Zéphyrin (st) Romain

 16              217            Calixte I (st) Romain

 17              222            Urbain I (st) Romain

                   217-235    Hippolyte (st), antipape Romain

 18              230            Pontien (st) Romain

 19              235            Anthère (st) Grec

 20              236            Fabien (st) Romain

 21              251            Corneille (st) Romain

                   251            Novatien, antipape

 22              253            Lucius I (st) Romain

 23              254            Etienne I (st) Romain

 24              257            Sixte II (st) Grec

 25              259            Denys (st)

 26              269            Félix I (st) Romain

 27              275            Eutychien (st)

 28              263            Caïus (st) Dalmate

 29              296            Marcelin (st) Romain

 30              308            Marcel I (st) Romain

 31              309            Eusèbe (st) Grec

 32              311            Miltiade (st) Africain

 33              314            Sylvestre I (st) Romain

 34              336            Marc (st) Romain

 35              337            Jules I (st) Romain

 36              352            Libère (st) Romain

                   355-365    Félix II, antipape

 37              366            Damase I (st) Espagnol

                   366-367    Ursinus, antipape

 38              384            Sirice (st) Romain

 39              399            Anastase I (st) Romain

 40              401            Innocent I (st) Albanais

 41              417            Zosime (st) Grec

 42              418            Boniface I (st) Romain

                   418-419    Eulalius, antipape

 43              422            Célestin I (st) Campanien

 44              432            Sixte III (st) Italien

 45              440            Léon I le grand (st) Italien

 46              461            Hilaire (st) Sarde

 47              468            Simplice (st) Italien

 48              483            Félix III (st) Romain

 49              492            Gélase I (st) Africain

 50              496            Anastase II Romain

 51              498            Symmaque (st) Sarde

                   498-505    Laurent, antipape

 52              514            Hormisdas (st) Italien

 53              523            Jean I (st) Italien

 54              526            Félix IV (st) Italien

 55              530            Boniface II Romain

                   530            Dioscore, antipape

 56              533            Jean II Romain

 57              535            Agapet I (st) Romain

 58              536            Silvère Italien

 59              537            Vigile Romain

 60              556            Pélage I Romain

 61              561            Jean III Italien

 62              575            Benoît I Romain

 63              579            Pélage II Romain

 64              590            Grégoire I le Grand Romain

 65              604            Sabinien Italien

 66              607            Boniface III Romain

 67              608            Boniface IV (st) Italien

 68              615            Dieudonné I (st) Romain

 69              619            Boniface V Italien

 70              625            Honorius I Campanien

 71              640            Séverin Romain

 72              640            Jean IV Dalmate

 73              642            Théodore I Grec

 74              649            Martin I (st) Italien

 75              654            Eugène I (st) Romain

 76              657            Vitalien (st) Italien

 77              672            Adéodat Romain

 78              676            Donus Romain

 79              678            Agathon (st) Italien

 80              682            Léon II (st) Italien

 81              684            Benoît II (st) Romain

 82              685            Jean V Syrien

 83              686            Conon Italien

                   687            Théodore et Pascal, antipapes

 84              687            Serge I (st) Syrien

 85              701            Jean VI Grec

 86              705            Jean VII Grec

 87              708            Sisinnius Syrien

 88              708            Constantin Syrien

 89              715            Grégoire II (st) Romain

 90              731            Grégoire III (st) Syrien

 91              741            Zacharie (st) Grec

 92              752            Etienne Italien

          celui-ci, étant mort avant sa consécration qui marquait le début du pontificat officiel, n’est pas enregistré dans la suite des papes.

 93              752            Etienne II Romain

 94              757            Paul I (st) Romain

                   767-769     Constantin, antipape

                   768            Philippe, antipape

 95              768            Etienne III (st) Italien

 96              772            Adrien I Romain

 97              795            Léon III (st) Romain

 98              816            Etienne IV Romain

 99              817            Pascal I (st) Romain

100             824            Eugène II Romain

101             827            Valentin Romain

102             827            Grégoire IV Romain

                   844            Jean, antipape

103             844            Serge II Romain

104             847            Léon I V (st) Romain

105             855            Benoît III Romain

                   855            Anastase, antipape

106             858            Nicolas I (st) Romain

107             867            Adrien II Romain

108             872            Jean VIII Romain

109             882            Marin I Italien

110             884            Adrien III (st) Romain

111             885            Etienne V Romain

112             891            Formose Italien

113             896            Boniface VI Italien

114             896            Etienne VI Romain

115             897            Romain Italien

116             897            Théodore II Romain

117             898            Jean IX Italien

118             900            Benoît IV Romain

119             903            Léon V Italien

                   903-904    Christophore, antipape

120             904            Serge III Romain

121             911            Anastase III Romain

122             913            Landon Italien

123             914            Jean X Italien

124             928            Léon VI Italien

125             928            Etienne VII Romain

126             931            Jean XI Romain

127             936            Léon VII Romain

128             939            Etienne VIII Romain

129             942            Marin II Romain

130             946            Agapet II Italien

131             955            Jean XII Romain

132             963            Léon VIII laïc Romain

133             964            Benoît V Romain

134             965            Jean XIII Romain

135             973            Benoît VI Romain

                   974            Boniface VII, antipape

136             974            Benoît VII Romain

137             983            Jean XIV Italien

                  984              Boniface VII, de nouveau, antipape

138             985            Jean XV Romain

139             996            Grégoire V Saxon

                   997            Jean XVI, antipape

140             999            Sylvestre II Français

141           1003            Jean XVII Romain

142           1004            Jean XVIII Romain

143           1009            Serge IV Romain

144           1012            Benoît VIII Italien

                 1012            Grégoire, antipape

145           1024            Jean XIX laïc Italien

146           1032            Benoît IX Italien

                 célèbre pour ses dérèglements, il sera déposé

147           1045            Sylvestre III Romain

148           1045            Benoît IX, de nouveau déposé

149           1045            Grégoire VI Romain

150           1046            Clément II Saxon

151           1047            Benoît IX, pour la troisième fois

152           1048            Damase II Bavarois

153           1049            Léon IX (st) Français

154           1055            Victor II Allemand

155           1057            Etienne IX Français

                 1058            Benoît X, antipape

156           1059            Nicolas II Français

157           1061            Alexandre III Italien

                 1061-1072   Honorius II, antipape

158           1073            Grégoire VII (st) Italien

                 1080-1100   Clément III, antipape

159           1086            Victor III Italien

160           1088            Urbain II Français

161           1099            Pascal II Italien

                 1100            Théodoric, antipape

                 1102            Albert, antipape

                 1105-1111   Sylvestre IV, antipape

162           1118            Gélase II Italien

                 1118-1121   Grégoire VIII, antipape

163           1119            Calixte II Français

164           1124            Honorius II Italien

                 1124           Célestin II Romain

165           1130            Innocent II Italien

                 1130-1138   Anaclet II, antipape

                 1138            Victor IV, Grégoire, antipapes

166           1143            Célestin II Italien

167           1144            Lucius II Italien

168           1145            Eugène III Italien

169           1153            Anastase IV Romain

170           1154            Adrien IV Anglais

171           1159            Alexandre III Italien

                 1159-1164   Victor IV, antipape

                 1164-1168   Pascal III, antipape

                 1168-1178   Calixte III, antipape

                 1179-1180   Innocent III, antipape

172           1181            Lucius III Italien

173           1185            Urbain III Italien

174           1187            Grégoire VIII Italien

175           1187            Clément III Romain

176           1191            Célestin III Romain

177           1198            Innocent III Romain

178           1216            Honorius III Romain

179           1227            Grégoire IX Italien

180           1241            Célestin IV Italien

181           1243            Innocent IV Italien

182           1254            Alexandre IV Italien

183           1261            Urbain IV Français

184           1265            Clément IV Français

185           1271            Grégoire X Italien

186           1276            Innocent V Italien

187           1276            Adrien V Italien

188           1276            Jean XXI Portugais

189           1277            Nicolas III Romain

190           1281            Martin IV Français

191           1285            Honorius IV Romain

192           1288            Nicolas IV Italien

193           1294            Célestin V (st) Italien

194           1294            Boniface VII Italien

195           1303            Benoît XI Italien

196           1305            Clément V Français

197           1316            Jean XXII Français

                 1328-1330   Nicolas V, antipape

198           1334            Benoît XII Français

199           1342            Clément VI Français

200           1352            Innocent VI Français

201           1362            Urbain V Français

202           1370            Grégoire XI Français

203           1378            Urbain VI Italien

204           1389            Boniface IX Italien

205           1404            Innocent VII Italien

206           1406            Grégoire XII Italien

                 1378-1394   Clément VII, antipape

                 1394-1423   Benoît XIII, antipape

                 1409-1410   Alexandre V, antipape

                 1410-1415   Jean XXIII, antipape

207           1417            Martin V Romain

208           1431            Eugène IV Italien

                 1439-1449   Félix V, antipape

209           1447            Nicolas V Italien

210           1455            Calixte III Espagnol

211           1458            Pie II Italien

212           1464            Paul II Italien

213           1471            Sixte IV Italien

214           1484            Innocent VIII Italien

215           1492            Alexandre VI Espagnol

216           1503            Pie III Italien

217           1503            Jules II Italien

218           1513            Léon X Italien

219           1522            Adrien VI Hollandais

220           1523            Clément VII Italien

221           1534            Paul III Romain

222           1550            Jules III Romain

223           1555            Marcel II Italien

224           1555            Paul IV Italien

225           1559            Pie IV Italien

226           1566            Pie V (st) Italien

227           1572            Grégoire XIII Italien

228           1585            Sixte-Quint Italien

229           1590            Urbain VII Romain

230           1590            Grégoire XIV Italien

231           1591            Innocent IX Italien

232           1592            Clément VIII Italien

233           1605            Léon XI Italien

234           1605            Paul V Romain

235           1621            Grégoire V Italien

236           1623            Urbain VIII Romain

237           1644            Innocent X Romain

238           1655            Alexandre VII Italien

239           1667            Clément IX Italien

240           1670            Clément X Romain

241           1676            Innocent XI Italien

242           1689            Alexandre XIII Italien

243           1691            Innocent XII Italien

244           1700            Clément XI Italien

245           1721            Innocent XIII Romain

246           1724            Benoît XIII Italien

247           1730            Clément XII Italien

248           1740            Benoît XIV Italien

249           1758            Clément XIII Italien

250           1769            Clément XIV Italien

251           1775            Pie VI Italien

252           1800            Pie VII Italien

253           1823            Léon XII Italien

254           1829            Pie VIII Italien

255           1831            Grégoire XVI Italien

256           1846            Pie IX Italien (bx)

257           1878            Léon XIII Italien

258           1903            Pie X (st) Italien

259           1914            Benoît XV Italien

260           1922            Pie XI Italien

261           1939            Pie XII Romain

262           1958            Jean XXIII Italien (bx)

263           1963            Paul VI Italien

264           1978            Jean-Paul I Italien

265           1978            Jean-Paul II Polonais

 

 

Jusqu’à une époque récente, les cardinaux étaient consi­dérés comme des « princes de l’Eglise », et les souverains du monde les appelaient par­fois leurs « cousins ». Depuis Paul VI, ils ont perdu leur prestige mondain. C’est à Rome, dans les premiers siècles que la fonction car­dinalice a pris naissance. Le titre de « cardinal » était alors attribué aux prêtres ou diacres, chargés de conseiller un évêque dans l’administration d’une église locale importante. Plus tard, vers le hui­tième siècle, les évê­ques des diocèses voisins de Rome, appelés « dio­cèses suburbicai­res », reçurent le titre cardinalice. Plus tard encore, ce titre fut attribué à des évêques ou à des prélats, qui aidaient le pape dans son gouvernement : pour ce faire, ils quittaient leur dio­cèse pour travailler à l’administration centrale de l’Eglise. Le pape Sixte-Quint établit, en 1586, une législation à propos des cardinaux : il les établissait comme les séna­teurs de l’ancienne Rome, il prenait également exemple sur le conseil des vieillards qui aidaient Moïse, au temps de l’exode. Pour cette rai­son, il fixa à soixante-dix leur nom­bre. Mais, dans le même temps, ces cardinaux devenaient de vérita­bles princes, qui n’avaient plus grand-chose à voir avec la charge des clercs : que l’on songe au cardinal Mazarin... Le cardinalat ne gar­dait pratiquement aucun lien avec l’idéal de la pauvreté évangélique. Une réforme deve­nait nécessaire : elle s’est faite par étapes. D’abord Pie XII entreprit d’enlever à l’Italie le privilège presque exclusif du car­dinalat. Son successeur, Jean XXIII, décidait de ne plus limiter le Sacré-Collège au nombre de soixante-dix ; sous son pontificat, le collège des cardi­naux devait atteindre quatre-vingt dix membres, tous évê­ques. Mais c’est Paul VI qui entreprit la plus grande réforme du Sa­cré-Collège. En février 1965, il y admet des patriarches orien­taux ; en juin 1967, le Collège regroupe cent dix-huit membres ; en novem­bre 1970, il fixe la limite d’âge des car­dinaux électeurs du pape à quatre-vingts ans ; en mars 1973, il élar­gissait la possibilité de par­ticiper au conclave et donc d’élire son suc­cesseur à des évêques et des patriar­ches qui n’étaient pas membres du Collège cardinalice.

Le Vatican n'est pas un Etat comme les autres, en raison de sa taille : quarante-quatre hectares à peine. Pourtant, il reste un Etat, même s'il est le plus petit du monde, il est reconnu par les nations, alors que, géographiquement, il ne représente qu'un quartier de la ville de Rome. C'est un Etat symbolique, si l'on considère sa superficie ou sa puissance mili­taire, mais c'est un Etat écouté dans le concert des na­tions, en raison de la personnalité morale de son chef et de l'autorité spirituelle qui lui est reconnue par plus de sept cents millions de fi­dèles. Le Vatican est représenté auprès des différentes nations par des nonces ou des délégués apostoliques, chargés d’entretenir des relations officielles avec les gouvernements des pays dans lesquels ils sont en mission. Le « Saint-Siège », autre nom donné à l'Etat du Va­tican, dispose d'observateurs auprès des instances internationales, comme l'Organisation des Nations Unies ou le Conseil de l'Europe...

Le Vatican compte à peine qu'un millier d'habitants, dont la moitié seulement jouissent de la citoyenneté ; il s'agit de cardinaux, de prê­tres, de diplomates et des gardes suisses qui assurent la police et l'armée de cet Etat. Le Vatican émet sa propre monnaie, en euros. Le chef de cet Etat n'est autre que le pape, la forme de son gouverne­ment est celle d'une monarchie élective à vie. Le pape dispose de tous les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire : il existe au Vati­can un tribunal de première instance, une cour d'appel et une cour de cassation qui exercent leurs fonctions au nom du pape. Enfin, depuis 1954, cet Etat est placé sous la protection de la Convention de La Haye, en cas de conflit armé, d'autant plus que les corps militaires n'existent plus - mise à part la garde suisse - depuis 1970.

Le gouvernement du pape repose sur la Curie, qui regroupe des orga­nismes dont les institutions remontent à plusieurs siècles.

La Secrétairerie d'Etat occupe une place importante, elle fait penser au cabinet privé d'un chef d'Etat. Le cardinal secrétaire d'Etat est le premier collabora­teur du pape, il est chargé des relations du Saint-Siège avec les gouvernements avec lesquels le Vatican entretient des relations diplomati­ques.

Les congrégations sont des commissions stables qui, sous la direction d'un cardi­nal, sont chargées d'étudier les affaires de l'Eglise, dans leur diversité.

La congrégation pour la doctrine de la foi a pris le relais de la congrégation de l'Inquisition, instituée en 1542 pour lutter contre les hérésies qui menaçaient l'Eglise à la Renaissance, devenue le Saint-Office, elle est chargée d'examiner les questions relatives à la foi et à la morale.

La congrégation pour les Eglises orientales est chargée des questions relatives aux chrétiens d’Orient, soit environ onze millions de fi­dèles, dont près de la moi­tié sont persécutés par les autorités civiles de leur pays respectif.

La congrégation pour les évêques est chargée de tout ce qui peut concerner les trois mille sept cents évêques, répartis en deux mille trois cent quatre-vingts diocèses, à l'exception de ceux qui sont soumis à la juridiction de la congrégation pour les Eglises orientales ; c'est cette congrégation qui est chargée de la créa­tion de nouveaux diocèses ou de la désignation des nouveaux évêques, en négo­ciant ses décisions avec les pouvoirs civils.

La congrégation pour les sacrements et le culte est chargée de la discipline en matière de sacrements, en particulier des conditions de validité du mariage ou des ordinations sacerdotales.

La congrégation pour les causes des saints est chargée de l'examen des diffé­rentes causes des serviteurs de Dieu, dont elle entreprend le procès canonique, fondé sur l'examen de leurs écrits ou de leurs enseignements, de leurs vertus ou des miracles qu'ils ont pu accomplir, après leur mort, en réponse à leur invocation par des fidèles ; après le procès canonique, un rapport est adressé au pape qui procède lui-même à la canonisation solennelle de tel ou tel serviteur de Dieu.

La congrégation pour le clergé s'occupe de la vie et du ministère des deux cent soixante mille prêtres séculiers répartis dans le monde, elle est également char­gée de ce qui peut concerner la vie matérielle des prêtres et l'administration des biens temporels de l'Eglise universelle.

La congrégation pour les religieux et les instituts séculiers a une juridiction to­tale sur tous les religieux, qu'ils soient ou ne soient pas prêtres, et sur toutes les religieuses de rite latin : elle est chargée de promouvoir le renouveau de la vie religieuse dans le monde présent.

La congrégation pour l'éducation catholique est subdivisée en plusieurs bureaux pour régler les affaires qui concernent l'éducation chrétienne, comme la forma­tion des prêtres, les universités et instituts d'enseignement supérieur catholi­que, les écoles non universitaires quel que soit le niveau de l'enseignement qui y est dispensé ; sa juridiction ne s'étend pas cependant aux affaires orientales, qui sont soumises à la congrégation pour les Eglises orientales.

La congrégation pour l’évangélisation des peuples exerce sa juridiction sur tous les pays considérés comme « pays de mission » : tout en respectant le souci pre­mier de l'évangélisation de ces peuples, elle est chargée de veiller, avec une par­ticulière attention, à la promotion du clergé autochtone, sont elle doit susciter la vocation et veiller à l'expansion, par respect pour les Eglises locales.

Ces congrégations, appelées également « dicastères », sont animées d'un souci de service de l'Eglise. Le gouvernement de l'Eglise repose aussi sur différents secrétariats.

Jean XXIII a ouvert la voie à un nouveau type de dialogue en­tre la papauté et l'Eglise. En annonçant l'ouverture du Concile Vatican II, il créa le Secrétariat pour l'unité des chrétiens afin d'établir des rela­tions nouvelles et fraternelles avec les chrétiens qui ne sont pas de confession catholique.

Paul VI créa un Secrétariat pour les non-chrétiens chargé de nouer des relations avec les croyants qui n'appartiennent pas au christianisme, pour permet­tre aux chrétiens de les connaître et de les estimer et pour que les non-chrétiens puis­sent connaître et apprécier la foi chrétienne dans toutes ses dimensions.

Après avoir renoué les contacts avec les non-catholiques, et ouvert le dialogue avec les non-chrétiens, Paul VI souhaita ouvrir le dialogue avec les incroyants : le Secrétariat pour les non-croyants trouvait là son acte de naissance ; sa mission est d'étudier le phénomène de l'athéisme et d'entreprendre des relations avec (et non pas contre) les incroyants, en s'appuyant sur les Eglises locales, af­fron­tées directement au phénomène de l'incroyance.

Le Conseil pontifical pour les laïcs est créé pour le service et la promotion de l'apostolat des laïcs chrétiens, qui peuvent jouer un rôle important dans la mis­sion évangélisatrice de l'Eglise dans les différentes communautés au sein des­quelles ils vivent chaque jour.

La Commission pontificale « Justice et paix » veut favoriser partout dans le monde la justice ; elle se doit de veiller à la promotion et à l'essor des nations pauvres et d'inciter les nations à vivre dans la justice sociale, en travaillant au développement des peuples et en faisant respecter les droits de l'homme.

L’organisme « Cor unum » est à lui seul tout un programme : il lui revient d'appor­ter les secours d'urgence aux victimes des catastrophes et de travailler au dé­veloppement des peuples.

Le tribunal de la signature apostolique veille à la parfaite administration de la justice dans toute l'Eglise et à la régularisation des concordats qui peuvent être conclus entre les nations et le Saint-Siège ; il étend sa compétence sur les dif­férents contentieux qui peuvent naître des actes de l'administration ecclésiasti­que.

La rote romaine est une véritable cour d'appel qui examine les causes déjà ju­gées par les tribunaux ecclésiastiques ordinaires, en particulier les causes de nullité de mariage, celles qui font qu'un mariage sacramentel n'a pas réuni toutes les conditions nécessaires à sa validité.

La pénitencerie apostolique est chargée d'assurer toujours la paix des conscien­ces, même en cas de vacance du siège apostolique : elle peut examiner les affai­res de conscience, même celles qui ne relèvent pas directement du sacrement de la réconciliation.

Ces organismes du gouvernement de l'Eglise doivent avoir pour règle de conduite de toujours remplir leur service quali­fié, de manière pro­fitable aux différents épisco­pats du monde, dans leur ministère au­près des hommes qu'ils ren­contrent.

Appelée à travailler à l'évangélisation, l'Eglise est aussi une institu­tion humaine ; dans ce monde, la puissance de l'argent est souvent souveraine. Si le Christ n'avait pas une pierre où re­poser la tête, il semble que ce ne soit pas le cas de l'Eglise ; beau­coup pen­sent que le Vatican est une puissance financière. La richesse de l'Eglise apparaît comme un mythe : le Vatican n'est qu'un petit Etat parmi les puissan­ces mondiales, mais cet Etat a hérité de l'histoire des biens immobi­liers et des ri­chesses enfermées dans ses mu­sées. Ces ri­chesses sont sans prix mais il est impossible de les monnayer, elles font partie du patrimoine, et leur entretien est oné­reux. D'autre part, il semble que l'argent afflue, du monde entier vers le Vatican ; mais cet argent est immédiatement mis au service de l'Eglise universelle. Une partie est destinée à subve­nir aux besoins les plus urgents des jeunes Eglises, fondées dans les pays en voie de développement et qui ne peuvent survivre que par les allocations du Vatican... Une autre partie de cet argent sert à subvenir à la mar­che des services centraux de l'Eglise... Le budget de l'Eglise est déficitaire.

En France, la réputation de l'Eglise d'être riche est aussi illusoire. Certes, l'Eglise de France dispose de biens immobiliers : évêchés, séminaires, presbytères, couvents... tout un étalage de biens qui semblent être importants. Depuis la sé­paration de l'Eglise et de l'Etat, la plupart des églises et des presby­tères sont la propriété des communes. Les autres établissements, affectés aux besoins de l'ad­ministration ou de l'évangélisation, ne sont pas rentables : en France, l'Eglise est loin d'être riche, une bonne partie du clergé n'a que le minimum pour vivre. Malgré cela, l'Eglise de France demeure géné­reuse, avec le souci de partager avec les jeunes Eglises.

Selon la conception catholique, le diocèse constitue la communauté de base. Le diocèse regroupe, sur un terri­toire assez vaste, une partie du peuple chrétien confié à un évêque. En France, les diocèses cor­respondent, en gros, aux départements… Loin d'être un préfet ou un administrateur, l'évêque apparaît comme le chef d'une équipe, qui se doit de permettre à tous ses collaborateurs de pouvoir travailler en­semble à l'évangélisa­tion. Il est parfois aidé d'un évêque coadjuteur ayant droit de succession ou d'un ou de plusieurs évêques auxiliaires, qui n'ont pas le droit de succession ; ses collaborateurs immédiats, les vicaires généraux ou vicaires épiscopaux, forment, sous sa direc­tion, le conseil épiscopal qui examine régulièrement les besoins du diocèse ; il dispose également d'un conseil presbytéral, composé uni­quement de prêtres, et d'un conseil pastoral, composé de clercs mais aussi de religieux et de laïcs.

Le diocèse est subdivisé en unités plus restreintes. L'archi­diaconé ou l'archiprêtré correspond à la délimitation administrative de l'arron­dissement, le doyenné correspond au canton, la paroisse correspond à la commune ou à un grand quartier d'une com­mune, pour les villes im­portantes. La pa­roisse est la cellule de base de la communauté, puis­que sa mission est de rassembler les catholiques habitant sur un même ter­ritoire, sans ternir compte des milieux socioculturels : la paroisse est confiée soit à un prêtre seul, le curé, soit à une équipe de prêtres, l'équipe sacerdotale.

Si l'évêque est l'unique responsable du peuple de Dieu résidant sur un territoire délimité, le diocèse, il n'en demeure pas moins lié aux au­tres évêques d'une même nation, afin de former avec eux des confé­rences épiscopales. En France, chaque année, début Novembre, les évêques prennent le chemin de Lourdes pour une semaine de travail en commun. Les Commissions épiscopales travaillent les nombreux dossiers que la Conférence doit examiner. Ces commissions sont au nombre de quinze : Famille et communautés chrétiennes, Monde ou­vrier, Monde rural, Milieux indépendants, En­fance et jeunesse, Monde scolaire et universitaire, Migrations, Clergé et séminaires, Etat religieux, Liturgie et pastorale sacramen­telle, Commission so­ciale, Opinion publique, Enseignement religieux, Missions à l'exté­rieur, Unité des chrétiens. Il existe, en outre, six comités épisco­paux : les Finances, la Mission de France, la Mission ouvrière, les Re­lations avec le Judaïsme, les Relations entre la France et l'Amérique latine, le Comité de la Mer. Un Secrétariat Général de l'épiscopat as­sure la coordination de tous les travaux et le fonction­nement normal de toute la structure.

Au niveau international, le concile oecuménique est le rassemblement de tous les évêques du monde, en une assemblée délibérante autour du pape, le chef du collège épiscopal. Ce rassemblement a pour objet de résoudre les grands problèmes qui peuvent se poser à l'Eglise ca­tholique aux grands moments de son histoire. Les difficultés d'orga­nisation et de convocation de tous les évêques en conciles ne peuvent rendre ceux-ci que très excep­tionnels. C'est pour répondre à un sou­hait des évêques qu'a été créé le Synode épiscopal qui signifie l'es­prit collégial qui anime tous les évêques : cette assemblée apparaît comme le carrefour des diffé­rentes expériences des Eglises locales qui donne à chacune d'elle sa dimension de catholicité.

Il existe aussi des Eglises locales qui ne relèvent pas directement de la juridiction du pape : ce sont les Eglises catho­liques orientales, elles sont minoritaires parmi leur soeurs, les Eglises orthodoxes, elles ont gardé avec Rome des liens de solidarité et de commu­nion. Elles cons­tituent une forme particulière de l'Eglise catho­lique, qui pourrait être une voie privilé­giée pour l'oecuménisme, puis­qu'elles forment le lien en­tre l'Eglise d'Occident et les Eglises or­thodoxes d'Orient. Les différences demeurent dans une question de rite. En plus du rite ma­ronite entièrement catholique, on trouve d'au­tres rites proprement orientaux : le rite byzantin (grec, melkites, slaves), le rite arménien, le rite syrien, le rite chaldéen, le rite copte (égyptien et éthiopien). Ces Eglises catholiques orientales occupent une position inconforta­ble entre les deux grandes Eglises, ca­tholique et orthodoxe. Autre­fois considérées comme « traîtres » par l'Orthodoxie et comme « simples appendices » par le Catholi­cisme.

Des Eglises locales d'Orient se sont séparées de Constantinople, bien avant la rupture de Michel Cérulaire, pas seulement pour des ques­tions de discipline ecclésiastique ou de rattachement à Constantino­ple, mais beaucoup plus pour des questions dogmatiques qui mettaient en cause la foi chrétienne. Considérées comme hérétiques ou comme schismatiques, ces Eglises se sont fermées sur elles-mêmes, dans un caractère fortement nationalisant : ce sont les Eglises arménienne, chaldéenne, copte, syrienne. Il est possible de ranger les Eglises orientales séparées sous deux qualifications, les nestoriennes et les monophysites, en raison de leurs origines, au cinquième siècle, dans les discussions à propos de la personne du Christ, prolongeant les querelles provoquées par Arius. Le problème posé était de connaître le sta­tut du Christ et de l'union en lui des deux natures, la nature humaine et la nature divine. Selon qu'en lui est reconnue la nature humaine exclusivement ou la nature divine exclusivement, on tombe dans le nestorianisme ou dans le monophysisme.

Malgré les tragédies qu'a pu connaître l'histoire des Eglises orienta­les, elles ont survécu au prix de persécutions et d'humiliations en tout genre, mais en gardant leur fidélité à la tradi­tion d'origine ab­solument intacte, ce qui leur donne, à l'époque ac­tuelle, un aspect très particulier par rapport à toutes les autres Egli­ses qui ont fait évoluer leurs propres traditions au fil de l'histoire.

Les théologiens sont unanimes, quant à eux, pour affirmer que chaque Eglise chrétienne possède quelque chose d'original qu'elle doit appor­ter dans l'édification commune, et qu'il serait scandaleux d'effacer : la spiri­tualité orthodoxe, l'attachement des protestants à l'Ecriture Sainte, le sens catholique de la tradition chrétienne. Il faut harmoni­ser l'unité et la pluralité ; c'est une rude tâche qui est encore à ac­complir dans la marche vers une seule Eglise, riche de sa diversité, riche de la diversité des dons de Dieu, riche de la diversité des insti­tutions humaines.

 


La communion orthodoxe

 

 

Dans le contexte occidental, le terme « orthodoxie » désigne, de ma­nière générale, l'Orient chrétien. Composé de deux termes grecs, or­thos et doxa, ce concept indique, selon l’étymologie, si­multanément : « l'opinion juste », « la juste doctrine », « la foi véri­table », d'une part, et « la juste glorification » d'autre part. C'est de cette double acception que découle le sens théologique de l'or­thodoxie : le chré­tien orthodoxe est le fidèle de l'Eglise qui est fon­dée sur la foi véri­table, il est chargé d'une mission de glorification du seul vrai Dieu révélé définitivement en Jésus-Christ. En soulignant l'aspect de la foi juste et véritable, le terme d'orthodoxie s'oppose à celui d'hété­rodoxie, concept qui souligne le caractère hérétique de celui qui n'ac­cepte pas la foi définie par l'Eglise et qui adopte en conséquence des chemins déviés au lieu de suivre la droite ligne dé­crite par le magis­tère ecclésial. En ce sens étymologique, qui est également un sens théologique, tous les chrétiens peuvent revendi­quer, quelle que soit leur confession, le titre d'orthodoxe.

Cependant, ce terme a pris un sens plus spécifique pour désigner les chrétiens qui ont accepté les décisions du concile de Chalcédoine, sommet de la réflexion théologique concernant le Christ. En 451, ce concile fixait la foi en Jé­sus Christ d'une manière précise et irrévo­cable pour les siècles à venir : « Nous enseignons tous à confesser (reconnaître) un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus Christ, le même parfait en divinité et parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme, composé d'une âme raisonnable et d'un corps, consubstantiel au Père selon la divinité, consubstantiel à nous selon l'humanité, "en tout semblable à nous sauf le péché" (He. 4, 15). Avant les siècles engen­dré du Père selon la divinité, et, né en ces derniers jours, né pour nous et pour notre salut, de Marie, la Vierge, mère de Dieu, selon l'humanité. Un seul et même Christ Seigneur, Fils unique, que nous devons reconnaître en deux natures, sans confusion, sans change­ment, sans division, sans séparation. La différence des natures n'est nullement supprimée par leur union, mais plutôt les pro­priétés de chacune sont sauvegardées et réunies en une seule per­sonne et une seule hypostase. Il n'est ni partagé ni divisé en deux personnes, mais il est un seul et même Fils unique, Dieu Verbe, Sei­gneur Jésus-Christ, comme autrefois les prophètes nous l'ont ensei­gné de lui, comme lui-même Jésus-Christ nous l'a enseigné, comme le Symbole des Pères nous l'a fait connaître ». D'après la décision des Pères conci­liaires, il ne pouvait plus être proposé d'autre foi que celle décrite par eux : « Ces points ayant été déterminés avec une préci­sion et un soin des plus extrêmes, le saint Concile oecuménique a dé­fini qu'une autre foi ne pouvait être proposée, écrite, composée, pen­sée ou enseignée aux autres par qui que ce soit ». Le chrétien or­tho­doxe est alors celui qui accepte cette définition relative à la per­sonne du Christ.

S'il est relativement facile de dater les origines du chris­tianisme, s'il est également facile de situer les débuts de la Réforme protes­tante, il est plus difficile de situer les origines de l'orthodoxie, en tant que confession chrétienne séparée de Rome. Une chronologie impose l'année 1054, date à la­quelle les ambassadeurs romains, conduits par le cardinal Humbert, jettent l'anathème sur les patriar­ches byzantins, lesquels les décla­rent, à leur tour, anathèmes : les discussions entre l'Eglise de Rome et l'Eglise de la nouvelle Rome, Constantinople, semblaient avoir at­teint leur point de rupture sans appel… Mais, en réalité, les événe­ments des dix premiers siècles de christianisme avaient déjà effec­tué cette rupture : l'Eglise romaine s'était laissée gagner par le cen­tralisme de l'empire romain et pré­tendait imposer son autorité sur l'ensemble des Eglises locales ré­pandues à travers le monde. Ce que les persécutions des premiers temps n'avaient pas réussi à effec­tuer, l'organisation hiérarchique de l'Empire le fera d'une manière irréversible.

Alors que le mouvement de l'évangélisation s'est répandu dans l'Em­pire, au cours du premier siècle, les chrétiens ne consti­tuent pas en­core une Eglise unifiée. Les Eglises, fondées par les apôtres ou les missionnaires qu'ils ont délégués, sont diffé­rentes et assez indépen­dantes les unes des autres. De plus, à l'inté­rieur de chacune d'elles, des classes, des tendances, des factions se dressent, s'opposent et s'affrontent fréquemment. Les lettres de l'apôtre Paul et les « sept lettres aux Eglises d'Asie » qui ouvrent le livre de l'Apocalypse de Jean en apportent une preuve évidente. Ainsi, sur la question de l'obéissance au pouvoir civil, les avis sont di­vergents. Certains chré­tiens insistent sur le respect et l'ordre qu'il convient d'entretenir vis-à-vis des autorités, tandis que d'autres expriment leur lassitude en face d'un pouvoir païen. L'Orient demeure irréductible aux pres­sions que Rome exerce. L'hostilité s'installe en face de l'administra­tion, notamment sous le règne sanglant de l'empereur Néron. Cette hostilité n'est cependant le fait que d'une minorité, mais des voix se font enten­dre pour réclamer l'unité des chrétiens dans ce domaine.

C'est dans ce contexte qu'il convient de placer la lettre du responsa­ble de l'Eglise qui séjourne à Rome à l'Eglise qui séjourne à Corinthe (« qui séjourne », car le véritable lieu de l'Eglise ne se trouve pas sur cette terre, le domaine de l'Eglise se situe dans les cieux). Cette let­tre de l'année 96 est un texte de Clément, que les écrivains chré­tiens ultérieurs présenteront comme le troisième évêque des Ro­mains, après Lin et Anaclet : il tient fermement le gouvernail de l'Eglise de Rome et prétend aussi réglementer l'Eglise de Corinthe, ce qui est une nouveauté radicale dans la conception de l'Eglise. Clé­ment évoque brièvement le témoignage (marturion) rendu jusqu'à la mort, par les colonnes de l'Eglise, Pierre et Paul, qui ont péri, au mi­lieu d'une multitude de frères, sous la persécution de Néron, en 64.

Ce sont ces événements qu'a connus l'Eglise de Rome qui ont empê­ché son évêque de se pencher sur les problèmes de Corinthe. Que s'était-il passé à Corinthe ? Un conflit avait éclaté en­tre les presby­tres, les prêtres, et certains individus qui les avaient destitués de leur charge. Ce qui inquiète l'évêque de Rome, c'est le soulèvement des chrétiens contre l'autorité de leurs prêtres. Il sou­haite que cha­cun rentre dans le rang, afin que l'ordre puisse régner de nouveau dans l'Eglise de Corinthe. Pour justifier l'obéissance due aux évêques et aux prêtres, Clément va employer un argument qui fera autorité : il justifie l'ordre hiérarchique par le fait que Jésus a été envoyé par Dieu, il a envoyé ses apôtres, qui ont établi les évê­ques, les prêtres et les diacres. Ce faisant, Clément fondait théologi­quement ce que, par la suite, on appellera « la succes­sion apostoli­que » : obéir aux prêtres, c'est obéir à Dieu ; aussi cha­que fidèle doit-il chercher à plaire à Dieu dans le rang qui est le sien. De quel droit Clément inter­venait-il dans les affaires d'une Eglise qui n'était pas la sienne ? Non content de mener son troupeau à la ba­guette, il étendait son pouvoir sur les autres Eglises. Il ne fondait pas ce droit sur le privilège d'être le successeur de Pierre, ni sur celui de représenter l'Eglise qui avait connu la présence et la mort des apôtres Pierre et Paul. Il semble que c'est simplement le prestige de la capitale impériale qui a donné à ce responsable ec­clésiastique un aplomb tel qu'il se considé­rait comme chargé d'une fonction de présidence sur l'ensemble des Eglises. La réaction de l'Eglise de Corinthe n’est pas connue, mais ce qui est certain, c'est que le centralisme entrait dans l'Eglise.

Néanmoins, les évêques gardent leur autorité sur le peuple qui leur est confié, car ils représentent ensemble et simultanément l'unité de la foi. L'action des évêques s'exerce sur la commu­nauté qu'ils diri­gent en succédant aux apôtres, mais, à partir du deuxième siècle, leur action se généralise : ils se rassem­blent en synodes locaux pour régler telle ou telle question, ils s'organisent en provinces religieu­ses, sur le modèle des provin­ces impériales.

Dans cette confédération d'Eglises, l'Eglise de Rome semble détenir une autorité particulière ; Polycarpe vient à Rome, en 155, pour trai­ter divers problèmes avec l'évêque Anicet ; Denys de Corinthe écrit à Sôter et à l'Eglise des Ro­mains. L'importance politique, culturelle et intellectuelle de la capi­tale rejaillissait sur le caractère ecclésial : Rome n'est plus seulement considérée comme une des traditions hé­ritées des apôtres, c’est l'Eglise qui conserve la tradition de Pierre, et de ce fait se trouve investie d'une autorité particulière. Les com­munau­tés reconnaissent une présidence pour l'épiscope de la capitale. Dès lors, une hiérarchisation des évêchés va s'opérer, selon l'ancien­neté de la fondation ou selon le prestige du fondateur, ou selon l'im­portance civile de la ville.

Le message chrétien a retenti dans le monde oriental : les premiers missionnaires ont été des Orien­taux, et ils ont adopté la langue com­mune de l'époque, le grec, qui servait aux échanges entre les nations et qui allait devenir la langue liturgique des premières générations. Seulement, dès la fin du deuxième siècle, le latin tend à se répandre de plus en plus comme seule langue officielle dans l'ensemble de l'empire. IL est possible d’y trouver la première distinction entre les chrétiens d'Occident et ceux d'Orient : un mouvement de latinisation vise à faire de cette langue la seule reconnue officiellement en Occi­dent, alors que le monde oriental, tout en laissant au grec une prédo­minance, admettra l'usage des dialectes locaux, pour l'usage liturgi­que et pour la lecture de la Bible.

Cette distinction linguistique serait sans grande importance si, de part et d'autre, les concepts théologiques recouvraient les mêmes acceptions. Or, il arrive souvent que les mêmes termes finissent par donner lieu à des interprétations différentes. Sans être cause de di­vision de l'Eglise, la querelle linguistique ne va pas tar­der à donner le jour à une méconnaissance réciproque et à une sépa­ration entre les deux cultures. Ce phénomène d'igno­rance mutuelle ira s'aggravant avec la division de l'empire romain en un em­pire d'Orient et en un empire d'0ccident, avec la création d'une nou­velle capitale, Constan­tinople, qui remplacera rapidement, aux yeux des Orientaux, l'antique capitale. Par voie de conséquence, l'autorité privilégiée de l'Eglise de Rome sera mise en question, signe que la prééminence de l'Eglise ro­maine tenait beaucoup plus à sa place dans la capitale impériale qu'à une succession apostolique de Pierre martyrisé dans cette ville.

La rupture sera donc plus une question politique qu'une affaire reli­gieuse : la rivalité entre les capitales a joué un rôle considé­ra­ble, in­dépendamment des questions théologiques, puisque, face à cer­taines hérésies, Rome et Constantinople finissaient par trouver un accord, pour sauvegarder la vérité de la doctrine chré­tienne. Les deux Egli­ses méritaient également le titre « d'orthodoxe », elles dé­tenaient conjointement la doctrine dans sa pureté. Pourtant, avec une grande souplesse, l'Eglise orien­tale s'adaptera aux divisions adminis­tratives de l'empire, s'organisant en provinces ecclésiastiques, en métropoles, en super­métropoles, tenant beaucoup plus à l'importance civile des locali­tés qu'à la fondation des premières communautés à travers le pays par les apôtres ou leurs disciples immédiats. La nou­velle capitale n'est qu'un petit évêché, en face des six supermétro­poles des deux empires : Rome, Alexandrie, Antioche, Césarée de Cappadoce, Ephèse et Héraclée de Thrace. Le deuxième concile oe­cuménique, en 381, mettra la nouvelle capitale à égalité d'honneur avec la supermétro­pole romaine, promotion qui sera consacrée au concile de Chalcédoine, en 451. En revanche, l'Occident restera atta­ché au principe de l'apostolicité, de la fon­dation de la communauté romaine par les apô­tres Pierre et Paul : la ville éternelle reste le seul siège de la pri­mauté pour l'Eglise d'Occident alors que, sous la pres­sion des inva­sions barbares, l'Empire se disloque de toutes parts.

Tandis que, grâce à Constantin, les persécutions avaient cessé, des crises internes vont ébranler la foi de l'Eglise. Dans l'état de paix qui s'instaurait depuis l'édit de Milan, en 313, une doctrine théologique se développait, mettant en cause la personne même du Christ, le Fils éternel du Dieu Père. Arius, prêtre d'Alexandrie, voulait conserver au Père la seule absolue divinité, renouant avec le caractère du mono­théisme ab­solu, à la ma­nière du judaïsme, faisant du Fils une créature par­ticulière, mais une créature quand même : il lui refusait donc l'égalité avec Dieu. Son évêque le fit condamner par un concile local, mais l'af­faire n'en resta pas là, elle s'étendit même hors des fron­tières de l'Egypte, au point que l'agitation se répandait dans l'empire ro­main. Constantin, décidé à faire du christianisme une religion d'Etat, convoqua un concile, le premier à être dit « œcuménique », c'est-à-dire regroupant tous les évêques du monde, afin d'exprimer claire­ment la foi. Ce fut le concile de Nicée, en 325, qui pro­clama que Jésus-Christ est « le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles, engendré non pas créé, de même nature que le Père ». Cepen­dant, la crise arienne et ses consé­quences n'étaient pas encore to­talement expurgées. Pour tenter d'en terminer avec ces erreurs et ces discussions, l'empereur Théodose, à son tour, convo­qua un nou­veau concile à Constantinople, en 381 ; mais à ce deuxième concile, les évêques occidentaux ne furent même pas invités. Ce concile réaf­firma la foi de Nicée, c'est-à-dire l'unité ab­solue de Dieu inséparable de sa diversité, non moins absolue, dans les trois person­nes, du Père, du Fils et de l'Esprit-Saint. Ainsi, la ré­flexion théologique commen­çait dès le quatrième siècle, en se don­nant des concepts philosophi­ques ; elle allait se poursuivre jusqu'au second concile de Nicée, en 784. Elle était centrée sur le problème du Christ, vrai Dieu et vrai homme, fils de Dieu et fils de Marie, la­quelle est présentée comme « Mère de Dieu », au concile d'Ephèse, en 431. Puisque le Christ est véri­tablement homme, il est possible de le représenter dans des ima­ges, comme le permet le second concile de Nicée, favorisant un culte particulier à l'0rient, celui des icônes.

Pendant ces cinq siècles de méditation sur le mystère du Christ et de son incarnation, les Eglises d'Orient se sont organisées autour des patriarches, dont les sièges sont alors à Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem. Avec l'accession de Constantinople au titre de patriarcat, les sièges supermétropolitains de Césarée, d'Ephèse et d'Héraclée redeviennent simplement métropolitains. Le choix d'un siège à Jéru­salem porte à cinq le nombre de sièges patriarcaux, puis­que Rome garde aussi ce titre.

Les empereurs assument la tutelle du christianisme : s'il ne leur est pas donné de dire la foi, ils n'hésitent pas à promouvoir l'unanimité religieuse sur toute l'étendue de leurs territoires, en consolidant les structures des communautés placées sous leur responsabilité. Ils se chargent de la nomination de certains patriarches orientaux, alors que l'évêque de Rome est élu parmi le clergé de cette Eglise par les membres de la communauté chrétienne. Ce sont aussi les empereurs qui convoquent les conciles où sont discutées les questions relatives à la foi : ces assemblées sont également sanctionnées selon l'auto­rité impériale Et, fait notable, les sept premiers conciles oecuméni­ques se réunissent sur le territoire du patriarcat grec, ce qui expli­que la large majorité de ce patriarcat sur l'ensemble de l'Eglise.

Mais il y a plus qu'une simple tutelle impériale ; les empereurs ne se contentent bientôt plus d'entériner les décisions ecclésiastiques sur le plan civil, ils se décident à imposer leur discipline à l'ensemble de l'Eglise, sans se soucier des particularismes grecs ou latins. L'Eglise d'Orient se trouve facilement asservie au pouvoir politi­que, alors que l'Eglise d'Occident cherche à s'en libérer, imposant son autorité sur les décisions politiques des chefs des nations occidentales. Néan­moins, une communion de pensée et même une grande solidarité unis­sent l'empereur de Constantino­ple et le patriarche de cette ville.

La désagrégation de l'empire d'Occident était compensée en Orient par la prédominance de l'empire autour de Constantinople. En Occi­dent, l'administration ecclésiastique sombrait également dans l'anar­chie, à l'exception de l'Italie centrale. Le prestige de l'ancienne ca­pitale déclinait et la nouvelle Rome, Constantinople, espérait prendre le relais. Il en était de même dans l'organisation religieuse orientale. Le patriarche de Constantinople envisageait de prendre à son propre compte l'autorité qui était celle du pape, évêque de Rome. Tout le li­tige qui séparait l'Eglise de Rome et celle de Constantinople repose sur une conception différente du gouverne­ment de l'Eglise. Pour Rome, l'autorité venait du fait de la fondation de l'Eglise sur la co­lonne de l'Eglise qu'était l'apôtre Pierre, tandis que, pour l'Eglise d'Orient, le principe d'autorité ne résidait pas dans la personne du fondateur, même si, ulté­rieurement, elle finira par invoquer le patro­nage de l'apôtre André, le premier appelé par le Seigneur Jésus : l'autorité ecclésiastique ne vient pas d'un type d'origine apostolique, mais bien plus du droit po­sitif qui est conféré à une cité par les évé­nements politiques. Cette opposition entre Rome et Constantinople ne pouvait qu'engendrer des conflits : le pape s'estimait avoir le droit, sinon le devoir, de déposer des patriarches grecs, en raison de la su­prématie de droit divin qui lui était conférée en tant que successeur de Pierre. Si le pape n'avait pas été un sujet de l'empereur au même titre que les autres, la rupture entre les Eglises serait venue de ma­nière plus rapide ; mais l'Italie était restée une base militaire et di­plomatique, une sorte de plaque tournante dans le monde antique, aussi la rupture fut-elle souvent évitée.

La séparation ne fut jamais aussi proche qu'au début du neuvième siècle. Le couronnement de Charlemagne par le pape Léon, en 800, inaugurait la création d'un nouvel empire chrétien en Oc­cident, au profit des barbares, francs et germaniques. En effet, pour les grecs, il ne pouvait y avoir qu'un seul empereur légitime, qu'un seul empire chrétien, celui de la nouvelle Rome. A ce déchirement fortement poli­tisé s'est aussi ajouté une problé­matique théologique : la question de l'Esprit Saint dans la Tri­nité divine. Les théologiens de Charlemagne ont irrité les Orientaux par leur attitude narquoise à l'égard des icô­nes ; ils les ont scandalisés en glissant, à la suite des Espagnols, le « Filioque » dans le symbole de Nicée-Constantinople. Au deuxième concile oecuménique, réuni dans la ville impériale, les pères avaient défini l'origine de l'Esprit, en disant qu'il « procédait du Père ». Les Espagnols avaient ajouté « et du Fils » (en latin, Filioque) à cette af­firmation : le Fils se trouvait uni au Père, dans la proces­sion de l'Es­prit. Si l'Eglise d'Orient acceptait de reconnaître que la vie di­vine venait du Père, principe et source de toute la divinité, si elle ac­cep­tait de reconnaître également que cette vie divine venait par le Fils, elle refusait de faire de l'Esprit une per­sonne is­sue du Fils, de la même manière qu'elle est issue du Père. Cela aurait pu être une sim­ple querelle théologique, sans grande consé­quence sur la vie des chrétiens, si les empereurs carolin­giens, puis germaniques, n'avaient accusé les Grecs d'avoir amputé le Symbole de la foi de la mention du « Filioque ». Cette ques­tion ne fut pas la seule à troubler l'Eglise...

En 858, par la décision de l'empereur, Photius prenait la place du pa­triarche Ignace qui avait été déposé. Le pape se mêla de cette ques­tion ; simultanément, il envoyait des missionnaires latins en Bulgarie pour répandre la foi ro­maine, en dénigrant les pratiques et les rites de l'Eglise de Constan­tinople. Photius n'apprécia guère cette décision papale qui empiétait sur sa juridiction territoriale et qui manifestait également un sentiment de suspicion à l'endroit de sa propre Eglise. Photius dé­nonça alors les erreurs des latins ; il réussit même à faire déposé le pape par un concile ; mais il fut lui-même déposé, rétabli, puis déposé de nouveau ; il mourut en communion avec l'Eglise de Rome, mais sans avoir renié sa conduite antérieure.

Il apparaît que les origines de la séparation entre Occident et Orient chrétiens se trouvent non dans des questions théologiques mais dans des conflits juridiques. Les papes qui se succédaient à Rome souhai­taient transformer la primauté de fondation apos­tolique en primauté juridique, avec un pouvoir de décision effectif sur toutes les Eglises. Après le retour dans la communion de Rome du patriarche Photius, tout était rentré dans un ordre relatif : les Eglises ne se fréquen­taient que très peu, le patriarche oubliant même souvent de mention­ner le pape dans la prière. Le « statu quo » aurait pu durer longtemps, sans l'affrontement de caractè­res de personnages qui portèrent sur le plan poli­tique des questions strictement religieuses.

Michel Cérulaire, patriarche de Constantinople, de 1043 à 1O58, était particulièrement ambitieux. Alors qu'il était laïc, il prit part à une conspiration visant à renver­ser l'empereur afin d'accéder lui-même au trône impérial. Cette en­treprise échoua et Michel Cérulaire fut exilé ; il se fit moine, diri­geant son ambition vers le siège patriarcal, dont il rêvait de faire une papauté byzantine. Il devient patriarche et convaincu de la dignité de sa charge, il souhaite non seulement faire de Constanti­nople un siège apostolique égal en honneur et dignité à celui de Rome, mais supérieur : Constantinople ne peut-il pas revendi­quer la présence sur son territoire de l'apôtre André, le premier ap­pelé par Jésus ? Constantinople pour­rait supplanter la papauté ro­maine. Aussi Michel Cérulaire ne peut-il supporter les accords entre le pape et l'empereur, afin de protéger les chrétiens de Sicile, enva­his par les Normands, d'autant que la Sicile et une partie du Sud de l'Italie sont pla­cées sous la juridiction de Constantinople.

La papauté voulait latiniser ces régions proches de Rome, mais la me­nace des Normands obligea Léon IX à chercher une alliance avec le patriarche de Constantinople. Léon IX envoie le car­dinal Humbert au­près de Michel Cérulaire : ce cardinal-légat voulait imposer la volonté du pape partout. L'af­frontement avec Michel Cérulaire était inévita­ble. De­vant la résistance du patriarche à se soumettre à l'autorité romaine, le cardinal Humbert essaya de le faire déposer, mais son clergé fit bloc pour le maintenir dans ses fonctions. Ne pouvant par­venir à une conciliation, Humbert déposa, le 16 juillet 1054, sur l'au­tel de sainte Sophie, une sentence d'excommunication, avant de quit­ter Constanti­nople. Blessé, Michel Cérulaire, avec l'appui de l'empe­reur, convoqua un synode local qui excommunia le légat et les envoyés du pape. Ainsi, à proprement parler, seul, le patriarche est excommu­nié par Humbert, et, seuls, les ambassadeurs du pape sont excommu­niés par le synode : les Orientaux se sont abstenus de toute attaque directe contre le pape et contre l'Eglise latine. Le schisme n'était donc pas consommé ; des négociations furent entreprises de part et d'autre, en vue d'une entente commune, mais sans succès.

L'irréparable ne fut atteint qu'en 1204, lors de la quatrième croi­sade, par le pillage de Constantinople et de ses églises. Contre la vo­lonté d’Innocent III, les croisés avaient dévié de leur route pour ga­gner Constantinople ; ils s'emparèrent de la ville en 1203, sous pré­texte d'introniser un nouvel empereur dans la capi­tale d'Orient. L'in­tronisation officielle d'Alexis eut effectivement lieu : Alexis s'enga­geait à rétablir l'union de l'Orient et de l'Occident. Avant d’avoir pu mettre son projet à exécution, il était assassiné, à la suite d’un com­plot. Un des conjurés prit sa place à la tête de l'empire, ce qui permit aux Croisés d'intervenir une nouvelle fois dans la capitale : la ville fut prise, et les Croisés se livrèrent au pillage systématique des palais et des églises. Ils placèrent un nouvel homme à la tête de l'em­pire, Bau­douin de Flandres : un latin se trouvait à la tête de l'em­pire d'Orient. Baudouin fit connaître au pape son intronisation en lui faisant ser­ment d'allégeance et en lui laissant entendre que l'Eglise d'Orient réintégrerait rapidement le giron de l'Eglise latine. Même si ce pape s'inquiétait des pillages qu'avait pu connaître Cons­tantinople, il ne pouvait que se réjouir de la perspective d'une unité de la chrétienté. Le but de la quatrième croi­sade lui avait échappé ; mais il lui semblait qu'un autre dessein de Dieu venait de s'accomplir sous son pontificat.

L'Eglise orthodoxe n'était pas morte pour autant. Cer­tes, l'installa­tion d'un royaume latin à Constantinople se pré­sente comme une dé­chirure dans le monde oriental, mais les Eglises qui n'étaient pas soumises à Rome avaient gardé une importance, que ne connaissaient pas celles qui avaient été soumises par la force à Rome. Des tentati­ves d'union eurent lieu, mais elles se soldèrent régulièrement par des échecs, car les latins ne voulaient pas traiter avec les grecs, à moins que ceux-ci ne rentrent sans condition sous la conduite du pape : exi­ger une capitulation sans condition dans les domaines les plus litigieux de la doctrine et de la discipline ne pouvait naturellement pas rece­voir l'assentiment des chrétiens grecs cultivés.

En 1259, un nouvel empereur d'origine grecque prend le pouvoir à Ni­cée et reprend Constantinople en 1261 : il devait fonder une nouvelle dynastie impériale : Michel VIII Paléologue. Aussitôt au pou­voir, il entreprend des tentatives d'union avec Rome : le pape Urbain IV ré­pond favorablement à l'ouverture de nouvelles négociations. Mais celles-ci furent davantage placées sous le signe du politique que du religieux : l'Eglise orthodoxe refusa toute forme de latinisation dans l'étendue de son territoire. Pourtant, toujours sous le règne de Mi­chel Paléologue, on faillit parvenir au but espéré. Au milieu de tou­tes les influences politiques, avait été élu un pape, dont le souci ma­jeur était la réunification des chrétiens pour rétablir le contrôle de l'Eglise sur la Terre sainte, sous emprise musulmane : pour ce faire, il lui fallait réformer l'Eglise tout entière. Le pape Grégoire convoque un concile à Lyon, en 1274. Les envoyés de l'empereur acceptèrent les conditions de Rome : ils commencèrent par promettre obéis­sance au pape au nom de l'empereur et en leur nom propre, ils recon­nurent la primauté de juridiction du pape, ils acceptèrent que celui-ci soit mentionné dans la prière liturgique de l'assemblée chrétienne d'Orient, ils acceptèrent même de chanter la profession de foi de Nicée-Constantinople en mentionnant le « Filioque ».

L'union des chrétiens semblait en bonne voie, lorsque Gré­goire X meurt, en 1276 : ses successeurs ne le suivirent pas dans la voie qu'il avait tracée, ils se lais­sent prendre au piège des manoeuvres politi­ques des rois chrétiens d'0ccident. L'oeuvre de réunification, entre­prise par Michel Paléolo­gue, ne survécut pas à la mort de l’empereur, en 1282 : il mourait excommunié par l'Eglise romaine qui n'avait pu obtenir sa complète soumission et excommunié par l'Eglise byzantine qui ne voulait pas souscrire au « Filioque » et à la doctrine de la pri­mauté pontificale qui leur étaient imposés par le concile de Lyon.

D'autres tentatives de réunification virent le jour au quatorzième siècle, notamment parmi les intellectuels byzantins, cependant que la majorité du clergé et du peuple demeuraient hostile à une telle union, qui aurait nécessairement impliqué la reconnaissance du « Filioque » et de la primauté pontificale romaine.

Les empereurs, soucieux de sauvegarder l'intégrité de leurs territoi­res, cherchaient une alliance avec l'Eglise de Rome, en vue de résis­ter à la pression de plus en plus forte des Turcs qui, au milieu du qua­torzième siècle, entreprenaient la conquête des Balkans. L'empereur Jean V, à l'occasion d'un voyage à Rome, en 1369, em­brasse, à titre privé, la foi catholique : c'est une tentative certaine­ment sincère de conciliation, mais elle est sans lendemain, car sa foi personnelle et son adhésion tout aussi personnelle au catholicisme n'engagent nulle­ment son peuple et n'apportent même pas un avan­tage matériel et militaire pour la défense de son Empire.

Ce fut certainement au concile de Florence que les plus grands ef­forts furent accomplis pour restaurer l'union de l'Eglise. Ce concile s'ouvrit à Ferrare, en 1438, avant d'être transféré à Florence l'an­née suivante pour s'achever en juillet 1439 par la proclamation de l'union. L'empereur Jean VIII conduisit lui-même la délégation des pères grecs entourant le patriarche de Constantinople, Joseph. Les byzantins étaient en position de fai­blesse, d'une part parce qu'ils n'étaient qu'une minorité en comparaison de l'écrasante majorité des latins, et, d'autre part parce qu'ils devaient négocier rapidement les conditions d'une entente pour que l'Occident leur apporte une aide militaire consé­quente devant le péril que les Turcs faisaient peser sur Constantino­ple. Le pape Eugène IV exigea une soumission sans ré­serve à la posi­tion romaine dans toutes les questions en suspens, no­tam­ment le « Filioque », la primauté pontificale de l'évêque de Rome, le purgatoire et la liberté des rites. Malgré leur hâte à voir ce concile s'achever et se solder par une aide militaire précieuse, les by­zantins menèrent la discussion très longuement sur les problèmes les plus litigieux, tout en voulant restaurer l'unité chrétienne dans sa perfection. Le 5 Juillet 1439, l'union était signée par la grande majo­rité des pères orthodoxes, qui acceptaient, au nom de toute l'Eglise d'Orient, la doctrine romaine du « Filioque », la suprématie pontifi­cale, dont l'expression finale était rédigée avec beaucoup d'ambi­guïté, afin de ne pas échauffer la susceptibilité des grecs ; d'autre part, les grecs étaient reconnus dans leur droit de célébrer le mys­tère eucharistique avec du pain au levain et non pas avec du pain azyme, comme cela se faisait en Occident.

Les suites de cette union furent rapidement défectueuses : les by­zantins ne tardèrent pas à s'apercevoir que l'union s'était faite au profit des latins, qui avaient profité de manière abusive de la position de faiblesse dans laquelle se trouvait l'Empire d'Orient pour asseoir le prestige de l'Eglise romaine : les concessions étaient le fait d'une politique impériale. De plus, l'aide militaire promise tardait à venir... Et ce ne fut bientôt plus qu'une minorité, parmi les intellec­tuels et le clergé, qui demeurait favorable au principe de l'Union de Florence. Les latins, installés en Orient, se comportaient comme les occupants du pays, le peuple ne pouvait supporter cette attitude, il s'apercevait que l'empereur avait échangé la pureté de la foi contre des avantages politi­ques douteux. Dès leur retour dans leur pays, certains pères conciliaires qui avaient signé le décret de l'Union de Florence, reniè­rent leur signature. Officiellement, le dé­cret d'union fut proclamé, dans la basilique sainte Sophie de Cons­tantinople, le 12 juillet 1452, à peine quelques mois avant que les troupes musulmanes, conduites par Mahomet II, n'investissent la ville. Les tentatives d'union entre l'Eglise d'Orient et celle d'0ccident sombraient dans l'oubli en même temps que Cons­tantinople tombait aux mains des Turcs.

Pour réaliser l'unité des Églises, deux voies sont ou­vertes aux chré­tiens : le régime de la communion et le régime de l'or­ganisation uni­taire, voire totalitaire, Le régime de l'organisation uni­taire est celui adopté par le catholicisme romain, qui a voulu constituer l'Eglise en un seul peuple disposant d'une structure visible reposant sur la papauté. Le régime de la communion a été celui de l'Eglise ancienne et demeure celui de l'ecclésiologie orientale or­thodoxe.

L'aspect primordial de la pensée orthodoxe est son désir de commu­nion : c'est en intégrant ce principe que l'orthodoxie peut exprimer le plus adéquatement les dogmes concernant le Christ, l'Esprit-Saint et la Trinité. L'Eglise de la communion se manifeste dans la vi­sibilité, à travers l'espace et le temps, par le rattachement à l’évêque. Ainsi que le soulignait Ignace d'Antioche : « Là où parait l'évêque, que là soit la communauté, de même que là où est le Christ Jésus, là est l'Eglise ». En dehors de l'évêque, il n'existe pas de lé­gi­timité authentique : l'évêque est, par son titre apostolique, l'image et la manifestation vi­sible du seul évêque suprême qu'est le Christ. C'est en étant unies au Christ que les communautés locales, fussent-elles les plus petites, consti­tuent la communion de l'Eglise. Toute commu­nauté qui s'éloi­gnerait de son évêque se sépare de l'Eglise, dans sa plénitude, sans que cette dernière en soit le moins du monde diminuée : elle devient une secte, une communauté séparée de la communion ec­clésiale.

Les laïcs qui forment le peuple de Dieu détien­nent un rôle très impor­tant dans la vie de l'Eglise, particulièrement dans la recherche et l'enseignement de la théologie. Dans l'Eglise orthodoxe, l'autorité magistérielle ne peut s'exercer qu'en tenant compte de l'ensemble du peuple de Dieu : la vérité n'est pas détenue par les clercs, mais par l'ensem­ble du peuple, dont chaque membre est animé de l'intuition de l'orthodoxie, de la foi authentique. La vérité ne peut s'imposer aux consciences par l'exercice d'un magistère souverain, comme dans l'Eglise catholique, elle s'impose inté­rieurement aux fidèles qui vivent dans la communion à l'Esprit de Dieu. Le prêtre ne s'identifie pas au Christ, il n'est que son image ; en tant que tel, il n'est pas séparé des laïcs, il n’est pas revêtu d'un carac­tère propre qui le situerait à part des laïcs ; en vertu de cela, l'Eglise orthodoxe n'a jamais cessé d'ap­peler au mi­nistère des hommes mariés, puisque le prêtre ne bénéficie pas d'un statut particulier et privilégié dans l'ensemble du peuple.

Tous les fidèles orthodoxes, prêtres ou laïcs, sont appelés à exercer une coresponsabilité dans l'orga­nisation. Contrairement à l'Occident, l'Orient or­thodoxe n'a jamais connu de chef unique, mais des patriar­ches oc­cupant des sièges apostoliques qui, dans leurs différences, conti­nuent de manifester l'unité des apôtres. L'Eglise orthodoxe peut se caractériser par son attachement au gou­vernement conci­liaire, exigence qui repose sur le principe de l'unité dans la diversité.

Rapidement, au cours de l’histoire, les Églises d'une province se sont organisées autour d'une mé­tropole, à la tête de laquelle se trouvait plaçait un métropolite. Ces Églises se sont alors agencées en de vas­tes ensembles qui se sont administrés eux-mêmes : les Églises auto­céphales qui regrou­paient des chrétiens d'une même civilisation. C'est ainsi que le monde latin s'est rassemblé autour du patriarche d'Occident, l'évêque de Rome, que la civilisation grecque s'est re­trouvée autour du patriar­che de Constantinople, que les chrétiens d'origine sémitique se sont regroupés autour du patriarche d'Antio­che, que les chrétiens d'Égypte se sont organisés autour du patriar­che d'Alexandrie, que les Palestiniens se sont regroupés autour du patriarche de Jérusalem. La tradition ecclésiastique préconise l'union avec cette pentarchie, ces cinq patriarcats qui structuraient toute l'Eglise avant le schisme.

Les évêques d'une province sont unis comme des frères, et leur pa­triarche, primat dans l'autocéphalie est élu par l'ensemble de l'Eglise, c'est-à-dire non seulement par les évêques, mais aussi avec la participation du clergé et du peuple entier. De plus, il doit être re­connu par les autres patriarches, et, surtout par le premier d'entre eux. Ce premier patriarche, dans l'or­dre de l'honneur, était le pa­triarche de Rome, avant la séparation, puis le patriarche de Constan­tinople, la seconde Rome. Au sommet de la hiérarchie de la commu­nion, Rome jouissait d'une primauté, acceptée par l'Orient : les évê­ques reconnaissaient en lui le « primus inter pares » et ne fai­saient rien sans lui. Les orthodoxes reconnaissent que cette primauté unique reviendra de nouveau à l'évêque de Rome, lorsque les divergences de doctrine et de structure ecclésiale auront été résolues. Pour l'Eglise orthodoxe, la place de Pierre est assumée historique­ment par l'évê­que de Rome, qui est présenté comme le premier au mi­lieu de frères égaux : à cette place n'est accordée aucune infaillibi­lité particulière au milieu des Églises soeurs ni aucun pouvoir juridique supérieur sur elles. Les déci­sions du Concile romain de Vatican I sont inacceptables pour l'ortho­doxie, puisque la primauté du premier évê­que est simple­ment celle de l'honneur. Aucun concile n'a défini une infaillibilité en matière de doctrine et un pouvoir juridique à l'évêque de Rome, avant le premier concile du Vatican. Et c'est alors que l'Eglise romaine s'est coupée de la tradition la plus ancienne dans l'histoire de l'Eglise. Pour l'ortho­doxie, la succession de Pierre se trouve à tous les niveaux, aussi bien dans les croyants qui confes­sent la même foi apostolique que dans les évêques, chargés à la suite des apôtres du ministère pas­toral auprès de l'ensemble du peuple chrétien.

Si l'Eglise d'Orient a connu dans les premiers siècles de son exis­tence de grandes difficultés, qu'elle partageait avec l'Eglise d'Occi­dent, il semble qu'elle se soit fixée dans son héritage traditionnel remontant aux apôtres. Dans l'ensemble de la chrétienté, l'ortho­doxie occupe une place privilégiée, du fait même qu'elle n'a pas connu, les chocs apportés contre l'édifice de l'Eglise de Rome, à l'aube des temps modernes, avec la naissance de nouvel les communautés chré­tiennes, issues de la Réforme. Elle est restée fidèle aux enseigne­ments de la tradition la plus ancienne et elle se présente comme la gardienne de la vraie foi, celle des apôtres et des premiers chrétiens.

Depuis la dispersion des Orientaux en Occident, les contacts entre chrétiens se sont multipliés. Le Concile oecuménique, propre à l'Eglise ro­maine, de Vatican II n'a fait qu'entériner la recherche de l'unité. A ce concile, des observateurs non catholiques, particuliè­rement or­thodoxes, eurent une présence active, favo­risant le rapprochement entre les communautés. Après un passé d'ignorance, on s'écou­tait les uns les autres, dans le respect des traditions. Ainsi, lors d'une ren­contre entre le patriarche de Constan­tinople, Athénagoras, et le pa­triarche de Rome, le pape Paul VI, en 1964, fut décidée la levée des excommunications de 1054. Cela ne supprimait pas les différences, mais permettait de soulever une espérance au coeur des fidèles.

La séparation n'a pas été supprimée entièrement par ce geste de conciliation et de réconcilia­tion. Les Églises orientales étant autocé­phales, indépendantes les unes des autres, le patriarcat de Constanti­nople, même s'il jouit ac­tuellement de la primauté d'honneur, n'est pas habilité à parler au nom de toute l'orthodoxie, et chaque Eglise locale est libre d'entre­tenir personnellement des relations avec Rome, sans engager la responsabilité de l'orthodoxie. L'unité entre l'Orient et l'Occident ne pourra être réalisée qu'après de sérieuses discussions théologiques et une colla­boration mutuelle. Néanmoins, il convient de reconnaître qu'un acte aussi signifiant que la levée mu­tuelle des excommunications indique qu'un obstacle important a été franchi et que le dialogue est de­venu possible.

 

Si les tentatives de rapprochement entre les Églises ont été mises en oeuvre avec un certain succès depuis le dé­but du vingtième siècle, il ne faudrait cependant pas penser que l'orthodoxie se résume exclusi­vement à la seule Eglise de rite byzan­tin, répartie dans les patriar­cats traditionnels (Constantinople, An­tioche, Alexandrie, Jérusalem). Les Églises locales, autocéphales ont obtenu leur autonomie, tout en demeurant dus la communion ortho­doxe. Avec plus de cent soixante millions de baptisés, l'Eglise ortho­doxe est répandue dans le monde entier : elle regroupe, à l'époque actuelle : le patriarcat oecuménique de Constantinople, dont dé­pendent la Diaspora (la Dispersion) grecque ainsi que les Églises auto­nomes de Crète et de Finlande ; le patriarcat apostolique d'Alexan­drie, dont dépendent les communautés noires, converties rapidement à l'esprit de l'orthodoxie, et les communautés nées des missions afri­caines notamment au Kenya, en Ouganda et au Tanganyika ; les deux patriarcats apostoliques d'Antioche et de Jé­rusalem ; le patriarcat de Moscou, dont dépend l'Eglise autonome du Japon, et dont dépen­dait également l'Eglise autonome de Chine, la­quelle, pour des raisons politiques, est considérée comme officielle­ment éteinte, sans qu'il soit possible d'affirmer qu'elle ne subsiste pas comme Eglise du si­lence, persécutée ; les Églises patriarcales de Serbie (devenue auto­nome en 1832, autocéphale en 1879, unie aux au­tres communautés or­thodoxes de la nouvelle Yougoslavie, érigée en patriarcat en 1922), de Roumanie et de Bulgarie (l'Eglise bulgare s'est proclamée autocéphale en 1860 mais n'a pas obtenu sa recon­naissance officielle de la part de Constantinople qu'en 1945 ; elle s'est érigée en patriarcat en 1953, celui-ci étant reconnu par Cons­tantinople en 1960 ; l'Eglise archi­épiscopale de Grèce s'est proclamée autocéphale en 1833 et a obtenu sa reconnaissance par Constantino­ple en 1850 : elle est dirigée par un archevêque en signe de déférence envers le patriarcat oecuménique de Constantinople dont elle a long­temps dépendu ; l'Eglise de Géorgie est dirigée par un « catholicos », en mémoire du titre officiel donné au­trefois aux chefs des Églises orthodoxes locales qui s'établissaient en dehors des limites territo­riales de l'Empire byzantin ; d'autres Églises sont également dirigées par des archevêques : ainsi les Églises de Chypre, d'Albanie (elle aussi officiellement éteinte), de Pologne, de Tchécoslovaquie ; l'Eglise d'Amérique est la première Eglise auto­céphale purement occidentale, elle a été érigée comme telle par le pa­triarcat de Moscou, en 1970, elle regroupe les orthodoxes d'origine russe réfugiés en Amérique depuis la Révolution soviétique de 1917. Le vingtième siècle apparaît, pour l'Eglise d'Orient, comme le siècle de son martyre : elle subsis­tait dans les pays mainte­nus soumis au régime politique communiste et devait dé­fendre sa foi au péril de son existence. Mais c'est aussi, pour elle, le siècle de son universalisation puisqu'elle essaime dans les pays occi­dentaux, où se sont regroupés les chrétiens qui ont fui la ré­volution soviétique et l'invasion de la Grèce asiatique par les Turcs : des mil­lions de chrétiens orthodoxes se sont regroupés dans les pays d'occi­dent, dans l'Europe de l'Ouest, en France, en Amérique, et par­fois même jusqu'en Australie. Ils se regroupent en paroisses vivantes qui permettent à la pensée religieuse orthodoxe de se répandre dans le monde occidental, notamment par les grandes écoles de théologie que ces chrétiens ont pu ouvrir.

Des Églises locales s'étaient déjà séparées de Constantinople, bien avant la rupture de Michel Cérulaire, pas seulement pour des ques­tions de discipline ou de rattachement à l'Eglise de Constantinople, mais beaucoup plus pour des raisons dogma­tiques qui mettaient en cause la foi chrétienne. Considérées comme hérétiques ou comme schismatiques, ces Églises se sont fermées sur elles-mêmes, avec un caractère fortement nationalisant. Ainsi sont les Églises arménienne, chaldéenne, copte, syrienne, de laquelle est née l'Eglise maronite, qui s'est ultérieurement unie à Rome. Il est possible de ranger ces Égli­ses orientales séparées sous deux qualifi­cations, les nestoriennes et les monophysites, en raison de leurs ori­gines au cinquième siècle, dans des questions relatives à la personne de Jésus-Christ, questions qui prolongeaient ainsi les querelles provo­quées par Arius, au siècle pré­cédent. Le problème posé est de connaître le statut du Christ et de l'union en lui des deux natures, la nature humaine et la nature divine... Selon qu'en lui est reconnue la nature humaine exclusivement ou la nature divine exclusivement, on tombe dans le nestorianisme ou dans le monophysisme. Alors que les théologiens ariens n'avaient guère ob­tenu de succès dans leurs en­treprises de réflexion, les nestoriens et les monophysites trouvèrent un appui auprès des populations qui vou­laient secouer le joug tant politique que religieux de l'empire byzan­tin. Fidèles néan­moins à l'autocéphalie, ces Églises séparées se consti­tuèrent plus ou moins rapidement en Églises nationales, fondées sur les communautés ethniques, ayant hiérarchie, liturgie, langue et juri­diction propres. Tous les efforts entrepris par les empereurs d'Orient pour restaurer l'unité politique et religieuse furent prati­quement vains : seules, quelques communautés minoritaires se ralliè­rent et furent qualifiées, dédaigneusement, par les autres, de melki­tes, c'est-à-dire de royalistes, à cause de leur rattachement à la cause impériale. Malgré les tragédies qu'a pu connaître l'his­toire de ces Églises orientales séparées, elles ont survécu au prix de persécu­tions et d'humiliations, mais en gardant in­tacte leur fidélité à leur tradition d'origine, ce qui leur donne, à l'époque actuelle, un aspect quelque peu étrange, par rapport aux autres Églises qui ont fait évo­luer leurs traditions au fil de l'his­toire.

Les chrétiens d'Arménie, rattachés au monophysisme en 551 ont connu une succession de massacres, sans perdre leur attachement à leur foi. C'est cette union dans la foi religieuse qui a pu justifier leur héroïsme et leur ré­sistance à toutes les oppressions. De même, les chrétiens Égypte, les Coptes, ont opposé à la force de la persécution le bouclier de leur foi, surtout dans le petit peuple, alliant les prati­ques chrétiennes avec des survivances du judaïsme et même de la re­ligion pharaonique. Il en est de même pour les chrétiens d'Éthiopie qui ont manifesté une résistance conti­nuelle aux conquêtes, s'unifiant autour du chef de l'État et du chef religieux qui détenaient la toute-puissance sacrée. En fait, le monophysisme de ces Églises n'a pas été approfondi de­puis les origines, il est plus verbal que théologiquement fondé. On parle pour le Christ d'une seule nature unie, ce qui est une manière implicite d'en reconnaître deux. Les formes de la confession de foi actuelle se rapprochent de la foi catholique et or­thodoxe.

Le rapprochement et l'unité sont possibles, car les obstacles ne sont sans doute pas insurmontables.


 

L'Eglise de la Réforme

 

 

Un millénaire après la chute de l'Empire romain d'Occident, un re­nouveau se fait sentir dans les conceptions philosophiques et scienti­fiques, au début du quatorzième siècle. Dans le domaine des connais­sances, l'Eglise avait adopté une attitude anticulturelle, étouffant bon nombre de talents. Le passage du Moyen-Age à la Renais­sance se marque par un mouvement intellectuel, qui pour­rait se signifier par le passage d'un monde clos sur lui-même à un univers nouveau entière­ment ouvert sur de nouvelles découvertes, qui remettent en question l'enseignement de l'Eglise, sur la place de l'homme dans l'univers et sur la place de la terre dans la création voulue par Dieu. Il a fallu plusieurs décennies pour que les Européens découvrent cette nou­velle dimension de l'univers. La dé­couverte du Nouveau Monde, par Christophe Colomb et par Americo Vespucci, par les expéditions de Vasco de Gama, a d'abord convaincu les marchands, les conquistado­res et les banquiers, avant que les intellectuels se décident à perce­voir que la dimension du monde avait complètement été transformée par leurs découvertes.

Giordano Bruno paiera de sa vie le fait d'avoir montré que le monde pouvait se concevoir comme infini, alors que les maîtres de l'ensei­gnement s'en tenaient au confor­misme le plus scrupuleux, assurant que la terre était le centre de gravité du monde et que l'homme était le sommet de cette terre. Giordano Bruno peut être considéré comme le personnage-symbole de la Renaissance. De son vivant (1548-1600), il réalisa l'una­nimité contre lui : tous les théologiens ne pouvaient accepter ses mé­thodes d'investigation dans le domaine de la métaphysique. Après sa mort, tous le revendiquèrent. Très attiré par la théorie coperni­cienne, et sans renier le principe de la création, il voulait dis­socier la théologie des recherches scientifiques, opérant ainsi une révolution au sein de l'Eglise et de son enseignement. Ar­rêté par l'Inquisition en 1592, il ne sortit de prison que pour monter au bû­cher, le 17 février 1600 : martyr de la Renaissance, il a laissé l'em­preinte de sa pensée sur l'Occident ultérieur.

L'humanisme renaissant manifestait une insatisfaction vis-à-vis de l'Eglise, ébranlée par le schisme d'Occident, par l'avilissement de la cour romaine et l'affaiblissement de la hié­rarchie...

En 1377, le pape Grégoire XI  quitte Avignon, où les pontifes rési­daient depuis 1309, chassés par les troubles en l'Italie. Il regagne Rome et meurt l’année suivante. Le conclave chargé d’élire un nou­veau pape s’apprête à désigner un Français car il est composé à ma­jorité fran­çaise. Le peuple romain, exaspéré par la tutelle française, manifeste pour « exi­ger » un pape italien. Sous la pression, le conclave élit un Italien, Urbain VI. Ce dernier fait bientôt preuve d’hostilité et d’un autoritarisme maladroit envers les cardinaux fran­çais, qui, mécontents, annulent cette élection et choisissent un autre pape, Clément VII, qui s’installe à Avignon. Chacun des deux papes rallie dans son camp des souverains et des princes, divisant l’Europe en deux clans. L’autorité papale est discrédi­tée, aucune réconcilia­tion ne semble possible... Les cardinaux des deux camps se réunis­sent à Pise en 1408, élisent un troisième pape et déposent les deux autres qui s’y refusent. L’issue n’est trouvée qu’en 1418, au concile de Constance qui met fin à ce Grand Schisme : Martin V est élu.

La première tâche de ce pape fut de reprendre le contrôle de ses États et de rétablir une puissance financière, en réorganisant le sys­tème des impôts, si bien qu'à sa mort, la papauté était redevenue une puissance, forte, riche, et influente. Ce rétablissement de la pa­pauté eut pour conséquence de faire de Rome, et de l'Italie, le pôle d'attraction de toute l'Europe. Nicolas V, humaniste érudit, décida de faire de Rome la capitale culturelle de l'Italie, et par conséquent de l'Europe. Pour réaliser ce projet, il entreprit de transformer la petite bibliothèque pontificale en une vaste collection de manuscrits anciens, grecs et latins, afin de constituer une bibliothèque digne de ce nom. Son second projet fut de reconstruire la basilique Saint-Pierre, avec magnificence. Ses successeurs continuèrent cette poli­tique de la culture et de la reconstruction de Rome et du Vatican. C'est ainsi que Sixte IV fut un grand protecteur des artistes : il fit construire la chapelle dite « sixtine », et dont la réputation est mondiale. Avec son successeur, Innocent VII, la réputation de la pa­pauté tomba rapidement : il reconnut un fils et une fille illégitimes qu'il avait eus avant d'être prêtre, il créa de nombreux cardinaux parmi ses parents et ses partisans, faisant du collège cardinalice une assemblée d'hommes ambitieux, qui se di­visèrent en factions et qui firent répandre leurs intrigues dans Rome et ses environs. Le pape Jules II (1503-1513) chargea Bramante de reconstruire le grand édifice de la basilique Saint-Pierre, il soutint cette entreprise par l'octroi d'indulgences plénières à toute la chrétienté. Celles-ci fu­rent poursuivies par son successeur, Léon X, en 1514. Le commerce des indulgences allait mettre le feu aux poudres et être le détona­teur d'un grand courant de réforme de l'Eglise.

A l'origine, ce terme « d’indulgence » désignait la remise d'une péni­tence publique imposée par l'Eglise, pour une durée déterminée, après le pardon des péchés. Les prédicateurs de l'indulgence, pro­clamée par Jules II et Léon X, avaient reçu des pouvoirs spéciaux, qui leur permettaient de vendre des lettres de confession et d'ab­soudre les fidèles de tous leurs péchés. La théologie expliquait que l'on pouvait puiser dans les mérites du Christ et de la Vierge Marie, ou dans les mérites des saints pour obtenir le pardon de ses fautes et même pour obtenir le pardon des fautes des défunts. Les prédica­teurs expliquaient que le pape pouvait distribuer les dons obtenus par les saints en ré­compense d'un don qui servirait à la construction de la basi­lique Saint-Pierre. Certains prédicateurs allaient jusqu'à af­firmer que « lorsque l'argent résonne dans la cassette, l'âme s'en­vole directement au ciel ». Luther, en proie à de vrais tourments mystiques sur le péché et le salut, ne pouvait que critiquer cette proclamation d'une grâce obtenue à prix d'argent. La grâce, don gra­tuit de Dieu, ne pouvait pas se monnayer : l'Eglise abusait de l'insé­curité des fidèles, bradait les dons de Dieu, à des fins humaines.

Il ne saurait être question de réduire la Réforme à ce seul conflit ; l'Europe connaissait une crise économique, dont l'Eglise elle-même souffrait depuis près d'un siècle. Les biens de l'Eglise consistaient en des propriétés foncières qui étaient louées ; les ressources des paroisses provenaient de dons en nature, celles des couvents et des monastères, de la dîme et de ren­tes foncières. L'apparition de l'éco­nomie monétaire avait entraîné une série de dévaluations, qui dimi­nuaient les revenus des différents corps ecclésiastiques. L'Eglise perdait progressivement ses biens ; et cette situation désastreuse ne pouvait pas être sans conséquence pour la vie de la chrétienté, et particulièrement de la hiérarchie : les évêques perdaient leur indé­pendance par rapport aux fidèles, les moines devaient s'occuper per­sonnellement de l'administration de leurs biens, ne pouvant plus se permettre de les confier à d'au­tres. Les couvents en vinrent à de­mander l'administration de parois­ses pour permettre aux moines de survivre, les prêtres de paroisse furent parfois contraints de gagner leur pain par un travail indépen­dant. Les bénéfices, attachés à tel ou tel poste ecclésiastique, ne suffisaient plus à nourrir les titulaires. L'Eglise connaissait la pauvreté et cherchait à sortir de ce marasme, en instaurant de nouvelles prati­ques qui lui permettraient d'augmen­ter ses ressources. Ne connais­sant pas les causes de la crise, ne dis­posant pas des moyens qui leur expliqueraient les origines de cette situation, les hommes at­tribuèrent rapidement au pape la responsa­bilité de la crise : partout se levaient des collecteurs d'impôts du pape, qui n'hésitaient pas à menacer d'excommunication ceux qui ne verseraient pas leur tribut à la cause pontificale.

De plus, cette crise n'était pas simplement économique ; elle avait des répercussions politiques. En France, le roi très chrétien avait une influence illimitée pour la nomination des évêques et des abbés de monastère ; il était considéré comme le premier personnage ec­clésiastique du royaume, réglant les litiges, dans la mesure où ceux-ci ne concernaient pas directement des évêques. Cependant malgré ce pouvoir royal, les institutions et les moeurs ecclésiastiques som­braient dans l’anarchie. Des groupes rivaux se déchiraient pour ob­tenir plus de libertés. Les réformes nécessaires, étaient freinées par ces rivalités. Dans les pays germaniques, l'Eglise n'avait pas pu se constituer comme une réalité nationale, d'autant plus que le grand Empire n'était plus qu'une association de princes autonomes qui ne tenaient guère à maintenir des rapports étroits avec la couronne im­périale. Rome essayait de maintenir une forme particulière de pou­voir sur les États des princes : la nomination des évêques échappait à ces princes, même s'il leur était permis de nommer certains hommes à quelques postes épiscopaux. A chaque prise en charge d'une cathé­drale ou d'un couvent, une taxe était exigée par Rome. Cette forme d'ingérence se compliqua du fait que certains papes essayèrent d'étendre aux territoires allemands les droits et les impôts romains, ce qui ne manqua pas de soulever des sentiments anticléricaux et anti-romains. Là aussi, le point de non-retour était atteint qui allait favoriser la naissance de la Réforme.

Ce qu'il est convenu d'appeler le bas-clergé vivait dans une situation précaire, aussi bien matériellement que moralement et spirituelle­ment. Contraints à la pauvreté, du fait de leur ordination, les prêtres se voyaient obligés d'exercer une profession pour leur permettre de subsister ou d'avoir recours à la mendicité. En un certain sens, cette situation pouvait être bénéfique : les prêtres apprenaient à com­prendre le peuple dont ils recevaient la charge et dont ils pouvaient partager tous les besoins... Et, en même temps, ils n'étaient malheu­reusement pas à l'abri des tentations qui pouvaient être celles de ce même peuple. Car la formation de ces prêtres était rudimentaire ; c'est chez le curé d'un village qu'ils apprenaient les rudiments du la­tin pour dire la messe et pour administrer les sacrements : ils se formaient ainsi auprès d'un prêtre qu'ils considéraient comme un modèle et un idéal de vie, sans connaître de formation plus poussée dans le cadre d'une université ou d'un collège. Abandonnés à eux-mêmes, et vivant dans la détresse morale, ces prêtres se laissaient souvent aller à des écarts de conduite : c'est ainsi que la pratique du concubinage était fréquente... et ils manquaient de sens pastoral, puisque leur tâche se réduisait à l'administration des sacrements, tout en veillant à la correcte application de la discipline ecclésiasti­que dans le territoire paroissial. Les évêques ne pouvaient leur in­culquer les rudiments du devoir pastoral, nommés très jeunes en rai­son des situations familiales, jouissant simplement des bénéfices af­fectés à leur poste. Certains même étaient totalement indignes de leur charge, beaucoup n'ayant même pas conscience de leurs devoirs. Les sièges épiscopaux les plus importants étaient confiés à des hommes qui avaient rendu des services à la couronne ou à la curie romaine, sans avoir été préparés à une mission d'Eglise. Dans la ma­jorité des cas, prêtres et évêques étaient ignorants des questions théologiques... Le lien des évêques entre eux et des évêques avec le pape était très lâche, mais, les évêques copiaient l'administration pontificale, confiant à des vicaires généraux le soin de veiller aux relations avec le clergé et à un auxiliaire, choisi généralement parmi les ordres mendiants, les fonctions épiscopales proprement dites. Toutefois, il serait injuste de ne considérer que les travers de ce clergé. Dans la terre natale de la Réforme, il y eut aussi des excep­tions en grand nombre, dans la période qui a précédé la Réforme : certains évêques se mirent à prêcher au peuple et à essayer de ré­former eux-mêmes leur Eglise locale. C'est le cas des évêques d'Augsbourg et de Constance... Mais comme la curie romaine et la papauté ne s'étaient pas encore réformées, toutes les tentatives de réforme à l'intérieur des Églises locales restèrent souvent sans len­demain.

La fin du quatorzième et le début du quinzième siècle voient l'héré­sie réapparaître en Europe, d'abord en Angleterre puis en Bohême. Une tentative de Réforme de l'Eglise se fit, à l'instigation d'intel­lectuels, qui voulaient remettre en pratique un christianisme pur et primitif, à la manière des vaudois, du Sud de la France.

En Angleterre, Jean Wycliff, né en 1328, dans une famille de la pe­tite noblesse du Yorkshire, étudiant, puis profes­seur à Oxford, ne tarde pas à se poser comme un des chefs du cou­rant hostile à la pa­pauté et aux membres du haut clergé. Il s'engage dans la réflexion théologique, dans la ligne de la pensée de saint Au­gustin. C'est ainsi qu'il affirme que les chrétiens, et, parmi eux, les prêtres, doivent suivre la règle évangélique de la pauvreté. Il entre­prend une critique de l'Eglise, en affirmant que le clergé et les sa­crements sont inutiles pour le salut. Il affirme que la véritable Eglise est invisible et qu'elle est constituée de ceux que Dieu a pré­destinés au salut. Il prétend que seuls ceux qui sont en état de grâce, et donc susceptibles de pren­dre possession du salut offert par Dieu, méritent de posséder les biens terrestres, la hiérarchie de l'Eglise, corrompue par le pé­ché, étant inapte à cette possession ; le pouvoir séculier se trouve justifié de confisquer les biens de qui que ce soit, et particu­lière­ment de l'institution ecclésiale, quand cela semble néces­saire. L'idéalisme de la pauvreté évangélique se présente alors comme inextricable ment mêlé à un opportunisme politique, ce qui lui valut la protection royale. Alors qu'il avait été dénoncé auprès du pape Gré­goire XI, en 1377, Jean Wycliff échappa aux poursuites, en raison de cette protection. En mettant en cause l'enseignement de l'Eglise sur l'eucharistie, il perdit beaucoup de ses partisans, car il attaquait le respect et la dévotion que les fidèles pouvaient avoir en­vers ce sacrement, cela devait entraîner sa condamnation en 1382.

Après sa condamnation, son école de pensée fut chassée d'Oxford, et lui-même se retira, pour mourir en 1384. Il mourut isolé, chef d'une petite secte : son entreprise de réforme avait échoué. Néan­moins, ses idées se répandirent, malgré les efforts répétés de la hiérarchie et de l'orthodoxie officielle. L'Eglise officielle s'aperçoit alors que ses idées ont une influence hors d'Angleterre : elles s'étaient répandues à Prague et dans toute l'Europe centrale. Un châtiment posthume fut exercé à son encontre : l'exhumation de ses restes fut ordonnée, et ses ossements furent brûlés.

Passionnément attaché à la réforme de l'Eglise, Jean Huss (1370 en­viron - 1415) voyait, comme Wycliff qu'il avait lu, dans Écriture Sainte la seule norme de la foi, même s'il acceptait d'abord l'Eglise hiérarchique. Dès son arrivée à l'université, Jean Huss considéra le réformateur anglais comme son maître. Ordonné prêtre en 1400, et nommé doyen de la faculté de Prague l'année suivante, il commence sa carrière de prédicateur très tôt : son succès fut rapide, en raison de sa profonde sincérité et de sa grande éloquence, dans la langue vulgaire tchèque. Bénéficiant de l'appui de son archevêque et de la faveur du roi Venceslas IV, c'est en pleine légalité qu'il prêche la réforme de l'Eglise et le retour à la pauvreté évangélique, travestie par la richesse corruptrice des Églises. Pour lui, Évangile doit être la seule loi d'action du chrétien. Mais, dès 1403, l'université de Prague condamne quarante-cinq propositions tirées de ses écrits.

Jean Huss lutte pour que les Tchèques soient maîtres de leur pays ; il appuie le roi, quand celui-ci commet un abus de pouvoir, en décré­tant la réforme de l'université, levant la mainmise allemande sur l'université de Prague. Jean Huss, devenu recteur de la dite univer­sité, est très populaire. Mais les Allemands entreprennent une lutte contre lui, le soupçonnant d'hérésie, en raison de son admiration pour Wycliff. Excommunié par l'archevêque de Prague, mais soutenu par le peuple et le roi, il se montre de plus en plus violent. L'exécu­tion de trois de ses disciples ravive l'enthousiasme du peuple pour Jean Huss, qui est accusé d'hérésie. Cette fois, il s'agit d'une ex­communication majeure, qui frappe d'interdit la ville dans laquelle il pouvait séjourner : les sacrements, administrés dans une ville où il pouvait être de passage, étaient immédiatement nuls et invalides. Jean Huss quitte Prague pour trouver refuge en Bohême méridionale où il prêche dans les campagnes et rédige des traités de théologie.

Au cours de l'été 1414, l'empereur Sigismond, qui devait hériter du royaume de Bohême, et qui ne voulait pas dresser son peuple contre lui, s'intéresse à Jean Huss et lui propose de se ren­dre au concile de Constance pour y soutenir sa cause. Jean Huss, muni d'un sauf-conduit impérial, part le coeur plein d'espoir. Mais, à Constance, les Pères conciliaires n'avaient pas d'au­tre intention que de juger le ré­formateur et de le condamner. Ses écrits sont condamnés au bûcher. Lui-même, abandonné par Sigis­mond, monte sur le bûcher, le 6 juillet 1415, et ses cendres sont jetées dans le Rhin. Aujourd'hui, on doute encore qu'il ait réellement été hérétique. Et, après sa mort, une au­tre phase du hussisme s'inaugure : le peuple de Bohême considère le réformateur comme un saint et comme un martyr.

A eux deux, Jean Wycliff et Jean Huss, par leur prédication, mais aussi par leurs actes, avaient lancé un véritable défi à l'institution ecclésiale, en démontrant la supériorité de Écriture sainte sur les lois et les principes d'origine purement humaine de la hiérarchie et de la papauté romaine. La foi chrétienne espérait un renouveau, qui lui ferait retrouver la pureté de ses origines : elle ne pouvait le trouver que dans l'étude de plus en plus poussée de Écriture sainte.

Pour Luther, la Réforme ne se présente pas comme une révolution institutionnelle : elle ne vise pas à former un ordre nouveau, mais à inviter l'Eglise catholique et apostolique à se critiquer elle-même, à faire preuve de discernement, en se reportant à la Parole de Dieu. Elle ne doit pas provoquer une déchirure au sein de l'Occident chré­tien. Luther pensait pouvoir réformer l'Eglise de l'intérieur, en lui rappelant que ce qui la fonde, c'est la Parole de Dieu. Il voulait alors rappeler que le véritable trésor de l'Eglise se trouvait dans l'Évan­gile beaucoup plus que dans la discipline interne, armée d'un disposi­tif philosophique, hérité plus ou moins directement d'Aristote. La protestation de Luther se situait sur un plan théologique, mais l'ar­mature doctrinale de Rome ne permettait pas d'introduire une dis­continuité dans l'enseignement traditionnel. Le moine allemand appa­raissait alors comme un danger pour le statut de la papauté. La scis­sion ne pouvait bientôt plus être évitée : le mécanisme de rupture, une fois mis en branle, est pratiquement irréversible.

Il ne faudrait pas oublier que la Réforme n'est pas survenue pendant une période de désolation spirituelle, mais dans un temps de grande recherche de piété. L'institution ecclésiale, dans sa hiérarchie, ne représentait plus guère la véritable Eglise du Christ, tant elle était dépravée. Au sortir de l'époque moyenâgeuse, les hommes étaient hantés par la question de leur salut, ils recherchaient des réponses et l'institution ecclésiale était incapable de leur donner les éclaircis­sements qu'ils souhaitaient. Il fallait redonner à l'Eglise sa destina­tion première : mener les hommes au salut offert en Jésus-Christ.

Martin Luther était un fils du peuple. Né le 10 Novembre 1483, il était le fils de Jean Luther et de Marguerite Ziegler, d'origine paysanne, qui avaient quitté leur village, pour chercher une situation meilleure dans les mines de cuivre et d'argent de la région de Mans­feld, peu après la naissance de Martin. Martin passe les premières années de sa vie entre un père rude et intéressé et une mère sensi­ble et pieuse. A l'âge de sept ans, le jeune garçon est envoyé à l'école de Mansfeld, où la discipline était aussi stricte que dans la demeure paternelle. Il y reçoit les rudiments du catéchisme et ap­prend quelques hymnes liturgiques, par lesquelles il acquiert des no­tions élémentaires de grammaire latine. A quatorze ans, il est envoyé à Magdebourg, à l'école des Frères de la vie commune qui lui font découvrir la Bible et l'initient à la piété personnelle. La découverte de la Bible par le jeune Martin fut une révélation. Ces mêmes Frères exaltaient aussi, aux yeux de leurs élèves, la grandeur de la vocation monastique, présentant cette forme de vie comme la seule qui soit authentiquement chrétienne. Malgré la révélation que lui avait appor­tée la découverte de la Bible, le jeune homme regagna, au bout de quelques mois, le foyer paternel, il était physiquement malade. A quinze ans, ses parents l'envoient poursuivre ses études à Eisenach. En fait d'études, Luther n'améliora guère que ses connaissances la­tines et sa culture musicale... La fréquentation de franciscains at­tira, une fois encore, son attention vers l'idéal d'une vie monastique.

Jean Luther rêvait de faire de son fils un juriste, dans l'intention de bien le marier et de le placer au service des comtes de Manfeld. Il envoya donc son fils à Erfurt, afin qu'il puisse y suivre la formation universitaire courante, en 1501. Martin commença par recevoir des connaissances plus approfondies dans les domaines de la grammaire, de la logique, de la métaphysique... Il ne se laissa pas enfermer dans les limites d'un programme universitaire, même s’il obtient rapide­ment les diplômes qu'il préparait : en février 1505, il fut reçu deuxième sur dix-sept candidats à l'examen final, il devenait ainsi « maître ès arts », ce qui lui permettait de poursuivre ses études de droit, afin d'obéir aux voeux de son père, il lui était possible de don­ner des cours à l'université. Un brillant avenir s'ouvrait devant lui.

A cette époque, il prend conscience de ce que peut être la colère di­vine. L'Eglise ne semble pas pouvoir répondre à son inquiétude : dans ses rites et dans ses préceptes. C'est une torture morale et spiri­tuelle qui déchire l'âme de Martin Luther, et il ne trouve d'apaise­ment qu'en se réfugiant dans le culte des saints et particulièrement celui de la Vierge Marie.

Le 18 Juillet 1505, il entre au couvent des Augustins de la stricte observance d'Erfurt. C'est la réponse qu'il apportait à un appel mys­tique. Mais, il ne trouvera pas la paix qui avait été tant vantée par les religieux qu'il avait rencontrés au cours de ses études : néan­moins, il ne doutera jamais de la sincérité de sa vocation. L'ordre monastique, dans lequel il entrait, était réputé par le sérieux du tra­vail théologique et par la rigueur de la règle. Cette rigueur, il l'em­brasse avec joie et il la suit scrupuleusement, de manière à atteindre la perfection, sinon la sainteté, car il sait que nul pécheur ne peut vi­vre en présence de Dieu. Et plus il vise la perfection, plus il découvre qu'il en est très éloigné. En septembre 1506, il prononçait ses voeux définitifs, avant d'être ordonné prêtre peu avant Pâques 1507. Pen­dant cette période de formation, il se familiarisa avec la Bible.

Entré au couvent pour y trouver la paix spirituelle, il n'y avait trouvé que les pires tourments, semblables, selon lui, aux pires tourments de l'enfer. Le problème qui l'agite est toujours le même : comment se rendre Dieu favorable ? Il ne trouve pas de réponse directe dans l'étude théologique, même s'il acquiert ses grades universitaires en théologie... Il ne trouve pas davantage de réponse dans la structure ecclésiale, qui ne répond pas à sa soif d'absolu..., elle ne propose qu'une multiplication de bonnes oeuvres, qui seraient susceptibles de se concilier la miséricorde divine.

Et c'est dans la lecture de la Bible qu'il va trouver une réponse à ses interrogations: la Parole de Dieu lui ouvre la source de toutes les consolations et lui montre le chemin qui conduit au salut. Dès 1508, un de ses supérieurs l'envoyait à Rome pour des affaires concernant l'ordre. Pendant ce voyage, il découvre la Rome de la Renaissance, dont les scandales ne l'impressionnent pas sur le moment ; toutefois, la superficialité du clergé italien pouvait déconcerter un homme épris de perfection et de sainteté... Après ce voyage à Rome, il passe sa licence le 4 Octobre 1512, et le 19 du même mois, il est promu docteur en théologie. Il reçoit la chaire Écriture sainte.

En commentant la lettre aux Romains, il découvre cette parole : « Le juste vivra par la foi », parole qui devait le dégager d'une soumission aveugle aux prescriptions de la Loi pour lui ouvrir les grands espaces de la vie de foi : l’Évangile n'est pas un catalogue d'obligations mo­rales et religieuses, mais une Bonne Nouvelle de salut annoncé à tous les hommes. La seule exigence de Dieu, c'est de faire connaître son amour à tous. Désormais, c'est dans la joie qu'il proclamera, dans ses prédications, l'amour de Dieu qui veut le salut des hommes.

Luther découvre un Dieu d'amour qui s'offre et qui se donne à tous les hommes qui mettent leur foi en Jésus-Christ. Il vient de décou­vrir le Dieu d'amour, il a la pleine révélation de la grandeur de Évan­gile, qu'il peut résumer, dans une phrase qui deviendra célèbre : le pécheur est justifié par la seule grâce, par le moyen de la foi. Une grande joie, une grande paix peuvent alors illuminer son coeur : après toutes ses épreuves, il est ressuscité, il est libéré de tous ses tour­ments personnels. Il devient le témoin de la grâce. « Sola gratia, sola fide », « par la seule grâce, par la seule foi », telles seront les deux sécurités qu'il possède pour commencer une vie nouvelle, une vie d'un homme libre prêt à servir son Dieu.

C'est en cette pleine activité intellectuelle, spirituelle et pastorale qu'il va affronter l'événement de son existence, à savoir l'attitude à prendre en face de la prédication des indulgences, ordonnée par les papes Jules II, en 1507, et Léon X, en 1514. La prédication des in­dulgences, commandées pour la construction de la basilique Saint-Pierre de Rome, commença en Allemagne, en 1517.

Scandalisé par une thèse défendue par les prédicateurs, selon la­quelle lorsque l'argent tombe dans la cassette, l'âme d'un défunt s'envole immédiatement vers le ciel, Luther alerte l'autorité ecclé­siastique et les théologiens. Si la pratique des indulgences pour les vivants pouvait trouver grâce aux yeux du moine de Wittenberg, car elle réclamait la contrition de la part des pécheurs, l'indulgence ne pouvait pas s'appliquer aux défunts, lesquels n'ont plus la possibilité d'exprimer le regret de leurs fautes et de participer à la vie sacra­mentelle de l'Eglise. Luther cherche à connaître à fond l'enseigne­ment ecclésial sur les Indulgences. Il rédige un mémoire, où il rap­pelle l’enseignement traditionnel, et où il dénonce les abus. Il envoie ce mémoire, ainsi qu'une série de thèses sur la question, à l'archevê­que de Mayence, à l'évêque de son diocèse, celui de Brandebourg, ainsi qu'au prince-électeur de Mayence. Jusqu'à une époque très ré­cente, les historiens affirmaient que Luther avait placardé ses qua­tre-vingt quinze thèses sur les indulgences à la porte de l'église du château de Wittenberg. Mais, il semble plus probable que le moine de Wittenberg s'est contenté d'alerter les autorités théologiques, dans l'espoir de susciter un véritable débat sur les vertus de l'indul­gence. Le fait que ces thèses ont été écrites en latin suffit à souli­gner l'intention de Luther : il ne voulait pas porter le débat devant le peuple, mais devant les spécialistes des questions religieuses. Il ne propose aucune doctrine nouvelle, se contentant de reprendre l'en­seignement de l'Eglise, selon lequel les indulgences n'ont pas de pou­voir de rédemption, le salut étant donné gratuitement par Dieu à ceux qui font pénitence ; mais, pour éveiller l'attention de ses pairs, il exagérait certaines propositions.

Mais les évêques et les théologiens n'acceptent pas la discussion que proposait Luther. Eux, les représentants officiels du magistère ro­main, n'avaient pas besoin de se laisser appeler à la pénitence par le moine de Wittenberg... Mais le peuple, lui, va réagir : des étudiants ont traduit le texte de Luther en langue vulgaire et des imprimeurs l'ont rapidement divulgué. Le peuple avait enfin trouvé un chef qui pouvait canaliser son opposition aux innombrables taxes exigées par Rome. Luther devenait le porte-parole du mécontentement général.

Le peuple allemand, s'appuyant sur la doctrine de Luther, n'allait-il pas se révolter contre l'autorité pontificale ? Léon X avait été averti de l'affaire par un courrier, et les dominicains, chargés de prêcher les indulgences avaient perçu une forme d'hérésie chez Martin Luther. Le pape demanda au nouveau supérieur des Augustins de calmer les ardeurs de Martin, afin d'éteindre l'étincelle avant qu'elle ne provoquât un incendie. Luther doit comparaître devant le chapitre général de son ordre, en Avril 1518 : il refusa de se rétrac­ter. Pourtant, soucieux de s'expliquer, et d'en appeler d'un pape mal informé à un pape mieux informé, Luther envoie au pape ses « Reso­lutiones disputationum de indulgentiarum virtute ». Pour la première fois, Luther parle de la nécessité de réforme pour l'Eglise. Mais, cet envoi s'avérait inutile : avant que ses « Résolutions » n'arrivent à Rome, Luther avait déjà été inculpé d'hérésie. Et depuis Jean Huss, on savait bien comment se terminaient les procès en hérésie : ou bien Luther serait contraint de se rétracter purement et simple­ment, ou bien il serait condamné au bûcher.

Au cours de débats, Luther soutient la thèse selon laquelle les conciles n'étaient pas exempts d'erreur et que, pour les chrétiens, il n'y avait pas d'autre autorité infaillible que l’Écriture. Il récusait ainsi tout le magistère de l'Eglise, et il ne lui restait plus que la Bible : il affirme avec force que l'on ne peut admettre avec certitude comme vérité religieuse que ce qui peut être prouvé à partir de la Bible. Ainsi se présentait ce qui allait devenir un principe pour toute la doctrine de la Réforme : l’Écriture seule, le « sola Scriptura ».

Luther présente alors la papauté comme une institution humaine, af­firmant que le pape lui-même devait être soumis à l'autorité de la Bible. Son audace n'allait pas tarder à être réprimée. Le 15 Juin 1520, une bulle pontificale « Exsurge Domine » somme Luther de se rétracter dans les deux mois, sous peine d'excommunication. La me­nace de mort pèse sur ses épaules.

Il publie, en trois mois, les écrits qui vont faire de lui le guide de la nation allemande « A la noblesse chrétienne de la nation allemande sur l'amendement de l'état chrétien », puis « L'Eglise dans la capti­vité de Babylone », et enfin « La liberté du chrétien ».

L'empereur met en exécution la bulle « Exsurge Domine » en faisant brûler les livres de Luther. Alors, Luther décide d’abandonner la vie monastique ; et, il annonce, le 10 Décembre 1520, qu'il brûlera le lendemain les livres du droit canonique, symbolisant ainsi sa propre liberté par rapport à l'Eglise romaine et l'indépendance du pouvoir civil par rapport au pouvoir ecclésiastique. Au milieu de ce bûcher, Luther jette aussi la bulle de menace d'excommunication qui le frap­pait. La réponse de Rome ne se fait pas attendre : sans mesurer exactement les conséquences que son acte pouvait avoir, le pape promulgue une nouvelle bulle, le 3 Janvier 1521 : « Decet Romanum Pontificem », par laquelle il rejette Luther et ses partisans du sein de l'Eglise. C'est l'excommunication plénière : tous les offices reli­gieux sont interdits en tous les lieux où l'hérétique pouvait séjour­ner, Luther n'était pas seul à être frappé d'excommunication.

Luther se trouve ainsi à la merci des princes et de l'empereur qui peuvent exercer sur lui le pouvoir séculier. Le chien d'hérétique est condamné par l'Eglise, il ne reste à l'empereur que le devoir d'exé­cuter la sentence. Et déjà la chancellerie impériale fait établir des mandements à son égard.

La Réforme, entreprise par Luther, était devenue une affaire publi­que : elle était susceptible de dégénérer en conflit de haute politi­que. Charles-Quint refusera de prendre fait et cause pour un moine errant hors des sentiers chrétiens, puisque la hiérarchie se dresse contre lui. Les livres de Luther doivent être brûlés partout, ses biens et ceux de ses protecteurs sont confisqués. Le réformateur ne pouvait plus connaître de sécurité dans tous les territoires soumis à l'autorité impériale. Luther disparaît alors de la scène publique pour mener une existence de recueillement et de travail paisible.

Par des lettres, il attire à l'esprit de la Réforme un nombre considé­rable de religieux et de religieuses qui étaient entrés au couvent sans vocation et qui vivaient en contradiction avec la règle monasti­que et leurs voeux. Mais son oeuvre majeure de l'époque est une traduction du Nouveau Testament sur la base du texte grec. Cette traduction n'était pas la première. Dès 1466, la Bible avait souvent été traduite en allemand, mais la langue laissait souvent beaucoup à désirer et le point de départ des traducteurs se trouvait dans la Vulgate et non pas dans le texte grec lui-même. Le succès est immé­diat : le premier tirage, à raison de cinq mille exemplaires, est rapi­dement épuisé. Grâce à cette entreprise, le peuple pouvait entrer en contact direct avec la Bible, sans recourir aux lettrés capables de lire le texte latin. La traduction de l'Ancien Testament ne fut réali­sable que douze années plus tard. La Bible de Luther va constituer le centre de gravité de toute la Réforme.

On oublie ainsi, un peu trop facilement, que, tout en recommandant la soumission aux autorités, Luther invite celles-ci à veiller avec beau­coup plus d'attention au bien public. Le premier principe qui devrait guider l'exercice de toute autorité, c'est de s'assurer que les droits de Dieu soient les mieux respectés par tous les hommes, quels qu'ils soient. De plus, le réformateur a tout lieu de s'inquiéter pour son oeuvre, qui lui échappe déjà : des déviations à la Réforme luthérienne se font jour, parmi les disciples mêmes de Luther.

Il organise le culte divin, en gardant même pour la liturgie l'usage du latin et des ornements liturgiques, laissant à chacun le droit de choi­sir s'il veut ou non communier au calice. En revanche, il supprime les messes privées, celles qui sont dites sans la présence du peuple, il supprime également la confession et le jeûne obligatoires. Le mona­chisme et le célibat sacerdotal sont également exclus.

Le 13 Juin 1525, Martin Luther épouse une religieuse cistercienne qui avait, elle aussi, quitté son couvent, Catherine de Bora. Luther avait quarante-deux ans, son épouse en avait vingt-six. Devant le ris­que du scandale, ses amis désapprouvent vivement cet acte ; mais le réformateur, dans ses prédications, avait déjà proclamé le droit pour les prêtres et les religieux de bénéficier de cet état de vie, di­vinement institué. La Réforme commence à se détacher de plus en plus de la personne de Luther.

L'opposition qui se dresse contre Luther ne vient pas seulement des milieux catholiques, mais aussi des milieux qu'il considérait comme ses propres amis et disciples. Les « sacramentaires » défendaient une interprétation symbolique de l'eucharistie et ils découvraient dans la doctrine luthérienne un vestige de la tradition romaine dont ils voulaient débarrasser l'Eglise. Ils refusaient la thèse de la Pré­sence du Christ dans la célébration de la sainte Cène, n'hésitant pas à caricaturer les disciples de Luther en les présentant comme des mangeurs de chair et d'adorateurs d'un Dieu de pain. Luther se voit contraint de préciser sa position. Il ne reconnaît pas la doctrine ca­tholique de la transsubstantiation ; mais il affirme que c'est par la foi seule que le chrétien mange spirituellement le corps du Christ. Pour lui, il ne s'agit pas d'une petite querelle théologique : actuelle­ment, certains s'en prennent au sacrement de la cène bientôt, ils s'en prendront au baptême, et, plus tard, à la foi elle-même et au Christ en personne... Il n'est pas permis de subordonner la foi chré­tienne aux élucubrations de la raison humaine.

 

Le 19 Avril 1529, les princes du Nord et quatorze villes du sud pro­testèrent contre la décision unilatérale des princes catholiques qui avaient la majorité et qui interdisaient l'implantation de la Réforme dans les territoires jusque là complètement catholiques et récla­maient le libre exercice du culte catholique dans les provinces acqui­ses à la nouvelle Eglise : « Nous protestons devant Dieu qui scrute les coeurs et qui est un juste juge, ainsi que devant les hommes et devant toutes les créatures que, pour nous, pour les nôtres... nous ne pouvons consentir à aucun acte ou arrêt contraire à Dieu, à sa sainte Parole, au salut des âmes, à la bonne conscience »... C'est l'origine du nom de protestants qui s'est répandu et qui est devenu célèbre non seulement en Allemagne, mais aussi dans les pays étrangers. Il était inévitable que ce terme prît une extension beaucoup plus grande, no­tamment dans le domaine théologique, pour désigner ceux qui étaient entrés en conflit avec l'enseignement de l'Eglise romaine.

Le protestantisme est un nom générique donné aux Églises issues de la Réforme. Aussi ne convient-il guère de parler du protestantisme, mais plus exactement des protestantismes, bien que la foi, dans les différentes confessions séparées de l'Eglise romaine, puisse être comparable. Pour faire bref, le protestantisme sert à désigner l'en­semble des Églises qui se considèrent distinctes du catholicisme oc­cidental et oriental, et distinctes également de l'orthodoxie.

Alors que l'ombre de la mort commence à se présenter, Luther n'en demeure pas moins actif, il travaille avec acharnement, achevant sa traduction complète de la Bible, qu'il publie en 1534. Luther meurt, le 18 février 1546 à trois heures du matin. Les témoins de sa mort, Martin et Paul Luther, ses fils, le comte et la comtesse de Mansfeld, le chapelain du comte et un ami théologien de Luther, affirment qu'à la question que lui posèrent le chapelain et le théologien : « Révérend Père, voulez-vous mourir appuyé sur Jésus-Christ et sur la doctrine que vous avez enseignée ? », il répondit affirmativement, d'une voix assez forte pour que tous puissent l'entendre. Ces témoins affir­ment également qu'il s'est endormi paisiblement dans la mort.

Luther n’est pas le seul initiateur de la Réforme, même s’il lui a per­mis de trouver sa première expression publique. Le mouvement va connaître un second souffle, en la personne de Jean Calvin, qui se dis­tinguera de Luther, par son souci d’organiser l’Eglise réformée : Mar­tin Luther fut le prophète, Jean Calvin sera l’organisateur. La Ré­forme avait pénétré en France. La doctrine de Luther s’était rapide­ment répan­due, dès 1520. En Avril 1521, le parlement fran­çais condamnait l’hérésie, et les premiers bûchers s’allumaient à Paris.

Jean Calvin naquit à Noyon le 10 juillet 1509. Contrairement aux pa­rents de Luther, Gérard Cauvin, son père, et Jeanne Lefranc, sa mère, souhaitaient voir leur fils Jean se lancer dans la carrière ecclé­siastique. Jeanne Lefranc, femme très pieuse, l’initie religieu­sement aux prati­ques traditionnelles de la vénération des reliques et de la dévotion populaire, en Picardie. Si elle recherche pour son fils des protections surnaturelles, son père lui cherche des protections dans les milieux ecclésiastiques ; et c’est ainsi que Jean Cauvin, dit Calvin, va obtenir, dès l’âge de douze ans, des bénéfices ecclésiasti­ques, qui vont lui permettre d’effectuer des études complètes.

En 1528, après avoir obtenu de l’Eglise de Noyon un second bénéfice, il devient « maître ès arts ». Il lit les traités que publie Luther, mais ne se soucie guère des querelles religieuses.

Il assiste aux derniers mo­ments de son père, qui meurt le 26 mai 1531. Cet événement va orienter sa conversion. En effet, son père avait été ac­cusé de détournements de biens, et comme il ne présen­tait pas ses comptes, il avait été excommunié. Jean Calvin aimait cette Eglise catholique romaine, dans laquelle il avait grandi, mais, dans son esprit, le doute commençait à naître. Et les in­cidents qui ont eu lieu entre sa famille et les chanoines de la cathédrale de Noyon, pour permettre l’enterrement de son père en terre chrétienne, font naître en lui un sentiment de rancoeur contre cette Eglise. Il se laisse de plus en plus gagner aux idées nouvelles…

Le 4 Mai 1534, il renonce à tous les bénéfices ecclésiastiques qu’il avait obtenus : il ne veut plus recevoir de secours matériels d’une Eglise qu’il juge déjà comme une maîtresse d’erreurs. Il rompt ainsi les liens qui l’attachaient encore à Rome et fait le pas décisif qui le séparait des idées de la Réforme. Il fait désormais partie de ceux que la justice du roi de France pouvait frapper, en raison de leur foi. En 1526, les premiers martyrs de la Réforme française sont suppli­ciés ; mais cette Réforme se radica­lise, malgré tout, rapidement.

Dans la nuit du 17 au 18 Octobre 1534, éclate l’affaire des Placards : des affiches pamphlétaires, dénonçant les abus de la messe papale, sont placardées en plusieurs endroits de Paris, et jusque sur la porte de la chambre de François Ier, à Amboise. Cette affaire entraîne un renouveau de persécution contre les réformés : les sus­pects sont ar­rêtés et exécutés, de nombreux partisans de la réforme sont contraints à l’exil. Au début de l’année 1535, Calvin quitte la France pour trouver refuge en Suisse, là où la Réforme a été accueil­lie favo­rablement. En Mars 1536, résidant à Bâle, il fait paraître la première édi­tion, en latin de son « Institution chrétienne », un catéchisme pour adultes qui obtient un vif succès : en neuf mois, tous les exem­plaires disponibles disparaissent des librairies. Calvin travaillera toute sa vie à établir une version définitive de cette « Institution », qui devait devenir, en 1559, la Somme théologi­que de la Réforme.

Calvin passe par Genève, en juil­let 1536. Cette ville avait décidé de vivre selon Évangile et la Parole de Dieu, en se libérant de la tutelle de l’évêque, et de la maison de Sa­voie qui exerçait une certaine pré­tention sur elle. Calvin entreprend de donner à l’Eglise genevoise les struc­tures nécessaires qui lui permettront de rallier pleinement la Ré­forme. La discipline qu’il propose ne plai­sait guère aux membres in­fluents de Genève, ville où la liberté se confondait facilement avec la licence. Les magistrats finissent par exiler Calvin, le 23 Avril 1538.

Même s’il est entré en conflit ouvert avec l’Eglise genevoise, qui l’avait exilé, il lui conserve un profond at­tachement : l’évêque de Car­pentras avait considéré l’expulsion de Calvin de Genève comme une occasion pour ramener ces chrétiens dans le giron de l’Eglise catholi­que romaine. Les cercles qui avaient exilé Calvin s’adressent à lui pour qu’il prenne leur défense. En 1541, il est rappelé à Genève, qui lui ré­serve un accueil triomphal. Les Genevois vont s’organiser en une com­munauté qui n’est pas sans rappeler celle des premiers chrétiens. Ce qui fait la force des idées réformatrices, ce n’est pas simplement la constatation de l’immoralité qui régnait dans certains milieux ecclé­siastiques de l’Eglise romaine, c’est bien davantage la constatation que l’Eglise n’est plus la même que celle des premiers siècles.

Cette découverte avait permis aux Genevois de s’organiser en une vé­ritable communauté évangélique. L’Eglise de Calvin est l’Eglise des saints, le rassemblement des élus, et non pas une Eglise de la foi, où le chrétien chercherait à obtenir son salut par la confiance qu’il place en Dieu. Le premier objectif de Calvin est de purifier l’Eglise de tou­tes les in­fluences qui sont étrangères à Évangile, notamment des tra­ditions ecclésiales, qui ne sont que des inventions humaines. Il trans­forme la cité en un véritable couvent laïc, en invitant les Ge­nevois à se préserver de tous les abus. Les mauvaises moeurs cléri­cales, sans être la cause de la Réforme, avaient beaucoup favorisé l’expansion du mouvement ; il ne convient pas de retomber dans les mêmes excès déplorables ; il faut rompre avec le passé de corruption et de vices, pour entrer dans une existence proprement évangélique.

Pour veiller au bien de l’Eglise historique, Calvin, s’inspirant du Nou­veau Testament, éta­blit quatre types de ministères : les pasteurs, les docteurs, les dia­cres, les anciens. Les pasteurs reçoivent le ministère de prêcher quotidiennement et d’administrer les sacrements, ils sont nommés par leurs collègues, avec l’assentiment du conseil communal, ils se réunissent, une fois par semaine, pour étudier la Bible et pour examiner fraternellement si leur prédication est authentiquement évangélique. Les docteurs ont la charge d’assurer la tâche essentielle de l’enseignement. Les diacres se voient confier le soin des malades et des pauvres dans la commu­nauté. Les anciens sont au nombre de douze laïcs, ils sont nommés également par le conseil, et, ils forment, avec les pasteurs, le Consis­toire de l’Eglise, chargé de maintenir la doctrine dans son orthodoxie. Ce sont les Anciens qui détiennent le pouvoir de l’admonestation et de l’excommunication, afin que les moeurs de chaque membre de la com­munauté soient toujours confor­mes à l’esprit de Évangile. Le Consis­toire était une sorte de tribunal d’inquisition qui sanctionnait les infractions à la vie évangélique : les pécheurs notoires lui étaient livrés et devaient subir des punitions, allant de l’amende honorable publique à la condamnation à mort ou au bannissement, en passant par la torture et l’excommunication.

Les Églises réfor­mées ne cessant d’augmenter en France, la reine Ca­the­rine de Médicis comprend qu’il est nécessaire de composer avec le parti de la Ré­forme et de rapprocher les catholiques et les protes­tants. La coexistence des deux cultes fut admise, la pra­tique de la religion réformée étant tolérée seulement en dehors des villes. La rémission accordée aux huguenots fut de très courte durée : le 1er Mars 1562, François de Guise fait massacrer soixante-dix protes­tants parmi les auditeurs d’un culte, à Vassy, en Champagne. Les guerres de religion venaient de commencer...

Ayant renoncé à son enseignement public, en février 1564, Calvin consacre ses dernières forces à préparer sa mort. Le 25 Avril, il dicte un testament spirituel d’une rare sobriété, dans le dessein de se présenter sans malice devant Dieu ; il demande des fu­nérailles communes et une sépulture anonyme ; il répartit ses biens entre les membres de sa famille... Il meurt paisi­blement le 27 mai 1564, vers huit heures du soir. Conformément à ses désirs, il est inhumé sans cérémonie, sans discours : aucune pierre, aucune ins­cription ne mar­que le lieu de sa sépulture.

La doctrine de Calvin s’est rapidement répandue dans toute l’Europe, avant même la mort du patriarche de la Réforme. Fuyant les persécu­tions, les réformateurs accourraient pour trouver refuge à Genève, d’où ils étaient ensuite renvoyés pour devenir les missionnaires de la foi nou­velle, et ce au péril de leur vie.

Théodore de Bèze, le successeur de Cal­vin dans l’Eglise genevoise or­ganise la doctrine réformée autour d’un thème théologi­que, celui de la double prédestination : pour lui, les hommes sont prédestinés par Dieu, les uns pour l’enfer et la mort éter­nelle, les autres pour le pa­radis et pour la vie éternelle. Calvin, quant à lui, n’avait insisté que sur l’élection divine, laissant la damnation à l’arrière-plan : pour lui, la prédestination n’était que l’illustration de l’oeuvre de grâce voulue par Dieu. Bèze durcissait ainsi la doctrine de son prédécesseur.

En Angleterre, la Réforme, si elle répondait aux voeux de nombreux croyants, ne fut pas l'oeuvre des hommes d'Eglise, mais de la royauté. C'est Henri VIII qui la prépara, en s'inspirant de l'huma­nisme professé par Érasme. Celui-ci souhaitait une réforme de l'Eglise, mais une réforme pacifique, qui soit l'oeuvre d'un monarque, lequel pouvait imposer ses idées nouvelles au pape. Henri VIII em­brassa ce projet, en se déclarant favorable à une réforme dont il se­rait lui-même le chef. En 1509, à dix-huit ans, Henri VIII monte sur le trône. C'est un prince humaniste et sportif, une figure de la Re­naissance, épris de faste et de gloire, mais aussi féru de théologie : dès le début de son règne, il souhaite une réforme évangélique de l'Eglise.

Au moment où le luthéranisme recrutait ses premiers adeptes y com­pris dans les milieux cléricaux et dans les universités. Henri VIII re­fusait la position de Luther et pressait l'empereur Charles Quint d'intervenir pour extirper l'hérésie de son empire. Léon X, pour le remercier de sa position, lui accorde le titre qu'il convoitait : « De­fensor fidei », le défenseur de la foi. Le roi se laisse alors aller à une tendance qui n'avait rien de révolutionnaire, celle de se mettre de plus en plus à la place du pape, pour assurer la réforme de l'Eglise en Angleterre : tous les princes de l'Europe catholique en faisaient au­tant. Mais Henri VIII avait une raison supplémentaire pour pousser à l'extrême son grand problème religieux : l'affaire de son mariage.

Lors de son avènement, il avait épousé la veuve de son frère, Cathe­rine d'Aragon, une tante de Charles-Quint. De ce mariage étaient nés six enfants qui, sauf une fille, Marie, moururent en bas âge. La suc­cession au trône se trouvait en question, car, jusqu'alors, jamais une reine n'avait été au pouvoir ; Henri VIII était désireux de s'assurer une descendance mâle et de surcroît, il était amoureux d'une jeune fille de sa cour, Anne Boleyn. Afin de l'épouser et de s'assurer la descendance attendue, il demande au pape l'annulation de son ma­riage, en invoquant des fondements scripturaires pour appuyer sa supplique. Pour ne pas mécontenter Charles-Quint, avec qui il venait de faire la paix, Clément VII refusa d'accéder à la demande royale.

Henri VIII se fait alors attribuer par la chambre des Lords le titre de chef suprême de l'Eglise d'Angleterre, en 1531. La déclaration qui l'établissait comme l'unique protecteur de l'Eglise, fondait la Ré­forme anglaise. Le roi fait interdire le paiement des impôts du pape, qu'il réclame pour son propre compte ; il se fait attribuer par le clergé le droit de contrôle sur le droit canon. En juillet 1534, le pape prononça l'excommunication du roi. Henri VIII riposte en faisant promulguer par le Parlement une série de lois qui enlèvent au pape toute juridiction sur l'Eglise d'Angleterre : le roi et ses successeurs deviennent l'unique autorité temporelle de l'Eglise d'Angleterre.

La séparation se situe davantage sur le plan de la juridiction de la pa­pauté que sur celui de la doctrine. Les liens qui unissaient l'Eglise an­glicane avec le siège romain sont coupés, les évêques sont affranchis de la soumission au successeur de Pierre, et le roi s'octroie, sur l'Eglise anglicane, le pouvoir que possédait précédemment la papauté. Le pape, pas plus qu'un autre évêque étranger, ne peut plus désormais intervenir dans les affaires internes de l'Eglise d'Angleterre. D'une certaine façon, le schisme est alors consommé ; cependant, Henri voulait, à tout prix, maintenir, parmi ses sujets, la foi catholique. Ce schisme ne connaît aucune résistance dans le peuple qui n'appréciait guère l'autorité abusive de la papauté et de la curie romaine, le clergé, quant à lui, s'était déjà soumis au catholicisme d'état. In­constant en amour, le roi prétendait demeurer fidèle avec l'ortho­doxie de la foi catholique, bien qu'il se soit séparé de la juridiction romaine. Seules, des raisons politiques l'obligèrent à se rapprocher de la Réforme.

Si le schisme avait été consommé avec Rome par Henri VIII, c'est plutôt son fils, Édouard VI, sous l'influence de ses protecteurs, qui va entraîner le royaume d'Angleterre dans l'hérésie protestante. Des mesures liturgiques furent prises, donnant naissance au « Book of commun prayer », le « livre de la prière commune », auquel le Parle­ment donna force de loi, en 1549. L'ordre de la messe catholique était maintenu, mais on éliminait toutes les formules laissant suppo­ser qu'il pouvait s'agir d'un sacrifice eucharistique et celles qui pré­sentaient le dogme de la transsubstantiation : la nouvelle liturgie remplaçait l'usage du latin par l'anglais. Ce livre était un compromis qui pouvait satisfaire les protestants sans effrayer les catholiques.

Dès ses origines, l'anglicanisme diffère profondément du protestan­tisme luthérien ou calviniste : sur le continent, les Réformateurs fu­rent des hommes de doctrine, des théologiens, avant d'être des hommes d'action ; en Angleterre, rien de comparable, puisque les me­neurs sont d'habiles politiques qui s'affranchissent de la tutelle de Rome bien avant de se constituer une référence dans des écrits. L'Eglise anglicane a toujours évité de se dire « protestante », le cli­mat de pensée théologique est beaucoup plus proche du catholicisme que du protestantisme. Toutefois, il convient de noter que l'Eglise anglicane possède des affinités évidentes avec la Réforme, sur le plan de l'organisation ecclésiale, tout en ne développant pas une théologie qui s'apparente de façon immédiate avec la théologie pro­testante dans son ensemble.

La séparation des Églises issues de la Réforme vis-à-vis de l'Eglise catholique romaine s'est faite pour des raisons doctrinales, pour des motifs qui relevaient de la foi chrétienne. Luther et Calvin sont in­tervenus pour rappeler avec force les exigences évangéliques en face d'un catholicisme qui s'était cristallisé autour de ses traditions : ja­mais Luther n'a voulu opérer une scission, mais il appelait de tous ses voeux une réforme intérieure de l'Eglise et toutes ses intentions étaient profondément et authentiquement catholiques. La rupture est venue d'une incompréhension réciproque : Luther proclamait la primauté de la foi, Calvin celle de l'Écriture, tout en refusant, l'un comme l'autre, l'autorité absolue du magistère romain. La querelle théologique dégénéra en guerre religieuse.

Quelle que soit son obédience, le protestant sait qu'il appartient à l'unique Eglise de Jésus-Christ, Eglise en construction, Eglise qui doit chercher avant tout la gloire et l'honneur de Dieu, beaucoup plus que le triomphe ou la suprématie d'une visibilité temporelle.

Des Églises issues de la Réforme, les plus importantes sont l'Eglise luthérienne, qui compte entre soixante et soixante-dix millions de fi­dèles dispersés à travers le monde, et l'Eglise réformée, d'origine calvinienne, qui regroupe environ cinquante-cinq millions de fidèles. Les Églises, et même les sectes, se sont rapidement multipliées, dans le protestantisme, dès le seizième siècle, sans doute à cause du prin­cipe du libre examen de Écriture par l'individu croyant, principe dé­fendu avec ardeur par les premiers réformateurs, mais aussi et peut-être surtout en raison de cet autre principe, qui veut que la Réforme de l'Eglise soit toujours à faire et que la véritable Eglise de Jésus Christ ne cesse d'être en construction.

Les Anabaptistes ont vu le jour, vers 1520, à Zurich. Leur nom vient du fait qu'ils pratiquaient un second baptême pour les adultes, qui avaient été baptisés dans leur enfance. Ce second baptême implique une adhésion personnelle des hommes qui acceptent la Parole de Dieu, et qui refusent, dans le même temps, tort asservissement à un pou­voir civil, fut-il inspiré par une Eglise d'État. Ils ont été organisés par un prêtre, venu du catholicisme, Simon Menno (1492-1559) ; ce­lui-ci leur redonna vie, après les persécutions qu'ils avaient connues aux Pays-Bas et en Europe du Nord, en 1146. Les Anabaptistes, ap­pelés aussi de ce fait Mennonites, comptent environ cinq cent quatre-vingt mille fidèles principalement aux Pays Bas et aux États Unis.

Les Baptistes ont trouvé leur origine dans le mouvement anabaptiste, s'organisant en communautés ferventes dans l'Angleterre de la fin du dix-septième siècle. Le baptême n'est accordé qu'à l'âge adulte. Les Baptistes, dont le nombre est estimé à plus de trente millions de fidèles, sont répandus dans le monde, surtout aux États Unis, mais aussi en Union Soviétique, où les communautés sont très prospères.

Les Méthodistes sont également un peu plus de trente millions ré­pandus dans le monde, plus spécialement en Amérique. Ils trouvent leur origine dans la prédication des frères John et Charles Wesley, qui voulaient réveiller la foi des chrétiens anglicans. Le méthodisme, ainsi appelé plus ou moins ironiquement au départ par ses détrac­teurs, repose sur l'insistance que les deux frères mettaient dans la nécessité de la justification, par l'accomplissement des actions bon­nes et par la disposition du coeur à accomplir de telles actions.

Les Églises évangéliques regroupent des croyants fondamentalistes pour qui toute la Bible est Parole de Dieu, ce qui n'est contesté par personne, et pour qui aussi seule la Bible est Parole de Dieu : c'est la Bible seule qui peut être la référence dans toute vie chrétienne. Le chrétien doit d'abord professer son appartenance à Jésus Christ, par une décision personnelle, avant de recevoir le baptême.

Dès avant la création du Conseil oecuménique des Églises, monde pro­testant aspirait déjà à une certaine réunification ; des regroupe­ments avaient pris le nom d'alliance.

 

- 1844 : première union chrétienne de jeunes gens

- 1847 : appel à une alliance évangélique universelle

- 1854 : première conférence missionnaire internationale

- 1855 : alliance universelle des unions chrétiennes de Jeunes gens

- 1867 : première conférence internationale des responsables d la communion anglicane

- 1875 : fondation d'une alliance universelle des Églises réformées suivant le système presbytérien, fondation qui devait se transformer en une alliance réformée mondiale

- 1881 : premier concile oecuménique méthodiste

- 1894 : alliance universelle des unions chrétiennes de jeunes filles

- 1895 : fédération universelle des associations chrétiennes d'étudiants

- 1900 : fondation de l'alliance luthérienne mondiale

- 1905 : fondation de l'alliance baptiste mondiale

- 1911 : Conférence missionnaire internationale d'Édimbourg

- 1914 : Alliance universelle pour l'amitié internationale par les Églises

Toutefois, comme les regroupements sont rarement décidés à l'una­nimité, de nouvelles scissions se sont opérées à l'intérieur du protes­tantisme à la suite de ces tentatives d'alliances. C'est ainsi que la fédération protestante de France, constituée en 1905, n'a pas re­groupé toutes les Églises : l'union des Églises évangéliques libres de France a voulu garder sa complète autonomie. De même, en 1938, l'Eglise réformée de France a voulu regrouper différentes Églises protestantes ; dans chacune de ces dernières, une fraction a préféré garder son autonomie.

C'est du protestantisme qu'est venue la grande intuition de l'oecu­ménisme. La division des Églises anciennes est un sérieux obstacle à l'effort missionnaire. Les représentants des jeunes Églises remer­ciaient les missionnaires qui leur avaient appris à connaître Jésus Christ, mais ils étaient en même temps scandalisés par les divergen­ces de ces missionnaires, méthodistes, luthériens, calvinistes... Com­ment peut-on reconnaître un seul et même Seigneur au milieu de tou­tes les divisions de ses serviteurs ? La prédication de l'unique Évan­gile devait faire cesser toutes les dissensions pratiques qui subsis­taient dans la grande oeuvre missionnaire. Cette idée devait trouver rapidement un écho très favorable dans les milieux protestants ; la première guerre mondiale retarda quelque peu la mise en oeuvre d'une telle ambition missionnaire, mais, dès le lendemain de la dite guerre, la réalisation était mise en chantier.

L'unité n'était pas encore réalisée, mais les chemins qui pouvaient y conduire sont désormais ouverts : le Conseil oecuménique des Églises est une association fraternelle des Églises qui acceptent Jésus Christ comme Dieu et comme Sauveur. Les conceptions théologiques ou ecclésiologiques peuvent être très différentes dans les Églises réunies dans le Conseil, qui se refuse de se présenter comme une su­per-Eglise. Le rôle de cette association est de rechercher comment parvenir à l'unité.

Les origines et la constitution de ce Conseil oecuménique des Églises restent des initiatives protestantes, même si quelques Églises ortho­doxes participaient à ce Conseil. Ce n'est qu'en 1962 que l'Eglise or­thodoxe du patriarcat de Moscou ainsi que plusieurs Églises ortho­doxes d'Europe de l'Est entrent au Conseil oecuménique. Après un millier d'années, un véritable échange fraternel pouvait se faire en­tre les Églises d'Orient et les Églises d'Occident.

Le deuxième concile oecuménique Vatican II, organisé par l'Eglise ca­tholique romaine, à l'appel du pape Jean XXIII, fut également une chance pour la recherche de l'unité : de nombreux observateurs des confessions chrétiennes, et particulièrement les protestantes, oc­cupèrent une place importante dans les travaux des pères conciliaires Après des siècles d'incompréhension réciproque, une place de plus en plus grande était faite à l'unanimité morale des chrétiens.


Le christianisme existe-t-il ?

 

A la fin du seizième siècle, trois tendances se dégagent dans la chré­tienté : le catholicisme, l'orthodoxie, et le protestantisme. Et ces trois obédiences vont se poursuivre dans des histoires souvent pa­rallèles, du moins au niveau théologique. Il faudra attendre le ving­tième siècle pour qu'un mouvement en faveur de l'unité se dessine, l'oecuménisme.

Les séparations dans l'Eglise, si elles ont été le fait d'une mauvaise compréhension mutuelle, n'en ont pas moins été liées à des condition­nements politiques, dans un contexte de luttes pour la suprématie sur toute la chrétienté, tant au plan théologique qu'au plan de la hiérar­chie religieuse et civile.

La visée oecuménique, suscitée au début du vingtième siècle dans un mouvement presque souterrain, finit par s'imposer avec force sous le pontificat de Jean XXIII qui réunit le deuxième concile du Vatican. Les chrétiens s'efforcent de mieux se com­prendre les uns les autres, non pas en réduisant les différen­ces qui continuent d'exister, mais en les situant dans une perspective de conciliation. L'unité des chrétiens reste le souci majeur tant dans l'Eglise catho­lique que dans les Églises d'Orient et dans les Églises issues de la Réforme, mais de sérieux pas sont accomplis dans une marche vers l'unité. Ainsi, en janvier 1966, une traduction oecu­ménique du « No­tre Père » était proposée aux chrétiens fran­cophones qui pouvaient ainsi s'unir dans la prière qu'ils adressaient à Celui qui est leur Père. Depuis lors, en 1972, paraissait la traduction oecuménique du Nou­veau Testament, suivie en 1975 par la traduction de l'Ancien Testa­ment.

Jusqu'alors, dans les rencontres entre chrétiens de confessions dif­férentes, les chrétiens étaient amenés à lire la Bible et ils avaient pris l'habitude de confronter ou de comparer les traductions diffé­rentes. Ces comparaisons rapprochèrent les chrétiens dans leur re­cherche de la Parole de Dieu. L'idée d'une traduction commune fit rapidement son chemin ; il fut décidé de commencer par une traduc­tion de la Lettre de saint Paul aux Romains ; cette lettre avait tou­jours posé de graves questions relatives à son interprétation. Com­mencer un travail oecuménique par cette traduc­tion fut considéré comme un véritable test ; si elle pouvait être agréée par tous les chrétiens, la traduction de l'ensemble de la Bible ne poserait plus de problèmes majeurs, ne rencontrerait pas d'obsta­cles insurmontables. En 1967, la traduction oecuménique de cette Lettre était proposée par les différentes éditions chrétiennes et ac­ceptée par toutes les communautés. Ce qui avait causé la division des chrétiens pouvait de­venir cela même qui allait les rapprocher dans une confrontation commune de chaque confession avec la Parole de Dieu.

La marche vers un plein oecuménisme est lente, à cause des divergen­ces dogmatiques, mais il faut reconnaître le mérite de cette lenteur ; il ne saurait être question de tricher avec les vérités de la foi. Et puisque, le 7 décembre 1965, dans une déclaration com­mune, le pape Paul VI et le patriarche Athénagoras Ier ont levé les anathèmes ré­ciproques qui les opposaient depuis Michel Cérulaire (en 1054), on pourrait y trouver un exemple pour la levée de l'excom­munication de Luther. Il appartient aux juristes, spécia­listes en droit canon (le droit officiel de l'Eglise romaine) de se pro­noncer dans une telle af­faire, qui dépasse les compétences des chré­tiens et de leurs pas­teurs. La mesure qu'ils seront amenés à prendre relève beaucoup plus du droit que d'une grâce pontificale... Réformer l'Eglise, tant pour les premiers réformateurs que pour les catholiques d'après Vatican II, ce n'est pas faire table rase du passé, c'est remettre en valeur l'essence et les structures de l'Eglise, c’est restaurer la communauté actuelle à l'image de la première génération chrétienne. L'histoire de l'Eglise, les transformations qu'elle a pu connaître au cours des siè­cles ne doivent pas être négligées...

Le christianisme a pris des formes diverses, au cours de l'histoire, et il existe désormais dans les déterminations concrètes du catholi­cisme, de l'orthodoxie et du protestantisme. A elles trois, ces ex­pressions religieuses forment le christianisme, mais il ne peut être pensable de considérer le christianisme comme une entité isolable de ses déterminations. C'est sans doute à ce niveau qu'il est possible de repérer que la révélation, que la proposition que Dieu fait de lui-même aux hommes, ne se place pas sous le signe de l'obligation ou de la nécessité ; Dieu n'impose pas une forme particulière et dé­termi­née, il permet à tout homme, à la lumière de la révélation, de le re­chercher et de le découvrir, selon des modalités dif­féren­tes.

Il n'est pas possible de découvrir le christianisme en dehors de ses expressions historiques, sinon en mentionnant simplement les grandes lignes du message que Jésus de Nazareth a pu livrer à ceux qui sont devenus ses disciples. Ceux-ci l'ont transmis aux générations ulté­rieures sous la forme des Évangiles et des lettres qu'ils ont adres­sées aux communautés. Le message chrétien trouve son condensé dans la confession de foi du « Symbole des Apôtres » ; tous les chrétiens partagent la foi annoncée dans ce Sym­bole, devenu signe de reconnaissance mutuelle.

Le christianisme est une réponse de l'homme à l'initiative de Dieu, rendue plus sensible à certains dans la mort et la résurrection de Jé­sus-Christ. Le message chrétien a pu être interprété avec de grandes différences selon les mentalités des hommes auxquels il est parvenu, avec des accentuations différentes selon les territoires et selon les traditions historiques. Il faut tenir compte des déterminations so­cioculturelles, dans les Églises, pour découvrir le christianisme ; vou­loir chercher le christianisme ou l'essence de la foi chrétienne en dehors de toute considération historique amènerait à un syncrétisme de mauvais aloi qui n'aurait alors plus rien à voir avec la vérité du message chrétien, lequel ne peut s'exprimer que dans la pluralité, dans la diversité de perception du même message d'un Dieu unique.