La communion orthodoxe

 

 

Dans le contexte occidental, le terme « orthodoxie » désigne, de ma­nière générale, l'Orient chrétien. Composé de deux termes grecs, or­thos et doxa, ce concept indique, selon l’étymologie, si­multanément : « l'opinion juste », « la juste doctrine », « la foi véri­table », d'une part, et « la juste glorification » d'autre part. C'est de cette double acception que découle le sens théologique de l'or­thodoxie : le chré­tien orthodoxe est le fidèle de l'Eglise qui est fon­dée sur la foi véri­table, il est chargé d'une mission de glorification du seul vrai Dieu révélé définitivement en Jésus-Christ. En soulignant l'aspect de la foi juste et véritable, le terme d'orthodoxie s'oppose à celui d'hété­rodoxie, concept qui souligne le caractère hérétique de celui qui n'ac­cepte pas la foi définie par l'Eglise et qui adopte en conséquence des chemins déviés au lieu de suivre la droite ligne dé­crite par le magis­tère ecclésial. En ce sens étymologique, qui est également un sens théologique, tous les chrétiens peuvent revendi­quer, quelle que soit leur confession, le titre d'orthodoxe.

Cependant, ce terme a pris un sens plus spécifique pour désigner les chrétiens qui ont accepté les décisions du concile de Chalcédoine, sommet de la réflexion théologique concernant le Christ. En 451, ce concile fixait la foi en Jé­sus Christ d'une manière précise et irrévo­cable pour les siècles à venir : « Nous enseignons tous à confesser (reconnaître) un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus Christ, le même parfait en divinité et parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme, composé d'une âme raisonnable et d'un corps, consubstantiel au Père selon la divinité, consubstantiel à nous selon l'humanité, "en tout semblable à nous sauf le péché" (He. 4, 15). Avant les siècles engen­dré du Père selon la divinité, et, né en ces derniers jours, né pour nous et pour notre salut, de Marie, la Vierge, mère de Dieu, selon l'humanité. Un seul et même Christ Seigneur, Fils unique, que nous devons reconnaître en deux natures, sans confusion, sans change­ment, sans division, sans séparation. La différence des natures n'est nullement supprimée par leur union, mais plutôt les pro­priétés de chacune sont sauvegardées et réunies en une seule per­sonne et une seule hypostase. Il n'est ni partagé ni divisé en deux personnes, mais il est un seul et même Fils unique, Dieu Verbe, Sei­gneur Jésus-Christ, comme autrefois les prophètes nous l'ont ensei­gné de lui, comme lui-même Jésus-Christ nous l'a enseigné, comme le Symbole des Pères nous l'a fait connaître ». D'après la décision des Pères conci­liaires, il ne pouvait plus être proposé d'autre foi que celle décrite par eux : « Ces points ayant été déterminés avec une préci­sion et un soin des plus extrêmes, le saint Concile oecuménique a dé­fini qu'une autre foi ne pouvait être proposée, écrite, composée, pen­sée ou enseignée aux autres par qui que ce soit ». Le chrétien or­tho­doxe est alors celui qui accepte cette définition relative à la per­sonne du Christ.

S'il est relativement facile de dater les origines du chris­tianisme, s'il est également facile de situer les débuts de la Réforme protes­tante, il est plus difficile de situer les origines de l'orthodoxie, en tant que confession chrétienne séparée de Rome. Une chronologie impose l'année 1054, date à la­quelle les ambassadeurs romains, conduits par le cardinal Humbert, jettent l'anathème sur les patriar­ches byzantins, lesquels les décla­rent, à leur tour, anathèmes : les discussions entre l'Eglise de Rome et l'Eglise de la nouvelle Rome, Constantinople, semblaient avoir at­teint leur point de rupture sans appel… Mais, en réalité, les événe­ments des dix premiers siècles de christianisme avaient déjà effec­tué cette rupture : l'Eglise romaine s'était laissée gagner par le cen­tralisme de l'empire romain et pré­tendait imposer son autorité sur l'ensemble des Eglises locales ré­pandues à travers le monde. Ce que les persécutions des premiers temps n'avaient pas réussi à effec­tuer, l'organisation hiérarchique de l'Empire le fera d'une manière irréversible.

Alors que le mouvement de l'évangélisation s'est répandu dans l'Em­pire, au cours du premier siècle, les chrétiens ne consti­tuent pas en­core une Eglise unifiée. Les Eglises, fondées par les apôtres ou les missionnaires qu'ils ont délégués, sont diffé­rentes et assez indépen­dantes les unes des autres. De plus, à l'inté­rieur de chacune d'elles, des classes, des tendances, des factions se dressent, s'opposent et s'affrontent fréquemment. Les lettres de l'apôtre Paul et les « sept lettres aux Eglises d'Asie » qui ouvrent le livre de l'Apocalypse de Jean en apportent une preuve évidente. Ainsi, sur la question de l'obéissance au pouvoir civil, les avis sont di­vergents. Certains chré­tiens insistent sur le respect et l'ordre qu'il convient d'entretenir vis-à-vis des autorités, tandis que d'autres expriment leur lassitude en face d'un pouvoir païen. L'Orient demeure irréductible aux pres­sions que Rome exerce. L'hostilité s'installe en face de l'administra­tion, notamment sous le règne sanglant de l'empereur Néron. Cette hostilité n'est cependant le fait que d'une minorité, mais des voix se font enten­dre pour réclamer l'unité des chrétiens dans ce domaine.

C'est dans ce contexte qu'il convient de placer la lettre du responsa­ble de l'Eglise qui séjourne à Rome à l'Eglise qui séjourne à Corinthe (« qui séjourne », car le véritable lieu de l'Eglise ne se trouve pas sur cette terre, le domaine de l'Eglise se situe dans les cieux). Cette let­tre de l'année 96 est un texte de Clément, que les écrivains chré­tiens ultérieurs présenteront comme le troisième évêque des Ro­mains, après Lin et Anaclet : il tient fermement le gouvernail de l'Eglise de Rome et prétend aussi réglementer l'Eglise de Corinthe, ce qui est une nouveauté radicale dans la conception de l'Eglise. Clé­ment évoque brièvement le témoignage (marturion) rendu jusqu'à la mort, par les colonnes de l'Eglise, Pierre et Paul, qui ont péri, au mi­lieu d'une multitude de frères, sous la persécution de Néron, en 64.

Ce sont ces événements qu'a connus l'Eglise de Rome qui ont empê­ché son évêque de se pencher sur les problèmes de Corinthe. Que s'était-il passé à Corinthe ? Un conflit avait éclaté en­tre les presby­tres, les prêtres, et certains individus qui les avaient destitués de leur charge. Ce qui inquiète l'évêque de Rome, c'est le soulèvement des chrétiens contre l'autorité de leurs prêtres. Il sou­haite que cha­cun rentre dans le rang, afin que l'ordre puisse régner de nouveau dans l'Eglise de Corinthe. Pour justifier l'obéissance due aux évêques et aux prêtres, Clément va employer un argument qui fera autorité : il justifie l'ordre hiérarchique par le fait que Jésus a été envoyé par Dieu, il a envoyé ses apôtres, qui ont établi les évê­ques, les prêtres et les diacres. Ce faisant, Clément fondait théologi­quement ce que, par la suite, on appellera « la succes­sion apostoli­que » : obéir aux prêtres, c'est obéir à Dieu ; aussi cha­que fidèle doit-il chercher à plaire à Dieu dans le rang qui est le sien. De quel droit Clément inter­venait-il dans les affaires d'une Eglise qui n'était pas la sienne ? Non content de mener son troupeau à la ba­guette, il étendait son pouvoir sur les autres Eglises. Il ne fondait pas ce droit sur le privilège d'être le successeur de Pierre, ni sur celui de représenter l'Eglise qui avait connu la présence et la mort des apôtres Pierre et Paul. Il semble que c'est simplement le prestige de la capitale impériale qui a donné à ce responsable ec­clésiastique un aplomb tel qu'il se considé­rait comme chargé d'une fonction de présidence sur l'ensemble des Eglises. La réaction de l'Eglise de Corinthe n’est pas connue, mais ce qui est certain, c'est que le centralisme entrait dans l'Eglise.

Néanmoins, les évêques gardent leur autorité sur le peuple qui leur est confié, car ils représentent ensemble et simultanément l'unité de la foi. L'action des évêques s'exerce sur la commu­nauté qu'ils diri­gent en succédant aux apôtres, mais, à partir du deuxième siècle, leur action se généralise : ils se rassem­blent en synodes locaux pour régler telle ou telle question, ils s'organisent en provinces religieu­ses, sur le modèle des provin­ces impériales.

Dans cette confédération d'Eglises, l'Eglise de Rome semble détenir une autorité particulière ; Polycarpe vient à Rome, en 155, pour trai­ter divers problèmes avec l'évêque Anicet ; Denys de Corinthe écrit à Sôter et à l'Eglise des Ro­mains. L'importance politique, culturelle et intellectuelle de la capi­tale rejaillissait sur le caractère ecclésial : Rome n'est plus seulement considérée comme une des traditions hé­ritées des apôtres, c’est l'Eglise qui conserve la tradition de Pierre, et de ce fait se trouve investie d'une autorité particulière. Les com­munau­tés reconnaissent une présidence pour l'épiscope de la capitale. Dès lors, une hiérarchisation des évêchés va s'opérer, selon l'ancien­neté de la fondation ou selon le prestige du fondateur, ou selon l'im­portance civile de la ville.

Le message chrétien a retenti dans le monde oriental : les premiers missionnaires ont été des Orien­taux, et ils ont adopté la langue com­mune de l'époque, le grec, qui servait aux échanges entre les nations et qui allait devenir la langue liturgique des premières générations. Seulement, dès la fin du deuxième siècle, le latin tend à se répandre de plus en plus comme seule langue officielle dans l'ensemble de l'empire. IL est possible d’y trouver la première distinction entre les chrétiens d'Occident et ceux d'Orient : un mouvement de latinisation vise à faire de cette langue la seule reconnue officiellement en Occi­dent, alors que le monde oriental, tout en laissant au grec une prédo­minance, admettra l'usage des dialectes locaux, pour l'usage liturgi­que et pour la lecture de la Bible.

Cette distinction linguistique serait sans grande importance si, de part et d'autre, les concepts théologiques recouvraient les mêmes acceptions. Or, il arrive souvent que les mêmes termes finissent par donner lieu à des interprétations différentes. Sans être cause de di­vision de l'Eglise, la querelle linguistique ne va pas tar­der à donner le jour à une méconnaissance réciproque et à une sépa­ration entre les deux cultures. Ce phénomène d'igno­rance mutuelle ira s'aggravant avec la division de l'empire romain en un em­pire d'Orient et en un empire d'0ccident, avec la création d'une nou­velle capitale, Constan­tinople, qui remplacera rapidement, aux yeux des Orientaux, l'antique capitale. Par voie de conséquence, l'autorité privilégiée de l'Eglise de Rome sera mise en question, signe que la prééminence de l'Eglise ro­maine tenait beaucoup plus à sa place dans la capitale impériale qu'à une succession apostolique de Pierre martyrisé dans cette ville.

La rupture sera donc plus une question politique qu'une affaire reli­gieuse : la rivalité entre les capitales a joué un rôle considé­ra­ble, in­dépendamment des questions théologiques, puisque, face à cer­taines hérésies, Rome et Constantinople finissaient par trouver un accord, pour sauvegarder la vérité de la doctrine chré­tienne. Les deux Egli­ses méritaient également le titre « d'orthodoxe », elles dé­tenaient conjointement la doctrine dans sa pureté. Pourtant, avec une grande souplesse, l'Eglise orien­tale s'adaptera aux divisions adminis­tratives de l'empire, s'organisant en provinces ecclésiastiques, en métropoles, en super­métropoles, tenant beaucoup plus à l'importance civile des locali­tés qu'à la fondation des premières communautés à travers le pays par les apôtres ou leurs disciples immédiats. La nou­velle capitale n'est qu'un petit évêché, en face des six supermétro­poles des deux empires : Rome, Alexandrie, Antioche, Césarée de Cappadoce, Ephèse et Héraclée de Thrace. Le deuxième concile oe­cuménique, en 381, mettra la nouvelle capitale à égalité d'honneur avec la supermétro­pole romaine, promotion qui sera consacrée au concile de Chalcédoine, en 451. En revanche, l'Occident restera atta­ché au principe de l'apostolicité, de la fon­dation de la communauté romaine par les apô­tres Pierre et Paul : la ville éternelle reste le seul siège de la pri­mauté pour l'Eglise d'Occident alors que, sous la pres­sion des inva­sions barbares, l'Empire se disloque de toutes parts.

Tandis que, grâce à Constantin, les persécutions avaient cessé, des crises internes vont ébranler la foi de l'Eglise. Dans l'état de paix qui s'instaurait depuis l'édit de Milan, en 313, une doctrine théologique se développait, mettant en cause la personne même du Christ, le Fils éternel du Dieu Père. Arius, prêtre d'Alexandrie, voulait conserver au Père la seule absolue divinité, renouant avec le caractère du mono­théisme ab­solu, à la ma­nière du judaïsme, faisant du Fils une créature par­ticulière, mais une créature quand même : il lui refusait donc l'égalité avec Dieu. Son évêque le fit condamner par un concile local, mais l'af­faire n'en resta pas là, elle s'étendit même hors des fron­tières de l'Egypte, au point que l'agitation se répandait dans l'empire ro­main. Constantin, décidé à faire du christianisme une religion d'Etat, convoqua un concile, le premier à être dit « œcuménique », c'est-à-dire regroupant tous les évêques du monde, afin d'exprimer claire­ment la foi. Ce fut le concile de Nicée, en 325, qui pro­clama que Jésus-Christ est « le Fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles, engendré non pas créé, de même nature que le Père ». Cepen­dant, la crise arienne et ses consé­quences n'étaient pas encore to­talement expurgées. Pour tenter d'en terminer avec ces erreurs et ces discussions, l'empereur Théodose, à son tour, convo­qua un nou­veau concile à Constantinople, en 381 ; mais à ce deuxième concile, les évêques occidentaux ne furent même pas invités. Ce concile réaf­firma la foi de Nicée, c'est-à-dire l'unité ab­solue de Dieu inséparable de sa diversité, non moins absolue, dans les trois person­nes, du Père, du Fils et de l'Esprit-Saint. Ainsi, la ré­flexion théologique commen­çait dès le quatrième siècle, en se don­nant des concepts philosophi­ques ; elle allait se poursuivre jusqu'au second concile de Nicée, en 784. Elle était centrée sur le problème du Christ, vrai Dieu et vrai homme, fils de Dieu et fils de Marie, la­quelle est présentée comme « Mère de Dieu », au concile d'Ephèse, en 431. Puisque le Christ est véri­tablement homme, il est possible de le représenter dans des ima­ges, comme le permet le second concile de Nicée, favorisant un culte particulier à l'0rient, celui des icônes.

Pendant ces cinq siècles de méditation sur le mystère du Christ et de son incarnation, les Eglises d'Orient se sont organisées autour des patriarches, dont les sièges sont alors à Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem. Avec l'accession de Constantinople au titre de patriarcat, les sièges supermétropolitains de Césarée, d'Ephèse et d'Héraclée redeviennent simplement métropolitains. Le choix d'un siège à Jéru­salem porte à cinq le nombre de sièges patriarcaux, puis­que Rome garde aussi ce titre.

Les empereurs assument la tutelle du christianisme : s'il ne leur est pas donné de dire la foi, ils n'hésitent pas à promouvoir l'unanimité religieuse sur toute l'étendue de leurs territoires, en consolidant les structures des communautés placées sous leur responsabilité. Ils se chargent de la nomination de certains patriarches orientaux, alors que l'évêque de Rome est élu parmi le clergé de cette Eglise par les membres de la communauté chrétienne. Ce sont aussi les empereurs qui convoquent les conciles où sont discutées les questions relatives à la foi : ces assemblées sont également sanctionnées selon l'auto­rité impériale Et, fait notable, les sept premiers conciles oecuméni­ques se réunissent sur le territoire du patriarcat grec, ce qui expli­que la large majorité de ce patriarcat sur l'ensemble de l'Eglise.

Mais il y a plus qu'une simple tutelle impériale ; les empereurs ne se contentent bientôt plus d'entériner les décisions ecclésiastiques sur le plan civil, ils se décident à imposer leur discipline à l'ensemble de l'Eglise, sans se soucier des particularismes grecs ou latins. L'Eglise d'Orient se trouve facilement asservie au pouvoir politi­que, alors que l'Eglise d'Occident cherche à s'en libérer, imposant son autorité sur les décisions politiques des chefs des nations occidentales. Néan­moins, une communion de pensée et même une grande solidarité unis­sent l'empereur de Constantino­ple et le patriarche de cette ville.

La désagrégation de l'empire d'Occident était compensée en Orient par la prédominance de l'empire autour de Constantinople. En Occi­dent, l'administration ecclésiastique sombrait également dans l'anar­chie, à l'exception de l'Italie centrale. Le prestige de l'ancienne ca­pitale déclinait et la nouvelle Rome, Constantinople, espérait prendre le relais. Il en était de même dans l'organisation religieuse orientale. Le patriarche de Constantinople envisageait de prendre à son propre compte l'autorité qui était celle du pape, évêque de Rome. Tout le li­tige qui séparait l'Eglise de Rome et celle de Constantinople repose sur une conception différente du gouverne­ment de l'Eglise. Pour Rome, l'autorité venait du fait de la fondation de l'Eglise sur la co­lonne de l'Eglise qu'était l'apôtre Pierre, tandis que, pour l'Eglise d'Orient, le principe d'autorité ne résidait pas dans la personne du fondateur, même si, ulté­rieurement, elle finira par invoquer le patro­nage de l'apôtre André, le premier appelé par le Seigneur Jésus : l'autorité ecclésiastique ne vient pas d'un type d'origine apostolique, mais bien plus du droit po­sitif qui est conféré à une cité par les évé­nements politiques. Cette opposition entre Rome et Constantinople ne pouvait qu'engendrer des conflits : le pape s'estimait avoir le droit, sinon le devoir, de déposer des patriarches grecs, en raison de la su­prématie de droit divin qui lui était conférée en tant que successeur de Pierre. Si le pape n'avait pas été un sujet de l'empereur au même titre que les autres, la rupture entre les Eglises serait venue de ma­nière plus rapide ; mais l'Italie était restée une base militaire et di­plomatique, une sorte de plaque tournante dans le monde antique, aussi la rupture fut-elle souvent évitée.

La séparation ne fut jamais aussi proche qu'au début du neuvième siècle. Le couronnement de Charlemagne par le pape Léon, en 800, inaugurait la création d'un nouvel empire chrétien en Oc­cident, au profit des barbares, francs et germaniques. En effet, pour les grecs, il ne pouvait y avoir qu'un seul empereur légitime, qu'un seul empire chrétien, celui de la nouvelle Rome. A ce déchirement fortement poli­tisé s'est aussi ajouté une problé­matique théologique : la question de l'Esprit Saint dans la Tri­nité divine. Les théologiens de Charlemagne ont irrité les Orientaux par leur attitude narquoise à l'égard des icô­nes ; ils les ont scandalisés en glissant, à la suite des Espagnols, le « Filioque » dans le symbole de Nicée-Constantinople. Au deuxième concile oecuménique, réuni dans la ville impériale, les pères avaient défini l'origine de l'Esprit, en disant qu'il « procédait du Père ». Les Espagnols avaient ajouté « et du Fils » (en latin, Filioque) à cette af­firmation : le Fils se trouvait uni au Père, dans la proces­sion de l'Es­prit. Si l'Eglise d'Orient acceptait de reconnaître que la vie di­vine venait du Père, principe et source de toute la divinité, si elle ac­cep­tait de reconnaître également que cette vie divine venait par le Fils, elle refusait de faire de l'Esprit une per­sonne is­sue du Fils, de la même manière qu'elle est issue du Père. Cela aurait pu être une sim­ple querelle théologique, sans grande consé­quence sur la vie des chrétiens, si les empereurs carolin­giens, puis germaniques, n'avaient accusé les Grecs d'avoir amputé le Symbole de la foi de la mention du « Filioque ». Cette ques­tion ne fut pas la seule à troubler l'Eglise...

En 858, par la décision de l'empereur, Photius prenait la place du pa­triarche Ignace qui avait été déposé. Le pape se mêla de cette ques­tion ; simultanément, il envoyait des missionnaires latins en Bulgarie pour répandre la foi ro­maine, en dénigrant les pratiques et les rites de l'Eglise de Constan­tinople. Photius n'apprécia guère cette décision papale qui empiétait sur sa juridiction territoriale et qui manifestait également un sentiment de suspicion à l'endroit de sa propre Eglise. Photius dé­nonça alors les erreurs des latins ; il réussit même à faire déposé le pape par un concile ; mais il fut lui-même déposé, rétabli, puis déposé de nouveau ; il mourut en communion avec l'Eglise de Rome, mais sans avoir renié sa conduite antérieure.

Il apparaît que les origines de la séparation entre Occident et Orient chrétiens se trouvent non dans des questions théologiques mais dans des conflits juridiques. Les papes qui se succédaient à Rome souhai­taient transformer la primauté de fondation apos­tolique en primauté juridique, avec un pouvoir de décision effectif sur toutes les Eglises. Après le retour dans la communion de Rome du patriarche Photius, tout était rentré dans un ordre relatif : les Eglises ne se fréquen­taient que très peu, le patriarche oubliant même souvent de mention­ner le pape dans la prière. Le « statu quo » aurait pu durer longtemps, sans l'affrontement de caractè­res de personnages qui portèrent sur le plan poli­tique des questions strictement religieuses.

Michel Cérulaire, patriarche de Constantinople, de 1043 à 1O58, était particulièrement ambitieux. Alors qu'il était laïc, il prit part à une conspiration visant à renver­ser l'empereur afin d'accéder lui-même au trône impérial. Cette en­treprise échoua et Michel Cérulaire fut exilé ; il se fit moine, diri­geant son ambition vers le siège patriarcal, dont il rêvait de faire une papauté byzantine. Il devient patriarche et convaincu de la dignité de sa charge, il souhaite non seulement faire de Constanti­nople un siège apostolique égal en honneur et dignité à celui de Rome, mais supérieur : Constantinople ne peut-il pas revendi­quer la présence sur son territoire de l'apôtre André, le premier ap­pelé par Jésus ? Constantinople pour­rait supplanter la papauté ro­maine. Aussi Michel Cérulaire ne peut-il supporter les accords entre le pape et l'empereur, afin de protéger les chrétiens de Sicile, enva­his par les Normands, d'autant que la Sicile et une partie du Sud de l'Italie sont pla­cées sous la juridiction de Constantinople.

La papauté voulait latiniser ces régions proches de Rome, mais la me­nace des Normands obligea Léon IX à chercher une alliance avec le patriarche de Constantinople. Léon IX envoie le car­dinal Humbert au­près de Michel Cérulaire : ce cardinal-légat voulait imposer la volonté du pape partout. L'af­frontement avec Michel Cérulaire était inévita­ble. De­vant la résistance du patriarche à se soumettre à l'autorité romaine, le cardinal Humbert essaya de le faire déposer, mais son clergé fit bloc pour le maintenir dans ses fonctions. Ne pouvant par­venir à une conciliation, Humbert déposa, le 16 juillet 1054, sur l'au­tel de sainte Sophie, une sentence d'excommunication, avant de quit­ter Constanti­nople. Blessé, Michel Cérulaire, avec l'appui de l'empe­reur, convoqua un synode local qui excommunia le légat et les envoyés du pape. Ainsi, à proprement parler, seul, le patriarche est excommu­nié par Humbert, et, seuls, les ambassadeurs du pape sont excommu­niés par le synode : les Orientaux se sont abstenus de toute attaque directe contre le pape et contre l'Eglise latine. Le schisme n'était donc pas consommé ; des négociations furent entreprises de part et d'autre, en vue d'une entente commune, mais sans succès.

L'irréparable ne fut atteint qu'en 1204, lors de la quatrième croi­sade, par le pillage de Constantinople et de ses églises. Contre la vo­lonté d’Innocent III, les croisés avaient dévié de leur route pour ga­gner Constantinople ; ils s'emparèrent de la ville en 1203, sous pré­texte d'introniser un nouvel empereur dans la capi­tale d'Orient. L'in­tronisation officielle d'Alexis eut effectivement lieu : Alexis s'enga­geait à rétablir l'union de l'Orient et de l'Occident. Avant d’avoir pu mettre son projet à exécution, il était assassiné, à la suite d’un com­plot. Un des conjurés prit sa place à la tête de l'empire, ce qui permit aux Croisés d'intervenir une nouvelle fois dans la capitale : la ville fut prise, et les Croisés se livrèrent au pillage systématique des palais et des églises. Ils placèrent un nouvel homme à la tête de l'em­pire, Bau­douin de Flandres : un latin se trouvait à la tête de l'em­pire d'Orient. Baudouin fit connaître au pape son intronisation en lui faisant ser­ment d'allégeance et en lui laissant entendre que l'Eglise d'Orient réintégrerait rapidement le giron de l'Eglise latine. Même si ce pape s'inquiétait des pillages qu'avait pu connaître Cons­tantinople, il ne pouvait que se réjouir de la perspective d'une unité de la chrétienté. Le but de la quatrième croi­sade lui avait échappé ; mais il lui semblait qu'un autre dessein de Dieu venait de s'accomplir sous son pontificat.

L'Eglise orthodoxe n'était pas morte pour autant. Cer­tes, l'installa­tion d'un royaume latin à Constantinople se pré­sente comme une dé­chirure dans le monde oriental, mais les Eglises qui n'étaient pas soumises à Rome avaient gardé une importance, que ne connaissaient pas celles qui avaient été soumises par la force à Rome. Des tentati­ves d'union eurent lieu, mais elles se soldèrent régulièrement par des échecs, car les latins ne voulaient pas traiter avec les grecs, à moins que ceux-ci ne rentrent sans condition sous la conduite du pape : exi­ger une capitulation sans condition dans les domaines les plus litigieux de la doctrine et de la discipline ne pouvait naturellement pas rece­voir l'assentiment des chrétiens grecs cultivés.

En 1259, un nouvel empereur d'origine grecque prend le pouvoir à Ni­cée et reprend Constantinople en 1261 : il devait fonder une nouvelle dynastie impériale : Michel VIII Paléologue. Aussitôt au pou­voir, il entreprend des tentatives d'union avec Rome : le pape Urbain IV ré­pond favorablement à l'ouverture de nouvelles négociations. Mais celles-ci furent davantage placées sous le signe du politique que du religieux : l'Eglise orthodoxe refusa toute forme de latinisation dans l'étendue de son territoire. Pourtant, toujours sous le règne de Mi­chel Paléologue, on faillit parvenir au but espéré. Au milieu de tou­tes les influences politiques, avait été élu un pape, dont le souci ma­jeur était la réunification des chrétiens pour rétablir le contrôle de l'Eglise sur la Terre sainte, sous emprise musulmane : pour ce faire, il lui fallait réformer l'Eglise tout entière. Le pape Grégoire convoque un concile à Lyon, en 1274. Les envoyés de l'empereur acceptèrent les conditions de Rome : ils commencèrent par promettre obéis­sance au pape au nom de l'empereur et en leur nom propre, ils recon­nurent la primauté de juridiction du pape, ils acceptèrent que celui-ci soit mentionné dans la prière liturgique de l'assemblée chrétienne d'Orient, ils acceptèrent même de chanter la profession de foi de Nicée-Constantinople en mentionnant le « Filioque ».

L'union des chrétiens semblait en bonne voie, lorsque Gré­goire X meurt, en 1276 : ses successeurs ne le suivirent pas dans la voie qu'il avait tracée, ils se lais­sent prendre au piège des manoeuvres politi­ques des rois chrétiens d'0ccident. L'oeuvre de réunification, entre­prise par Michel Paléolo­gue, ne survécut pas à la mort de l’empereur, en 1282 : il mourait excommunié par l'Eglise romaine qui n'avait pu obtenir sa complète soumission et excommunié par l'Eglise byzantine qui ne voulait pas souscrire au « Filioque » et à la doctrine de la pri­mauté pontificale qui leur étaient imposés par le concile de Lyon.

D'autres tentatives de réunification virent le jour au quatorzième siècle, notamment parmi les intellectuels byzantins, cependant que la majorité du clergé et du peuple demeuraient hostile à une telle union, qui aurait nécessairement impliqué la reconnaissance du « Filioque » et de la primauté pontificale romaine.

Les empereurs, soucieux de sauvegarder l'intégrité de leurs territoi­res, cherchaient une alliance avec l'Eglise de Rome, en vue de résis­ter à la pression de plus en plus forte des Turcs qui, au milieu du qua­torzième siècle, entreprenaient la conquête des Balkans. L'empereur Jean V, à l'occasion d'un voyage à Rome, en 1369, em­brasse, à titre privé, la foi catholique : c'est une tentative certaine­ment sincère de conciliation, mais elle est sans lendemain, car sa foi personnelle et son adhésion tout aussi personnelle au catholicisme n'engagent nulle­ment son peuple et n'apportent même pas un avan­tage matériel et militaire pour la défense de son Empire.

Ce fut certainement au concile de Florence que les plus grands ef­forts furent accomplis pour restaurer l'union de l'Eglise. Ce concile s'ouvrit à Ferrare, en 1438, avant d'être transféré à Florence l'an­née suivante pour s'achever en juillet 1439 par la proclamation de l'union. L'empereur Jean VIII conduisit lui-même la délégation des pères grecs entourant le patriarche de Constantinople, Joseph. Les byzantins étaient en position de fai­blesse, d'une part parce qu'ils n'étaient qu'une minorité en comparaison de l'écrasante majorité des latins, et, d'autre part parce qu'ils devaient négocier rapidement les conditions d'une entente pour que l'Occident leur apporte une aide militaire consé­quente devant le péril que les Turcs faisaient peser sur Constantino­ple. Le pape Eugène IV exigea une soumission sans ré­serve à la posi­tion romaine dans toutes les questions en suspens, no­tam­ment le « Filioque », la primauté pontificale de l'évêque de Rome, le purgatoire et la liberté des rites. Malgré leur hâte à voir ce concile s'achever et se solder par une aide militaire précieuse, les by­zantins menèrent la discussion très longuement sur les problèmes les plus litigieux, tout en voulant restaurer l'unité chrétienne dans sa perfection. Le 5 Juillet 1439, l'union était signée par la grande majo­rité des pères orthodoxes, qui acceptaient, au nom de toute l'Eglise d'Orient, la doctrine romaine du « Filioque », la suprématie pontifi­cale, dont l'expression finale était rédigée avec beaucoup d'ambi­guïté, afin de ne pas échauffer la susceptibilité des grecs ; d'autre part, les grecs étaient reconnus dans leur droit de célébrer le mys­tère eucharistique avec du pain au levain et non pas avec du pain azyme, comme cela se faisait en Occident.

Les suites de cette union furent rapidement défectueuses : les by­zantins ne tardèrent pas à s'apercevoir que l'union s'était faite au profit des latins, qui avaient profité de manière abusive de la position de faiblesse dans laquelle se trouvait l'Empire d'Orient pour asseoir le prestige de l'Eglise romaine : les concessions étaient le fait d'une politique impériale. De plus, l'aide militaire promise tardait à venir... Et ce ne fut bientôt plus qu'une minorité, parmi les intellec­tuels et le clergé, qui demeurait favorable au principe de l'Union de Florence. Les latins, installés en Orient, se comportaient comme les occupants du pays, le peuple ne pouvait supporter cette attitude, il s'apercevait que l'empereur avait échangé la pureté de la foi contre des avantages politi­ques douteux. Dès leur retour dans leur pays, certains pères conciliaires qui avaient signé le décret de l'Union de Florence, reniè­rent leur signature. Officiellement, le dé­cret d'union fut proclamé, dans la basilique sainte Sophie de Cons­tantinople, le 12 juillet 1452, à peine quelques mois avant que les troupes musulmanes, conduites par Mahomet II, n'investissent la ville. Les tentatives d'union entre l'Eglise d'Orient et celle d'0ccident sombraient dans l'oubli en même temps que Cons­tantinople tombait aux mains des Turcs.

Pour réaliser l'unité des Églises, deux voies sont ou­vertes aux chré­tiens : le régime de la communion et le régime de l'or­ganisation uni­taire, voire totalitaire, Le régime de l'organisation uni­taire est celui adopté par le catholicisme romain, qui a voulu constituer l'Eglise en un seul peuple disposant d'une structure visible reposant sur la papauté. Le régime de la communion a été celui de l'Eglise ancienne et demeure celui de l'ecclésiologie orientale or­thodoxe.

L'aspect primordial de la pensée orthodoxe est son désir de commu­nion : c'est en intégrant ce principe que l'orthodoxie peut exprimer le plus adéquatement les dogmes concernant le Christ, l'Esprit-Saint et la Trinité. L'Eglise de la communion se manifeste dans la vi­sibilité, à travers l'espace et le temps, par le rattachement à l’évêque. Ainsi que le soulignait Ignace d'Antioche : « Là où parait l'évêque, que là soit la communauté, de même que là où est le Christ Jésus, là est l'Eglise ». En dehors de l'évêque, il n'existe pas de lé­gi­timité authentique : l'évêque est, par son titre apostolique, l'image et la manifestation vi­sible du seul évêque suprême qu'est le Christ. C'est en étant unies au Christ que les communautés locales, fussent-elles les plus petites, consti­tuent la communion de l'Eglise. Toute commu­nauté qui s'éloi­gnerait de son évêque se sépare de l'Eglise, dans sa plénitude, sans que cette dernière en soit le moins du monde diminuée : elle devient une secte, une communauté séparée de la communion ec­clésiale.

Les laïcs qui forment le peuple de Dieu détien­nent un rôle très impor­tant dans la vie de l'Eglise, particulièrement dans la recherche et l'enseignement de la théologie. Dans l'Eglise orthodoxe, l'autorité magistérielle ne peut s'exercer qu'en tenant compte de l'ensemble du peuple de Dieu : la vérité n'est pas détenue par les clercs, mais par l'ensem­ble du peuple, dont chaque membre est animé de l'intuition de l'orthodoxie, de la foi authentique. La vérité ne peut s'imposer aux consciences par l'exercice d'un magistère souverain, comme dans l'Eglise catholique, elle s'impose inté­rieurement aux fidèles qui vivent dans la communion à l'Esprit de Dieu. Le prêtre ne s'identifie pas au Christ, il n'est que son image ; en tant que tel, il n'est pas séparé des laïcs, il n’est pas revêtu d'un carac­tère propre qui le situerait à part des laïcs ; en vertu de cela, l'Eglise orthodoxe n'a jamais cessé d'ap­peler au mi­nistère des hommes mariés, puisque le prêtre ne bénéficie pas d'un statut particulier et privilégié dans l'ensemble du peuple.

Tous les fidèles orthodoxes, prêtres ou laïcs, sont appelés à exercer une coresponsabilité dans l'orga­nisation. Contrairement à l'Occident, l'Orient or­thodoxe n'a jamais connu de chef unique, mais des patriar­ches oc­cupant des sièges apostoliques qui, dans leurs différences, conti­nuent de manifester l'unité des apôtres. L'Eglise orthodoxe peut se caractériser par son attachement au gou­vernement conci­liaire, exigence qui repose sur le principe de l'unité dans la diversité.

Rapidement, au cours de l’histoire, les Églises d'une province se sont organisées autour d'une mé­tropole, à la tête de laquelle se trouvait plaçait un métropolite. Ces Églises se sont alors agencées en de vas­tes ensembles qui se sont administrés eux-mêmes : les Églises auto­céphales qui regrou­paient des chrétiens d'une même civilisation. C'est ainsi que le monde latin s'est rassemblé autour du patriarche d'Occident, l'évêque de Rome, que la civilisation grecque s'est re­trouvée autour du patriar­che de Constantinople, que les chrétiens d'origine sémitique se sont regroupés autour du patriarche d'Antio­che, que les chrétiens d'Égypte se sont organisés autour du patriar­che d'Alexandrie, que les Palestiniens se sont regroupés autour du patriarche de Jérusalem. La tradition ecclésiastique préconise l'union avec cette pentarchie, ces cinq patriarcats qui structuraient toute l'Eglise avant le schisme.

Les évêques d'une province sont unis comme des frères, et leur pa­triarche, primat dans l'autocéphalie est élu par l'ensemble de l'Eglise, c'est-à-dire non seulement par les évêques, mais aussi avec la participation du clergé et du peuple entier. De plus, il doit être re­connu par les autres patriarches, et, surtout par le premier d'entre eux. Ce premier patriarche, dans l'or­dre de l'honneur, était le pa­triarche de Rome, avant la séparation, puis le patriarche de Constan­tinople, la seconde Rome. Au sommet de la hiérarchie de la commu­nion, Rome jouissait d'une primauté, acceptée par l'Orient : les évê­ques reconnaissaient en lui le « primus inter pares » et ne fai­saient rien sans lui. Les orthodoxes reconnaissent que cette primauté unique reviendra de nouveau à l'évêque de Rome, lorsque les divergences de doctrine et de structure ecclésiale auront été résolues. Pour l'Eglise orthodoxe, la place de Pierre est assumée historique­ment par l'évê­que de Rome, qui est présenté comme le premier au mi­lieu de frères égaux : à cette place n'est accordée aucune infaillibi­lité particulière au milieu des Églises soeurs ni aucun pouvoir juridique supérieur sur elles. Les déci­sions du Concile romain de Vatican I sont inacceptables pour l'ortho­doxie, puisque la primauté du premier évê­que est simple­ment celle de l'honneur. Aucun concile n'a défini une infaillibilité en matière de doctrine et un pouvoir juridique à l'évêque de Rome, avant le premier concile du Vatican. Et c'est alors que l'Eglise romaine s'est coupée de la tradition la plus ancienne dans l'histoire de l'Eglise. Pour l'ortho­doxie, la succession de Pierre se trouve à tous les niveaux, aussi bien dans les croyants qui confes­sent la même foi apostolique que dans les évêques, chargés à la suite des apôtres du ministère pas­toral auprès de l'ensemble du peuple chrétien.

Si l'Eglise d'Orient a connu dans les premiers siècles de son exis­tence de grandes difficultés, qu'elle partageait avec l'Eglise d'Occi­dent, il semble qu'elle se soit fixée dans son héritage traditionnel remontant aux apôtres. Dans l'ensemble de la chrétienté, l'ortho­doxie occupe une place privilégiée, du fait même qu'elle n'a pas connu, les chocs apportés contre l'édifice de l'Eglise de Rome, à l'aube des temps modernes, avec la naissance de nouvel les communautés chré­tiennes, issues de la Réforme. Elle est restée fidèle aux enseigne­ments de la tradition la plus ancienne et elle se présente comme la gardienne de la vraie foi, celle des apôtres et des premiers chrétiens.

Depuis la dispersion des Orientaux en Occident, les contacts entre chrétiens se sont multipliés. Le Concile oecuménique, propre à l'Eglise ro­maine, de Vatican II n'a fait qu'entériner la recherche de l'unité. A ce concile, des observateurs non catholiques, particuliè­rement or­thodoxes, eurent une présence active, favo­risant le rapprochement entre les communautés. Après un passé d'ignorance, on s'écou­tait les uns les autres, dans le respect des traditions. Ainsi, lors d'une ren­contre entre le patriarche de Constan­tinople, Athénagoras, et le pa­triarche de Rome, le pape Paul VI, en 1964, fut décidée la levée des excommunications de 1054. Cela ne supprimait pas les différences, mais permettait de soulever une espérance au coeur des fidèles.

La séparation n'a pas été supprimée entièrement par ce geste de conciliation et de réconcilia­tion. Les Églises orientales étant autocé­phales, indépendantes les unes des autres, le patriarcat de Constanti­nople, même s'il jouit ac­tuellement de la primauté d'honneur, n'est pas habilité à parler au nom de toute l'orthodoxie, et chaque Eglise locale est libre d'entre­tenir personnellement des relations avec Rome, sans engager la responsabilité de l'orthodoxie. L'unité entre l'Orient et l'Occident ne pourra être réalisée qu'après de sérieuses discussions théologiques et une colla­boration mutuelle. Néanmoins, il convient de reconnaître qu'un acte aussi signifiant que la levée mu­tuelle des excommunications indique qu'un obstacle important a été franchi et que le dialogue est de­venu possible.

 

Si les tentatives de rapprochement entre les Églises ont été mises en oeuvre avec un certain succès depuis le dé­but du vingtième siècle, il ne faudrait cependant pas penser que l'orthodoxie se résume exclusi­vement à la seule Eglise de rite byzan­tin, répartie dans les patriar­cats traditionnels (Constantinople, An­tioche, Alexandrie, Jérusalem). Les Églises locales, autocéphales ont obtenu leur autonomie, tout en demeurant dus la communion ortho­doxe. Avec plus de cent soixante millions de baptisés, l'Eglise ortho­doxe est répandue dans le monde entier : elle regroupe, à l'époque actuelle : le patriarcat oecuménique de Constantinople, dont dé­pendent la Diaspora (la Dispersion) grecque ainsi que les Églises auto­nomes de Crète et de Finlande ; le patriarcat apostolique d'Alexan­drie, dont dépendent les communautés noires, converties rapidement à l'esprit de l'orthodoxie, et les communautés nées des missions afri­caines notamment au Kenya, en Ouganda et au Tanganyika ; les deux patriarcats apostoliques d'Antioche et de Jé­rusalem ; le patriarcat de Moscou, dont dépend l'Eglise autonome du Japon, et dont dépen­dait également l'Eglise autonome de Chine, la­quelle, pour des raisons politiques, est considérée comme officielle­ment éteinte, sans qu'il soit possible d'affirmer qu'elle ne subsiste pas comme Eglise du si­lence, persécutée ; les Églises patriarcales de Serbie (devenue auto­nome en 1832, autocéphale en 1879, unie aux au­tres communautés or­thodoxes de la nouvelle Yougoslavie, érigée en patriarcat en 1922), de Roumanie et de Bulgarie (l'Eglise bulgare s'est proclamée autocéphale en 1860 mais n'a pas obtenu sa recon­naissance officielle de la part de Constantinople qu'en 1945 ; elle s'est érigée en patriarcat en 1953, celui-ci étant reconnu par Cons­tantinople en 1960 ; l'Eglise archi­épiscopale de Grèce s'est proclamée autocéphale en 1833 et a obtenu sa reconnaissance par Constantino­ple en 1850 : elle est dirigée par un archevêque en signe de déférence envers le patriarcat oecuménique de Constantinople dont elle a long­temps dépendu ; l'Eglise de Géorgie est dirigée par un « catholicos », en mémoire du titre officiel donné au­trefois aux chefs des Églises orthodoxes locales qui s'établissaient en dehors des limites territo­riales de l'Empire byzantin ; d'autres Églises sont également dirigées par des archevêques : ainsi les Églises de Chypre, d'Albanie (elle aussi officiellement éteinte), de Pologne, de Tchécoslovaquie ; l'Eglise d'Amérique est la première Eglise auto­céphale purement occidentale, elle a été érigée comme telle par le pa­triarcat de Moscou, en 1970, elle regroupe les orthodoxes d'origine russe réfugiés en Amérique depuis la Révolution soviétique de 1917. Le vingtième siècle apparaît, pour l'Eglise d'Orient, comme le siècle de son martyre : elle subsis­tait dans les pays mainte­nus soumis au régime politique communiste et devait dé­fendre sa foi au péril de son existence. Mais c'est aussi, pour elle, le siècle de son universalisation puisqu'elle essaime dans les pays occi­dentaux, où se sont regroupés les chrétiens qui ont fui la ré­volution soviétique et l'invasion de la Grèce asiatique par les Turcs : des mil­lions de chrétiens orthodoxes se sont regroupés dans les pays d'occi­dent, dans l'Europe de l'Ouest, en France, en Amérique, et par­fois même jusqu'en Australie. Ils se regroupent en paroisses vivantes qui permettent à la pensée religieuse orthodoxe de se répandre dans le monde occidental, notamment par les grandes écoles de théologie que ces chrétiens ont pu ouvrir.

Des Églises locales s'étaient déjà séparées de Constantinople, bien avant la rupture de Michel Cérulaire, pas seulement pour des ques­tions de discipline ou de rattachement à l'Eglise de Constantinople, mais beaucoup plus pour des raisons dogma­tiques qui mettaient en cause la foi chrétienne. Considérées comme hérétiques ou comme schismatiques, ces Églises se sont fermées sur elles-mêmes, avec un caractère fortement nationalisant. Ainsi sont les Églises arménienne, chaldéenne, copte, syrienne, de laquelle est née l'Eglise maronite, qui s'est ultérieurement unie à Rome. Il est possible de ranger ces Égli­ses orientales séparées sous deux qualifi­cations, les nestoriennes et les monophysites, en raison de leurs ori­gines au cinquième siècle, dans des questions relatives à la personne de Jésus-Christ, questions qui prolongeaient ainsi les querelles provo­quées par Arius, au siècle pré­cédent. Le problème posé est de connaître le statut du Christ et de l'union en lui des deux natures, la nature humaine et la nature divine... Selon qu'en lui est reconnue la nature humaine exclusivement ou la nature divine exclusivement, on tombe dans le nestorianisme ou dans le monophysisme. Alors que les théologiens ariens n'avaient guère ob­tenu de succès dans leurs en­treprises de réflexion, les nestoriens et les monophysites trouvèrent un appui auprès des populations qui vou­laient secouer le joug tant politique que religieux de l'empire byzan­tin. Fidèles néan­moins à l'autocéphalie, ces Églises séparées se consti­tuèrent plus ou moins rapidement en Églises nationales, fondées sur les communautés ethniques, ayant hiérarchie, liturgie, langue et juri­diction propres. Tous les efforts entrepris par les empereurs d'Orient pour restaurer l'unité politique et religieuse furent prati­quement vains : seules, quelques communautés minoritaires se ralliè­rent et furent qualifiées, dédaigneusement, par les autres, de melki­tes, c'est-à-dire de royalistes, à cause de leur rattachement à la cause impériale. Malgré les tragédies qu'a pu connaître l'his­toire de ces Églises orientales séparées, elles ont survécu au prix de persécu­tions et d'humiliations, mais en gardant in­tacte leur fidélité à leur tradition d'origine, ce qui leur donne, à l'époque actuelle, un aspect quelque peu étrange, par rapport aux autres Églises qui ont fait évo­luer leurs traditions au fil de l'his­toire.

Les chrétiens d'Arménie, rattachés au monophysisme en 551 ont connu une succession de massacres, sans perdre leur attachement à leur foi. C'est cette union dans la foi religieuse qui a pu justifier leur héroïsme et leur ré­sistance à toutes les oppressions. De même, les chrétiens Égypte, les Coptes, ont opposé à la force de la persécution le bouclier de leur foi, surtout dans le petit peuple, alliant les prati­ques chrétiennes avec des survivances du judaïsme et même de la re­ligion pharaonique. Il en est de même pour les chrétiens d'Éthiopie qui ont manifesté une résistance conti­nuelle aux conquêtes, s'unifiant autour du chef de l'État et du chef religieux qui détenaient la toute-puissance sacrée. En fait, le monophysisme de ces Églises n'a pas été approfondi de­puis les origines, il est plus verbal que théologiquement fondé. On parle pour le Christ d'une seule nature unie, ce qui est une manière implicite d'en reconnaître deux. Les formes de la confession de foi actuelle se rapprochent de la foi catholique et or­thodoxe.

Le rapprochement et l'unité sont possibles, car les obstacles ne sont sans doute pas insurmontables.