Approches du christia­nisme

 

 

 

 

Jésus-Christ est-il un personnage historique ?

 

Selon la plupart des spécialistes du christianisme, 1994 a été le deux millième anniversaire de la naissance de Jésus de Nazareth. Le chris­tianisme a connu un suc­cès phénoménal au cours des deux premiers millénaires qui ont suivi la nais­sance de son fondateur à Bethléem. La Bible est un best-seller, c'est le texte le plus édité. Copiée, recopiée sur papyrus, la Bible est imprimée pour la première fois par Guten­berg en 1455. Elle est aujourd'hui traduite en plus de trois cents lan­gues et elle est accessible à 98% de la population mondiale.

Il y a 1,8 milliard de chrétiens dans le monde aujourd'hui. Il faut dire que le terme chrétien n'est pas d'origine chrétienne. Les disciples se dési­gnaient entre eux sous le nom de « frères », de « disciples », de « ceux qui sui­vent la Voie », de « saints ». C'est dans des milieux non-chrétiens d’Antioche que ce concept a été formé et que « pour la première fois, le nom de chrétiens fut donné aux disci­ples » (Ac. 11, 26). L'apparition de ce terme manifeste que l'Eglise n'est plus consi­dérée comme une secte juive, mais comme un groupe re­ligieux nou­veau. Ce terme n'est pas un terme honorifique, c'est plu­tôt un sobri­quet insultant à l'égard de ceux qui considèrent que Jésus est le Christ. Qu'est-ce qui fait l'identité du chrétien ? On peut appeler chrétien tout homme qui, dans sa pensée et dans son action, se ré­fère explici­tement à Jésus-Christ, non pas seulement comme à une personne du passé histo­rique, mais comme à une personne toujours agissante, sus­ceptible d'apporter une lumière définitive sur le sens de la vie, sur le sens de la mort.

Il n'existe pas d'autre personnage qui ait exercé une influence com­parable à celle de ce prophète galiléen, puisque son influence se fait sentir encore aujour­d'hui. Même les adversaires les plus acharnés de la religion, reconnais­sent qu’il a été un personnage hors du commun et que son message a mar­qué l'humanité, bien que sa prédication n'ait duré que quelques an­nées et que sa mort fut ignominieuse. Pourtant, aussi extraordi­naire que cela puisse paraître, cet homme n'a laissé aucun écrit. Et il est prati­quement impossi­ble de retracer une his­toire de sa vie, car les évangiles, seule source d'information sur sa vie, ne sont pas des livres d'histoire, des biogra­phies, mais des té­moignages sur son message. De plus, ces té­moignages ont subi l'in­fluence de l'interprétation des communautés chrétiennes dans les­quelles ils ont été ré­digés. L'histo­rien se trouve dépourvu quand il entre­prend de retracer ou de dé­crire ce que fut son existence.

Une question se pose avec acuité chez ceux qui s'opposent violem­ment à la foi : y a-t-il eu à l'origine du christianisme une personnalité réelle, celle de Jésus, ou bien l'histoire évangélique n'est-elle qu'un mythe et Jésus n'a-t-il eu de réalité que dans l'imagination et le coeur de ses adorateurs ? Ce n'est pas une question nouvelle, elle s'est posée à partir du dix-huitième siècle... tout comme on s'inter­rogeait aussi peu de temps après sur l'existence de Napoléon, en se demandant s'il n'était pas qu'un mythe, qu'une légende. C'est au dé­but du vingtième siècle que la discussion sur l'historicité de Jésus s'est amplifiée, parce que les maté­riaux évangéliques ne permet­taient pas d'écrire une vie de Jésus et que les té­moignages non-chrétiens le concernant étaient peu nombreux.

L'histoire de Jésus n'est consignée ni dans les actes officiels ni dans les Annales de l'empire romain, ni dans aucun ouvrage d'histoire juive, et il n'a guère été pris en considération par l'histoire mondiale. Il fait son entrée dans l'histoire pro­fane à l'occasion d'un échange de notes administratives. Gaius Plinius Secundus, généralement ap­pelé Pline le Jeune, légat en Bythinie, écrit à l'empereur, vers 112, pour lui faire part de quelques-uns de ses problè­mes. Il a comme sou­cis im­portants des grèves, des scandales municipaux et une morosité politique. Il cons­tate aussi un grand malaise religieux : les temples sont désertés, dans quelques-uns même, le culte a cessé. Cela a conduit à une crise agricole, puisqu'il n'y a plus d'acheteurs pour les animaux destinés aux sa­crifi­ces. Tout cela est imputable, selon les informateurs de Pline, aux chrétiens qui forment une société secrète manquant certainement de loyauté envers l'empire. Cette lettre est importante pour connaître l'Eglise ancienne, mais c'est certai­nement des adversaires des chrétiens (donc des gens qui ont eu affaire à ceux-ci) que le gouverneur de By­thinie tire ses informations. Il de­man­dait des instruc­tions au sujet de « chré­tiens » qu'une lettre ano­nyme avait dé­noncés : « J'ai l'habitude, Seigneur, de vous consulter, sur mes doutes. Voici la règle que j'ai suivie à l'égard de ceux qui ont été déférés à mon tribunal comme chrétiens. Toute leur faute ou toute leur erreur s'était bornée à se réunir habituellement à date fixe, avant le lever du jour et de chanter entre eux un hymne à Christ comme à un dieu, et de s'engager par serment (non, comme il semble que Pline s'y attendait, à quelque crime, mais) à observer la loi morale : ne pas commettre de vol, de violence, d'adultère, de ne pas manquer à leur parole, ne pas nier un dépôt réclamé... Ils se retrou­vaient pour prendre ensemble un repas, mais un repas or­dinaire et in­nocent. A ceux qui avouaient, je l'ai demandé une deuxième et une troisième fois, en les menaçant de supplice. Ceux qui persévé­raient, je les ai fait exécuter. Ceux qui niaient être chrétiens ou l'avoir été, s'ils invoquaient les dieux selon la formule que je leur dictais et sa­crifiaient par l'en­cens et par le vin devant ton image que j'avais fait apporter à cette intention avec les statues des divinités, si, en outre, ils blas­phémaient le Christ - toutes choses qu'il est, dit-on, impossi­ble d'obtenir de ceux qui sont vraiment chré­tiens, j'ai pensé qu'il fallait les relâcher. Ce n'est pas seulement à travers les villes, mais aussi à tra­vers les villages et les campa­gnes que s'est répandue la contagion de cette su­perstition. Je crois pourtant qu'il est possible de l'enrayer et de la guérir ». Trajan répond de ne pas tenir compte des dénonciations anonymes et de punir ceux qui s'obstineraient à s'af­firmer chrétiens : « Il ne faut pas rechercher les chrétiens. Mais s'ils sont dé­noncés et convaincus, qu'on les châtie. Pourtant, si quelqu'un nie être chrétien et le prouve en sacrifiant aux dieux, qu'il obtienne le pardon ».

La lettre de Pline n'est pas la seule source non chrétienne à désigner « Christ ». Trois ou quatre ans plus tard, Tacite écrit ses Annales, il dit que Néron était soupçonné d'être l'instigateur de l'incendie de Rome en 64. Pour faire taire les rumeurs, la police romaine avait re­cherché un bouc émissaire. Elle en trouva un dans un groupe de per­sonnes connues sous le nom de chrétiens, qui étaient mé­prisées par la populace à cause de leur conduite scandaleuse à ses yeux. Aussi un certain nombre de chrétiens furent-ils torturés et condamnés à mort : « Néron produisit comme inculpés... des gens détestés pour leurs turpitudes, que la foule appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ que, sous le principat de Tibère, le procurateur Ponce-Pilate avait livré au supplice. Réprimée sur le moment, cette exécrable su­perstition perçait de nouveau, non seulement en Judée où le mouve­ment avait pris naissance, mais encore à Rome où tout ce qu'il y a d'infâme et de honteux afflue et trouve des sectateurs... ».

Tacite ne semble pas croire au bien-fondé de l'accusation portée contre les chrétiens, mais il n'hésite par à les présenter comme des ennemis de la société romaine. Il nomme le Christ comme fondateur de ce mouvement et donne des renseignements qui repren­nent les évangiles : Tibère et Ponce-Pilate. Mal­heureusement la mort du fondateur n'a pas stoppé le mouvement, et à l'épo­que de l'incen­die de Rome, soit trente ans après sa mort, les parti­sans de cette superstition étaient devenus une multitude. Mais Tacite n'aurait-il pas utilisé des documents d'origine chrétienne, en recourant à des témoignages de croyants inculpés, conservés dans des rapports de police ?

Nous savons que Pilate fut préfet de Judée de 26 à 36. Son nom, Pontius Pilatus, est gravé sur une pierre qui fut réemployée dans la construction du théâ­tre de Césarée Maritime, et qui a été redécou­verte en 1961. Mais il n'est resté aucune trace de sa correspondance avec le pouvoir. Philon d'Alexandrie attribue à Pilate des vio­lences, des exécutions sans jugement. Pilate passa ou­tre la sensibilité juive en voulant expo­ser des enseignes mi­litaires dans le Temple, il fallut que l'empe­reur s'en mêle pour le faire céder. Pour financer l'aqueduc devant amener l'eau à Césarée, il vou­lut puiser dans le Trésor du Temple, cet incident tourna à l'émeute et s'acheva dans la violence. Pilate fut révoqué en 36 par Vi­tellius, légat de Syrie, et envoyé à Rome pour se justifier devant l'empereur d'avoir maté dans le sang une mani­festation mes­sia­nique samaritaine : des gens s'étaient rassemblés, à l'appel d'un prophète exalté, dans l'intention de gravir le mont Garizim, pour y découvrir les vases sa­crés cachés depuis les premiers temps de l'oc­cupation de Canaan par les Hé­breux... Pilate fut condamné par Cali­gula soit à l'exil soit à la mort...

Vers l'an 120, dans sa Vie des douze Césars, Suétone écrit la vie de Néron. Dans une série de mesures prises par l'empereur, il note : « On livra au supplice les chrétiens, sorte de gens adonnés à une su­perstition nouvelle et dangereuse ». Et, dans la vie de Claude, on peut lire : « Comme les juifs se soulevaient continuelle­ment, à l'instigation d'un certain Chrestos, il les chassa de Rome ». Dans tout cela, il n'y a rien de très précis concernant Jésus qui mourut sous Ponce-Pilate. Mais un fait est capital : dans la deuxième décennie du deuxième siè­cle, les auto­rités impériales connaissent les chrétiens comme un mou­vement spécifique, et elles ont eu affaire à eux déjà sous Néron. Trois témoins romains font mention du Christ, ce qui empêche de mettre en doute son existence histo­rique.

Indirectement, les textes du Talmud établissent également qu'il n'y a pas lieu de mettre en doute son existence. Une tradition antérieure à l'an 200, venue du traité du Sanhédrin, dans le Talmud de Babylone, indique : « A la veille de la fête de la Pâque, on pendit Jésus. Quarante jours auparavant, le héraut avait proclamé : il est conduit dehors pour être lapidé, car il a pratiqué la magie et sé­duit Israël et l'a rendu apostat. Celui qui a quelque chose à dire pour sa défense, qu'il vienne et le dise. Comme rien n'avait été avancé pour sa défense, on le pen­dit à la veille de la fête de la Pâque ».

Pour poursuivre l'enquête, on peut apporter un autre document juif. Vers 93, Flavius Josèphe mentionne le Christ dans deux passages de son livre, les Antiqui­tés juives. Le premier rapporte la condamnation et l'exécution de Jacques, le frère de Jésus, et le second parle de Jésus comme d'un sage dont beaucoup de juifs et de non-juifs sont devenus les disciples, croyant qu'il était le Messie : « A cette époque vécut Jésus, un homme exceptionnel, car il accomplissait des cho­ses prodigieuses. Maître de gens qui étaient disposés à faire bon accueil aux doctrines de bon aloi, il se gagna beaucoup de monde parmi les juifs et jusque parmi les hellènes. Lorsque, sur la dénonciation de nos notables, Pilate l'eut condamné à la croix, ceux qui lui avaient donné leur affection au début ne cessè­rent pas de l'aimer, parce qu'il leur était apparu le troisième jour, de nouveau vi­vant, comme les divins prophètes l'avaient déclaré, ainsi que mille autres mer­veilles à son sujet. De nos jours ne s'est pas tarie la lignée de ceux qu'à cause de lui on appelle chrétiens ». Les examens littéraires et les critiques des historiens laissent à penser que ce passage n’est pas de la main de Flavius Josè­phe, parce qu'il souligne trop la pensée chré­tienne.

Si c'est en langue hébraïque ou araméenne, et si c'est probablement à Jé­rusalem qu'est née la littérature concernant Jésus, depuis lors, il n'y a guère eu de litté­rature juive concernant Jésus, venant des des­cendants à qui le prophète de Na­zareth avait pu s'adresser. Quel­ques lignes dans toute la littéra­ture non-chré­tienne, c'est tout ce que nous pouvons savoir de Jésus de l'exté­rieur. Le seul in­térêt qu'il est possible de trouver dans ces témoignages non-chrétiens, c'est que même les plus ardents détracteurs de la prédication du Na­zaréen n'ont jamais mis en doute son existence historique, ce qui sera fait par les critiques les plus tendancieux de l'époque moderne... Mais ceux qui ont en­tendu parler de ce pro­phète galiléen considèrent tou­jours son arrivée sur la scène publique comme un événement quel­conque, sans grande importance.

On aurait tort de penser que les seules sources non-chrétiennes ont une valeur probante. Les textes du Nouveau Testament permettent aussi d'affirmer, sans la moindre hésitation, l'existence historique de Jésus, même si les premières communautés chrétiennes n'ont pas cherché à mettre en valeur le rôle historique mondial que pouvait avoir celui en qui des hommes mettaient leur foi, au point de mourir pour son nom au lieu de le renier.

Pour connaître Jésus de Nazareth, il faut accepter de franchir le pas de la foi et de s'en remettre au témoignage que les premiers chré­tiens ont porté sur lui. Les lettres de l'apôtre Paul, facilement data­bles, permettent d'affirmer un fait qu'aucune communauté chré­tienne n'a pu inventer : Jésus est mort sur une croix, sans doute le vendredi 7 avril 30 (date très vraisemblable, quoique pas entière­ment certaine, d'autres histo­riens estiment que la mort de Jésus eut lieu le 27 avril 31). Cette mort est loin d'être « noble » pour le fondateur d'une religion ! En effet, un texte terrible de la Loi de Moïse concerne ce châti­ment : « l'homme ayant en lui un péché passible de mort, qui aura été mis à mort et que l'on aura pendu à un arbre : un pendu est une malédiction de Dieu » (Dt. 21, 23).

A partir du milieu du deuxième siècle, les chrétiens se définissent de la manière suivante : « Autrefois, nous prenions plaisir à la débauche, aujourd'hui la chasteté fait nos délices. Nous prati­quions la magie, aujourd'hui, nous sommes consacrés au Dieu bon et non engendré. Nous étions avides d'argent, aujourd'hui, nous mettons en commun ce que nous possédons, nous partageons avec quiconque est dans le be­soin. Les haines, les meurtres nous opposaient les uns aux autres, la différence des moeurs ne nous permettait par de re­cevoir l'étranger dans notre maison. Aujourd'hui, après la venue du Christ, nous vivons ensemble, nous prions pour nos ennemis, nous cherchons à gagner nos injustes persécuteurs, afin que ceux qui au­ront vécu conformément à la sublime doctrine du Christ puissent es­pérer les mêmes récompen­ses de Dieu, le Maître du monde » (Justin, vers 150).

« Les chrétiens ne se distinguent pas des autres hommes ni par le pays ni par le langage, ni par les vêtements... Ils se conforment aux usages locaux pour les vê­tements, la nourriture et la manière de vi­vre. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie leur est une terre étrangère... Ils sont dans la chair mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lis établies et leur manière de vivre l'emporte en perfec­tion sur les lois. Ils aiment tous les hommes et tous les persécutent... Ils sont pauvres et enrichissent un grand nombre... On les persécute et ils bénissent. Châtiés, ils sont dans la joie comme s'ils naissaient à la vie. En un mot, ce que l'âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde » (Epître à Diognète, fin du deuxième siècle).

Des témoignages dignes de foi attestent donc l'existence de Jésus. Les docu­ments chré­tiens sont les plus nombreux pour affirmer qu'un personnage réel se trouve derrière la tradition évangélique. Ainsi en­core, aux environs de l'an 200, mourut à Lyon saint Irénée, évê­que de cette ville, l'un des hommes les plus mar­quants de la cité. Une de ses lettres, adressée à son ami Florinus, nous est par­venue. A celui qu'il avait perdu de vue depuis un certain temps, Iré­née rappelle des sou­venirs de vie étu­diante en Asie Mineure, évoquant leurs étu­des au­près de Polycarpe, évêque de Smyrne, qui mou­rut aux environs de 155, âgé de plus de quatre-vingt-cinq ans. Il se sou­vient que le vieil­lard les entrete­nait de « Jean, le disciple du Sei­gneur », qu'il avait personnelle­ment connu bien des années aupara­vant. Irénée n'aurait pas fait ce témoignage sans avoir la cer­titude que son ami pouvait évo­quer les mêmes souvenirs. Donc, aux environs de l'an 200, un homme était en me­sure d'évoquer Jésus par l'in­ter­médiaire d'un maître qui avait connu personnel­lement un des disciples de ce Jésus...

En 1970, un dominicain, le père Bro demandait à un certain nombre de personnali­tés d'exprimer par écrit leur réponse à la question : « Pour vous, qui est Jésus-Christ ? » C'était la question que Jésus avait po­sée à ses disciples. Parmi les ré­ponses qu'il reçut et qu'il publia, celle de Ro­ger Garaudy est intéressante, dans la mesure où elle retrace en quelques lignes ce qu'il est possible de connaître sur ce prophète que les chrétiens considè­rent comme le Fils de Dieu fait homme :

« Environ sous le règne de Tibère, nul ne sait exactement où ni quand, un person­nage dont on ignore le nom a ouvert une brèche dans l'hori­zon des hommes. Ce n'était sans doute ni un philosophe ni un tribun, mais il a dû vivre de telle manière que toute sa vie signifiait : chacun peut, à chaque instant, commencer un nouvel avenir. Des dizaines, des centaines peut-être de conteurs populaires ont chanté cette bonne nouvelle. Nous en connaissons trois ou quatre. Le choc qu'ils avaient reçu, ils l'ont exprimé avec les images des simples gens, des humiliés, des offen­sés, des meurtris, quand ils rêvent que tout est devenu pos­sible : l'aveugle qui se met à voir, le paralytique qui se met à marcher, les affamés du désert qui reçoi­vent du pain, la prostituée qui se ré­veille une femme, cet enfant mort qui recom­mence à vivre. Pour crier jusqu'au bout la bonne nouvelle, il fallait que lui-même, par sa résur­rection, annonce que toutes les limites ont été vaincues, même la li­mite suprême, la mort. Tel ou tel érudit peut contester chaque fait de cette existence, mais cela ne change rien à une certitude qui change la vie. Un brasier a été allumé… ».

Il faut se mettre à l'écoute des conteurs populaires qui transmis aux géné­ra­tions ultérieures ce qu'ils avaient perçu de Jésus. La question se pose de sa­voir qui a pu écrire les évangiles. Jusqu'à une époque ré­cente, les plus anciens manus­crits dont on disposait remon­taient au deuxième siècle. Et l'on pensait que les évangiles avaient d'abord été véhiculés par un enseignement oral, puis mis par écrit à la fin du pre­mier siè­cle, après la dispari­tion des témoins oculaires. Et l'on affir­mait avec plus ou moins de véhémence que ces évangiles étaient sur­tout et même uniquement des témoignages de foi. Cela reste vrai : les évangiles ne sont pas des chroniques de la vie de Jésus, ils ont été composés pour donner sens à l'acti­vité de Jésus, mais ils ne sont plus considérés comme des textes composés par d'habiles compilateurs qui auraient travaillé à partir de sources aujourd'hui dis­parues.

A la fin de 1994, un savant allemand, Carsten Peter Thiede, analysant les plus an­ciens manuscrits de l'évangile selon Matthieu, affirme que les textes sur papyrus dont dispose l'université d'Oxford da­tent des années 50, c'est-à-dire une géné­ration, après l'ère chrétienne. Il continue en affirmant que le texte de Matthieu a été dicté par un témoin direct de l'enseignement de Jésus. Qu'est-ce que cela peut bien changer de savoir que l'évangile était composé vers 50 au lieu des années 70 ou encore de la fin du premier siècle ? Il ne s'agit pas simplement d'une affaire pour spé­cialistes, mais de quel­que chose de vital pour ceux qui cherchent à comprendre. Un événe­ment raconté par un journal au moment où il est arrivé, même s'il faut lire ce ré­cit de manière criti­que, comporte plus de vérité qu'un récit rapporté après plus de cinquante ans : plus la distance est courte entre l'événe­ment et le récit, moins le risque de déformation est élevé. Avec une composition complète de l'évangile de Matthieu en l'an 50, il est pos­si­ble d'affirmer qu'il ne s'agit pas d'une spéculation, très éloignée des faits. Et l'on pourrait dire que les premiers lecteurs de Matthieu ont été ceux qui avaient entendu les paroles de Jésus dans les enseignements qu'il pouvait donner sur les routes de Pales­tine.

La tradition de l'Eglise a limité le nombre des évangélistes à quatre, bien que le quatrième évangile soit davantage une construction théo­logique élaborée qu'un conte populaire... Les trois premiers évangiles sont appelés synoptiques, parce qu'il est possible de les lire en pa­rallèles, même s'ils ne sont pas toujours unani­mes. Ce ne sont pas des biographies de Jésus, mais des témoignages de foi et des annonces du mystère de Jésus. Jamais un récit ne rapporte un fait brut, mais toujours, quand il pré­sente un acte ou une parole de Jésus, il cherche à transmettre un enseignement qui remonte au maître, qui lui est fi­dèle sinon dans la lettre, du moins dans l'es­prit.

Comment a été fixée le début de l'ère chrétienne ? Au sixième siè­cle, un moine, Denys le Petit, instaura un comput des dates à partir de la nais­sance de Jésus, en la fixant en l'an 753 de la fondation de Rome. Il se trompa sans doute de quelques années. Néanmoins on peut parvenir à des hypothèses as­sez probables. Ce calcul, même erroné, a permis d'illustrer, par un texte poéti­que, la situation du monde au moment de la naissance de Jésus : 

« Des milliards d'an­nées depuis qu'au commencement roulèrent les galaxies dans l'im­mensité du monde, des millions d'années depuis que la terre avait balbutié les premiers hommes, près de deux mille ans depuis qu'Abraham avait fait route vers l'in­connu, quinze siècle depuis Moïse et la sortie d'Egypte, mille ans après le règne de David, au cours de la cent qua­tre vingt quatorzième Olympiade, dans la sept cent cinquante qua­trième année de la fondation de Rome, et la qua­rante deuxième année du règne d'Auguste, après tant de déluges, de gloires et d'empi­res écroulés, six siècles après le Bouddha, et cinq après Socrate, Jésus-Christ, Dieu éternel, Fils du Père éternel, conçu dans le temps par une femme, naît à Be­thléem, en Palestine, pour sanctifier le monde ».

L'évangéliste Luc (3, 1) fixe le commencement du ministère public à l'an 15 du principat de Tibère César, ce qui permet de le dater des années 27-28. Cette date se trouve en quelque sorte justifiée par l'évangéliste Jean (2, 20) quand il parle des quarante-six années qu'il a fallu pour reconstruire le Temple de Jéru­salem. La vie publique de Jésus aurait duré deux ou trois ans, ce qui correspond aux trois fê­tes de Pâques mentionnées par Jean.

La date de la naissance de Jésus est difficile à établir avec précision. Selon Matthieu, Jésus serait né sous le règne d'Hérode le Grand, mort en l'an 4 avant le début de l'ère chrétienne. Les historiens s'accordent sur l'an 746 ou 747 de la fondation de Rome, c'est-à-dire en 6 ou 7 avant l'ère chrétienne. Luc, qui af­firme que Jésus avait environ 30 ans au début de son ministère, s'accorde avec cette date. Il mentionne le gouverneur de Syrie, Quirinius. D'après Flavius Josè­phe, celui-ci pré­sida au re­censement de la Palestine, en l'an 6 de l'ère chré­tienne. Le recensement men­tionné par les évangélistes au moment de la naissance de Jésus ne peut pas être celui de Quirinius, puisque Matthieu et Luc attestent que Jésus est né au temps du roi Hérode le Grand, mort en l'an 4 avant l'ère chrétienne. Il y a un dé­saccord de dix ans entre les données : si Luc parle d'un premier re­censement, il apparaît informé, mais peu soucieux d'exactitude chro­nologique. La mention du recensement impliquerait un fait public qui aurait dû laisser des traces dans l'histoire. Il n'y a aucune trace d'un recensement univer­sel dans les sources de l'histoire, mais on sait qu'Auguste a organisé des recense­ments dans diverses provinces : le plus probable est que Luc ait re­groupé divers recensements qui se sont répartis sur une trentaine d'années. C'est une simplification de l'histoire familière aux historiens de l'anti­quité, plus soucieux de la forme littéraire que des détails matériels.

Les chrétiens sont tellement habitués à fêter Noël le 25 décembre qu'ils ne se soucient guère de la date de la naissance de Jésus. Il semble que ce soit vers la fin du règne de Constantin, mort en 337, qu'on décida de célébrer cette nais­sance à cette date. Aurélien au­rait fixé la date en fonction du solstice d'hi­ver, c'est-à-dire le mo­ment où la force solaire, jusqu'alors décroissante, com­mence à gran­dir. C'était la fête du « Natalis solis invicti, du soleil renaissant et in­vaincu ». C'est pour christianiser cette fête païenne que l'Eglise dé­cida de cé­lé­brer le « Dies natalis », d'où vient le mot de Noël, comme jour de la nais­sance du véritable soleil levant. Cette date est donc d'origine romaine, mais elle s'imposa au cours du quatrième siècle dans la chrétienté pour célébrer la gloire de Dieu manifesté en Jé­sus, lumière qui éclaire tout homme en venant dans le monde.

Si l'on se réfère au texte de Matthieu, relatif à la naissance de Jé­sus, et si on s'intéresse à la situation des bergers à qui la naissance est annoncée, on décou­vre qu'ils sont dans les champs à garder leurs troupeaux. Cela exclut une nais­sance en hiver : l'été sec et chaud a détruit toute forme de végétation dans les champs, et l'hiver très rigoureux (surtout la nuit) ne leur permettait par de res­ter dans les champs. Il faut attendre les pluies de printemps pour que l'herbe re­pousse et que les bergers puissent conduire leurs troupeaux hors des berge­ries. Cela permet de penser que la nais­sance de Jésus a eu lieu très vraisembla­blement au printemps...

Jésus est né à Bethléem, fait attesté par Matthieu et Luc. Bethléem est la ville de naissance du roi David. La perspec­tive religieuse affir­mait que le Messie, sau­veur du peuple, serait originaire de la cité de David : « Et toi, Bethléem, tu n'es certes pas le moindre des cantons de Juda, car de toi naî­tra un sauveur » (Mi. 5, 1, cité par Mt. 2, 6). Le prophète Mi­chée annonçait de cette manière la naissance de Jésus dans cette ville. Il est pratiquement certain que la famille de Jésus, comme d'autres familles jui­ves, ait été de la des­cendance de David. Pour­tant, Jésus ne se prévaudra jamais de son illustre ascen­dant... Certains exégètes récusent l'historicité d'une naissance de Jésus à Bethléem, il serait né à Naza­reth, puis la tradition chré­tienne aurait déplacé le lieu de sa naissance en fonc­tion de la prophé­tie davidique et messianique de Michée. Même si la naissance de Jésus a eu lieu à Bethléem, Jésus est tou­jours reconnu comme venant de Nazareth, une obscure bourgade du Nord du pays, la Galilée. Cette région, tout comme le reste de la Pa­lestine était sous influence romaine, et il est attesté que la société était multilingue (ou polyglotte).

On en trouve une preuve évidente dans le texte de l'évangile de Jean (19, 20) où il est fait référence à l'inscription que Pilate fit placer sur la croix de Jé­sus en ces termes : « Cette inscription a été lue par de nombreux juifs, car l'en­droit où Jésus fut crucifié était proche de la ville, et elle était écrite en hébreu, en latin et en grec ». La co­lonisation romaine avait renforcé le multilinguisme de la ré­gion, et il est pratiquement certain que tous les habitants, à des degrés divers, parlaient ou comprenaient plusieurs langues.

Ainsi, Jésus, comme les enfants de son temps, parlait l'ara­méen, un dia­lecte issu de l'hébreu, qui était sa langue maternelle, il connais­sait aussi l'hé­breu, langue dans laquelle avaient été écrits les livres saints du judaïsme. Il devait avoir aussi des notions de grec et de la­tin, les deux langues cultu­relles de la Mé­diterranée orientale, depuis les conquêtes de grecs et des Ro­mains, langues dans lesquelles s'ef­fec­tuaient aussi les échanges com­mer­ciaux. Un exemple, tiré de l'évan­gile selon Marc, nous apprend que Jésus s'est rendu dans la ré­gion de Tyr, qu'il y a rencontré une syrophé­ni­cienne. Marc (7, 24-30) souligne que cette femme parlait le grec, et donc que la conversation qu'elle a eue avec Jésus a été menée en grec. Il en est de même dans la dis­cussion de Jésus avec les Phari­siens, concernant l'impôt à payer à Cé­sar (Mc. 12, 13-17). La Palestine avait comme monnaie des pièces por­tant une ins­cription latine au « Di­vus Augustus », le divin Auguste. Jésus ne demande pas ce que signifie l’ins­cription, mais de qui il est fait mention sur cette pièce, si­gne qu'il comprenait le sens de la phrase... Il faudrait en­core évoquer l'interrogatoire de Jésus par Pi­late : il n'a pu être mené qu'en grec ou en latin. Cependant, si Jésus par­lait plu­sieurs langues, il faut savoir qu'il avait un accent, l'accent ru­gueux des paysans galiléens, celui-là même qui fit repérer Pierre dans la cour du grand-prêtre au moment du procès de Jésus.

Le climat dans lequel s'est déroulée l'enfance de Jésus est celui de la spiritua­lité de l'Ancien Testament. L'élément essentiel du culte synagogal ou domestique repose sur la bénédiction par laquelle cha­que croyant remercie Dieu à chaque instant de sa vie, à chaque geste qu'il accomplit. La bénédiction constitue la trame de toute la prière, car l'essentiel est de bénir. Les bénédictions s'éche­lonnent tout au long de la journée. Au réveil, il convient de bénir Dieu pour avoir reçu de lui la conscience de ses pensées et des ses actes. 

« Quand le croyant ouvre les yeux, il dit : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui ouvres les yeux des aveugles. Quand il se lève, en s'étirant : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui délivres ceux qui sont liés. Quand il se met debout : Béni sois-tu, YHWH no­tre Dieu, roi de l'univers, toi qui élèves ceux qui sont courbés. Quand il se tient sur le sol : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui as étendu la terre au-dessus des eaux. Quand il commence à marcher : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui as affermi les pas de l'homme. En s'habillant : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui vêts ceux qui sont nus. Quand il met ses sandales : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui as paré à tous nos be­soins. Quand il met sa ceinture : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui as ceint Israël de puissance. En mettant son couvre-chef : Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, toi qui as couronné Israël de gloire ».

Si chaque jour s'accompagne de formules religieuses, à plus forte raison en est-il du sabbat qui est consacré à la prière et à la médita­tion : toute vie profane cesse pour vingt-quatre heures, du vendredi soir au samedi soir. Tout commence au souper du vendredi soir, pour l'ouverture du sabbat. Le chef de famille tient à la main une coupe de vin, symbole de la vie et de la joie, il bénit Dieu pour le don du sabbat et pro­nonce les bénédictions tout au long d'un repas festif :

« Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, qui as créé le fruit de la vigne. Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, qui nous as sanctifiés par tes commandements, qui nous as agréés pour ton peuple, et qui, dans ton amour, nous as donné le saint jour du sabbat en commémoration de la création. Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, qui as sanctifié le sabbat. Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l'univers, qui tires le pain de la terre ».

Le matin et le soir, la prière est précédée par la récitation du « Shema Israël », forme primitive de la confession de foi d'Israël :

« Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est le Seigneur Un. Tu aimeras le Sei­gneur ton Dieu de tout ton coeur, de tout ton être, de toute ta force. Les paro­les des commandements que je te donne aujourd'hui seront présentes dans ton coeur. Tu les répéteras à tes fils, tu les leur diras quand tu resteras chez toi et quand tu marcheras sur la route, quand tu seras couché et quand tu seras de­bout, tu en feras un signe attaché à ta main, une marque placée entre tes yeux, tu les inscriras sur les montants de ta porte et à l'entrée de ta ville ».

Avant de s'endormir, chaque juif récite la prière du Shema Israël, puis appelle la bénédiction de Dieu sur le sommeil et demande la paix pour le repos nocturne :

« YHWH, notre Dieu, fais que nous nous endormions dans l'apaisement et que nous réveillions pour la vie. Dresse au-dessus de nous ton pavillon de paix. Inspire-nous de hautes pensées et en­toure-nous de ta protection. Préserve-nous de la malveillance des hommes. Éloigne de nous les épreuves trop cruelles. Écarte de nos pas la pierre d'achoppement et abrite-nous sous ta man­suétude. Tu es no­tre gardien et notre Sauveur, le Dieu tendre et miséricordieux. Dirige nos pen­sées et nos actes dans le sens de la vie et du bien. Sois loué, Seigneur, toi qui étends sur nous, sur tout ton peuple Israël, sur Jérusalem et sur tous les peu­ples ta paix tutélaire. Amen ».

La loi prévoyait trois pèlerinages par an, pour tous les hommes, à par­tir de douze ans, âge où l'enfant entre dans la vie adulte, après un temps de catéchèse : l'en­fant devient Bar Mitzva, un fils de la loi. Ce jour-là, on lui demande de monter à l'ambon et de lire, dans la syna­gogue, un passage de la Torah.

A l'âge de douze ans, Jésus accompagne ses parents à Jérusalem. L'évan­géliste Luc rapporte ce moment de la vie du jeune Jésus (Lc. 2, 41-52). Après la fête, Jésus reste au Temple, sans que ses parents ne s'en aperçoivent. Quand ils dé­couvrent son absence dans la cara­vane du retour, ils regagnent Jérusalem et le cherchent pendant trois jours. C'est dans le Temple qu'au bout de trois jours, Jésus est retrouvé. Il était assis parmi les docteurs, ce qui fait ressortir l'in­tel­ligence et la sagesse de l'enfant.

Les Évangiles gardent le souvenir de paroles très dures de Jésus à l'égard de sa famille. Luc qui rapporte la seule parole de Jésus en­fant souligne comment Jésus s'est démarqué de la paternité de Jo­seph, que Marie lui rappelait : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois, ton père et moi, nous te cherchions, tout an­goissés » (Lc. 2, 48). C'est sans hésitation que Marie désigne Joseph comme le père de Jésus. La paternité de Joseph eut pour Jésus plus d'impor­tance qu'on ne le pense habituellement. D'ailleurs, pour désigner Dieu, Jésus emploiera le terme affectueux que les enfants donnaient à leur père : « Abba, papa ». Mais, la réponse de Jésus à sa mère, dans l'épisode du Temple, sera particulièrement dé­routante : « Pour­quoi me cher­chiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu'il me faut être chez mon père ? » (Lc. 2, 49). Jésus revendique une autre paternité, une autre filiation. C'est Dieu qui est son seul Père, même si, du point de vue légal, Joseph est vraiment père de Jésus, puisque c'est par lui que Jésus peut s'inscrire dans la descendance du roi David.

Après la manifestation de Jésus au Temple, les évangiles ne rappor­tent rien de son existence jusqu'au début de sa vie publique. Jésus grandit, il apprend le mé­tier de Joseph, que l'on a l'habitude de pré­senter comme un charpentier. En fait, le terme grec de l'évangile qui désigne le métier de Joseph est : tec­ton, mais plutôt bâtisseur, sens qui lui est resté dans le terme « architecte ». Et l'on pense que Jo­seph et Jésus ont travaillé tous les deux à la construction de la nou­velle capitale de la Galilée, Sephoris. Même si l'évangile ne le précise pas, Jé­sus travailla avec lui comme apprenti. Selon les directives des livres saints, un père ne doit pas seulement nourrir son fils, mais lui apprendre un métier : « Qui n'enseigne pas à son fils une profession manuelle, c'est comme s'il en faisait un bri­gand ».

Les gens qui ont fréquenté Jésus durant sa vie publique l'ont souvent appelé « rabbi », terme qui veut dire « maître » en hébreu. Jésus de­vait être consi­déré comme un enseignant, même s'il n'avait pas ef­fectué d'études auprès des scri­bes et des docteurs de la Loi. Char­pentier, il faisait partie du milieu des artisans qui étaient les déposi­taires de la sagesse populaire véhiculée dans le cadre des ate­liers. Le travail des mains délie l'esprit, dans les ateliers, chacun pouvait s'exprimer li­brement, et la langue devait être aussi habile que les mains. C'est ce qui est exprimé par un dicton à valeur proverbiale, qui a été repris par la tra­di­tion orale : « N'y a-t-il pas un charpentier, fils de charpentier, pour résoudre cette question ? »

Après la manifestation de Jésus au Temple, les évangiles ne rappor­tent rien de son existence jusqu'au début de sa vie publique. Fau­drait-il admettre l'hypo­thèse qui identifie Jésus avec un personnage connu dans les légendes tibétaines sous le nom de saint Issa, qui vé­cut vers l'an 30 et mourut crucifié ? Issa a voyagé par terre et par mer pour arriver jusqu'à l'Indus, il y a étudié les Écritu­res saintes du bouddhisme. Issa fut reçu avec joie par les brahmanes qui lui ap­pri­rent à guérir par la prière, à chasser les esprits mauvais et à resti­tuer au corps la forme humaine après blessure ou mutilation. Alors les miracles de Jésus sembleraient naturels pour ceux qui ont accédé à la véritable connaissance spiri­tuelle. Issa se serait rendu à Béna­rès, aux bords du Gange, fleuve sacré de l'hin­douisme, là où les pèle­rins se purifient de leurs péchés et espèrent mourir, puis­que la mort à Bénarès rompt le cycle des réincarnations.

A proximité de Bénarès, Bouddha avait fait son premier sermon. Il convient de dire que bouddhisme et hindouisme étaient florissants au temps de Jésus et que le monothéisme était vivant en Inde. Et le saint personnage de la légende ex­prime des vérités qui sont celles de tou­tes les religions :

« Le Créateur ne partage son pouvoir avec personne… Dieu a voulu et le monde fut, il a fixé à chacun sa propre durée… Dieu ne fait pas de différences entre les hommes, car ils lui sont tous également chers… Ne croyez pas les écrits dans lesquels la vérité est travestie… Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse… N'admirez pas d'idoles, car elles ne vous en­ten­dent pas… Ne vous croyez pas supérieurs aux autres… Soutenez le faible…Ne faites de mal à per­sonne ».

Des traces de la présence de saint Issa ont été retrouvées au Tibet ; c'est là que les rouleaux, rapportant ses aventures, ont été conser­vés. De plus, un disci­ple de Jésus, Thomas, celui qu'on appelle l'incré­dule, est aussi allé jusqu'en Inde après la mort de Jésus. C'est l'en­cyclopédie catholique qui l'affirme, en soulignant qu'il y est allé pro­clamer l'Évangile. Il existe une église saint Tho­mas à Ma­dras, avec une communauté chrétienne encore vivante, en cet endroit où Thomas est arrivé vers l'année 50... A 26 ans, Issa aurait quitté l'Inde pour Persépolis, puis Athènes et l'Égypte, pour rentrer à 29 ans en Pales­tine, afin d'y accomplir son destin. A l'âge d'environ trente ans, Jé­sus quitte son village de Nazareth et son travail pour se rendre sur les bords du Jourdain, où Jean donnait aux pécheurs le signe de la purification du coeur, en les plongeant dans l'eau.

Au premier siècle de l'ère chrétienne, le judaïsme est fragmenté en de multiples tendances dont les traces sont perceptibles dans les différents écrits. Pour faire passer son message, Jésus devait s'ins­crire dans l'un ou l'autre courant de la pensée mystique de son épo­que. Son choix sera difficile, car l'époque est por­tée par une attente messianique profonde, et les courants spirituels ont un large impact sur la société juive.

Les Pharisiens constituent un courant de piété. Ils refusent la lutte armée pour l'indépendance nationale et gardent des objectifs reli­gieux, cen­trés sur la fidé­lité absolue à l'enseignement de la Torah. Ils souhaitent que les affaires de l'État soient traitées sans autre considération que celle de la Torah, comprise non seulement comme la Loi écrite remontant à Moïse mais aussi comme la Loi orale qui s'était transmise, de généra­tion en génération, depuis l'Exode. Ces hommes, dont le nom veut dire « séparés », ne participent pas nécessairement à la classe supérieure juive. Ils étaient issus, sociologiquement par­lant, du laïcat et non des castes sacerdotales ; ils n'avaient pas reçu de formation spéciale, comme celle des scribes, avec lesquels ils en­tretiennent des relations très étroites. Toutefois, s'ils sont d'ori­gine populaire, ils n'hésitent pas à se considérer comme supérieurs à l'ensemble du peuple qui n'observait pas les prescriptions rigoureu­ses, aussi bien au niveau religieux que sur le plan de la morale quoti­dienne. Ils ap­paraissent donc souvent comme de faux dévots hypocri­tes, que le Nouveau Tes­tament stigmatise avec ardeur, imposant aux autres un joug pénible de prescrip­tions légales et rituelles. Leur dif­férend avec Jésus repose sur le fait que ce dernier méprise leur in­ter­prétation très étroite de la Torah et les barrières qu'ils s'impo­sent pour que celle-ci soit respectée. Dans ses dis­cussions avec les phari­siens, Jésus ne se situe jamais sur le plan de la spéculation in­tellectuelle ou des questions théoriques. II se place plutôt sur le plan des questions pratiques ou tout au plus sur des questions d'exégèse de la Torah. Ils ne le critiquèrent ja­mais pour ses prétentions mes­sianiques : eux aussi atten­daient le Messie-Roi qui devait libérer le peuple de la domination étrangère. Aussi ne sont-ils pas interve­nus dans le procès qui opposa Jésus et les chefs des prêtres.

Les sadducéens sont de fermes conservateurs, ils ne reconnaissent l'autorité que des écrits les plus anciens, notamment la seule Torah mosaïque refusant toute la tradition orale, refusant de reconnaître les progrès doctri­naux et les nouvelles croyances, qui n'étaient pas fondés dans les premiers écrits. Ainsi, ils ne peuvent admettre la croyance aux anges, à la résurrection des morts et à la rétribution universelle après la mort. Les sadducéens forment un groupe organisé comprenant les grands prêtres, les anciens, la noblesse sa­cerdotale et la no­blesse laïque. La théologie sadducéenne se ressent du conser­vatisme religieux de ses membres. YHWH est exclusivement le Dieu national d'Israël, et c'est en cela qu'ils s'opposèrent farouchement aux pharisiens. Il leur faut nécessaire­ment se soucier de l'opportu­nité politique et des intérêts économiques. Aussi ne faut-il pas s'étonner de les voir collaborer avec la puissance politique en place, fut-elle étrangère. Ils accep­tent le joug de Rome, en s'accommodant tant bien que mal des circonstances les plus défavorables. Les masses populaires ne purent jamais accepter de telles compromissions et el­les se rangèrent sous l'autorité du mouvement pharisien : et les grands prêtres perdirent toute importance politi­que, vers le milieu du pre­mier siècle de l'ère chrétienne.

En réaction contre l'oppression et la misère subies par les juifs, sous les Hérode, certains hommes, qui seront appelés Esséniens, décident de se mettre à l'écart du monde mauvais et de vivre désormais dans la piété et la sécurité de la religion. Certains suivirent les conseils de vie des Esséniens, mais ne quittèrent pourtant pas leur existence quotidienne, si bien qu'il existait des communautés essénien­nes loca­les, chargées surtout d'oeuvres de solidarité envers les frères de pas­sage dans les villes et les villages. Mais la plupart des fidèles de la secte se reti­raient dans les voisinages de la mer Morte, pour prati­quer un ascétisme très ri­goureux. La communauté ressemblait donc assez étrangement, quant à son mode de vie, à un monastère dont les membres travaillaient dans la copie soigneuse des textes scripturai­res. Plus soucieux de la pureté du judaïsme que les pharisiens eux-mêmes, les Esséniens recherchaient la perfec­tion absolue. Pour ce faire, certains se vouèrent au célibat, dans l'attente de la venue im­minente du Messie. Ce célibat rompait avec la tradition entière du judaïsme qui prône le mariage et la fécondité. Ceux qui recherchaient la plus grande sainteté devaient considérer comme préférable de n'avoir point charge de famille. Jésus eut sans doute des contacts avec les communautés esséniennes, même si rien n'en transpire dans les évangiles. Toutefois, il semble qu'il prit son dernier repas dans le quartier essé­nien de Jé­rusalem. Pour préparer ce repas, il envoie deux disciples, en leur disant de suivre un homme portant une cruche d'eau. Or, ce travail était une tâche ex­clusivement féminine, sauf chez les Esséniens, qui voulaient éviter tout contact féminin, sur­tout pendant la préparation de la Pâque.

Les Esséniens apportaient une réponse négative à la misère et à l'op­pression qu'ils pouvaient connaître, en se réfugiant dans des commu­nautés qui leur appor­taient une relative sécurité. Les zélotes, eux, entendaient trouver une solution pratique à cette oppression : ils re­fusaient de se cacher du monde et se prépa­raient activement à la lutte contre toute tyrannie. En cela, ils s'opposaient aux pharisiens et aux saducéens, qui étaient prêts à collaborer avec la puissance d'occupation pour bénéficier d'une relative sécurité. Pourtant, les zélotes n'étaient pas des nationalistes fanatiques : ils étaient prêts à lutter et à mourir pour l'amour de la patrie, mais ils vivaient aussi dans un profond attachement à la Torah, pour laquelle aussi ils au­raient ac­cepté de subir la persécution et la mort. Forts de cette To­rah, qui se présentait à eux comme la révélation même de la volonté de Dieu, ils se sentaient la force de provoquer tous les ennemis du peuple que Dieu s'était choisi. Jésus a eu des contacts parmi les zé­lotes, notamment par l'un de ses disciples, Simon, non pas celui qui sera surnommé Pierre, mais un au­tre Simon qui est toujours qualifié de son titre de zélote. Et sans être affilié au parti des zélotes, il est vraisemblable que Judas Iscarioth était un de leurs sym­pa­thisants, puisqu'il souhaitait faire advenir le Royaume de Dieu par la force, tout comme ces révolutionnaires partisans d'une guerre sainte.

Au lieu de calmer l'ardeur de ces patriotes, les vexations et les per­sécutions su­bies par les juifs ne firent que les exacerber, et les zé­lotes appelèrent le peuple à la lutte sans merci contre son oppres­seur. Les pharisiens tentèrent d'écarter Israël de la révolte armée, et d'empêcher une guerre qui ne pouvait que conduire à la perte du peuple. Ils ne furent pas suivis dans leurs raisonnements : la situa­tion politique que connaissait alors Israël était telle qu'il lui était impos­sible de subir davantage l'oppression. Les zélotes entraînèrent le peuple dans la révolte, et le résultat en fut la catastrophe de 70 : Jérusalem tomba et le Temple fut détruit par les flammes. La nation juive disparaissait de l'his­toire pour près de vingt siècles...

Sur les bords du Jourdain, un dernier prophète - qui n'est pas re­connu comme tel, par la tradition juive - Jean proposait un baptême de conversion à ceux qui espéraient la venue de l'ère messianique, dans l'attente de celui qui devait li­bé­rer Israël. On a souvent pensé que Jean, surnommé le Baptiste, à cause de son activité, avait été in­fluencé par la communauté essénienne. Ce n'est pas impossi­ble. Ce­pendant, à la différence de celle-ci, il n'accueillait pas une sorte d'élite religieuse, mais l'ensemble du peuple. Jean renouait avec le prophé­tisme le plus ancien d'Israël : à chacun, il donnait des conseils appropriés à sa si­tuation, l'invi­tant à suivre la religion selon son es­prit et non pas seulement selon sa lettre. Les évangiles présentent Jésus se faisant baptiser par Jean et recrutant parmi les disciples de celui-ci ceux qui allaient devenir les siens. La mort du Baptiste, exé­cuté par ordre du roi Hérode, devait permettre à Jésus de mener son action propre. S'écartant du courant baptiste, il présente un message qui, dans sa forme, semble nouveau pour le peuple.

On a souvent voulu ramener le comportement et l'enseignement de Jésus à l'un ou l'autre de ces courants qui se partageaient la spiri­tualité de l'Israël du pre­mier siècle. Il les a connus, il les a fréquen­tés de manière plus ou moins proche, il lui est même arrivé d'emprun­ter des expressions et des convictions de ces dif­férents courants. Mais il ne s'est jamais identifié à l'un d'eux, et ces premiers disci­ples ont vite compris qu'il ouvrait un courant tout nouveau, faisant perdre au judaïsme toute son identité pour eux. N'a-t-il pas prédit à ses amis : « On vous exclura des synagogues » (Jn. 16, 2). Après son baptême par Jean sur les bords du Jourdain, et après avoir séjourné quelque temps au désert pour prier et jeû­ner, Jésus est de retour à Nazareth. Il se rend à la synagogue pour y prêcher, mais il n'y trouve pas l'accueil qu'il pou­vait espérer, tant il est vrai qu'aucun pro­phète n'est bien reçu dans son pays (Lc. 4, 16-30).

D'après les textes, il ne semble pas que Jésus ait été un bon « pa­roissien » par rapport aux offices de la synagogue. Chaque fois qu'il se trouve dans la maison de prière et d'étude, il arrive des incidents. Certes, ses auditeurs peuvent être surpris de son enseignement ou de sa réputation, surtout les habi­tants de Naza­reth qui le connais­saient pour l'avoir vu grandir au milieu d'eux et pour avoir eu recours à lui pour leurs travaux de charpente. Jésus enseigne en maître qui a au­torité et qui va directement à l'essentiel sans passer par des argu­ties subtiles, il donne les vraies réponses aux questions essentielles que les hommes se posent...

Dès le début de sa vie publique, Jésus a manifesté qu'il était un homme libre. Il commence sa prédication devant la foule venue de tous les territoires d'Israël et des pays limitrophes et païens, par un Sermon sur la montagne, où il présente la loi-cadre de son Royaume. Ce Sermon a impressionné non seulement ceux qui ont décidé de le suivre, mais aussi des hommes de tous bords et qui ne vivent pas né­cessairement les valeurs chrétiennes. Jésus pré­sente le chemin pour parvenir au bonheur (Mt. 5, 1-12). L'homme heureux, c'est celui qui va de l'avant, c'est celui qui consent à progres­ser.

Pourtant, la prédication de Jésus, si elle a d'abord pu enthousiasmer les foules, n'a pas comblé entièrement leurs attentes, ses miracles même n'ont pas suffi à lui faire garder toute la faveur du peuple. Etre prophète en Israël n'a jamais été de tout repos : ceux qui, au cours de l'histoire du peuple, ont voulu parler au nom de Dieu, ont été mal accueillis, puis re­jetés et condamnés aussi bien par les clas­ses sacerdotales que par le peuple.

C'est l'incident des vendeurs chassés du Temple qui a mis le feu aux poudres, même s'il a eu lieu plusieurs mois avant la dernière semaine de Jésus. Par ce geste, Jésus se mettait au-dessus des autorités de la nation juive, et il s'opposait au culte normal dans le Temple. De plus, Jésus proférait le blas­phème de se prétendre l'égal de Dieu, annonçant qu'il siégerait à la droite de Dieu à la fin des temps.

La mort de Jésus fut décidée par le sacerdoce de Jérusalem, no­tamment par les familles pontificales avec, à leur tête Anne et Caï­phe. L'affrontement que Jésus avait porté dans la capitale ne peut avoir d'autre issue que son arrestation et sa mise à mort. Ses adver­saires sont d'accord sur ce point, leur principale préoccu­pation est de trouver le moyen de l'arrêter sans provoquer d'émeute dans la ville, en période de fêtes, quand la foule est très nombreuse à Jéru­salem. Il leur faut agir par ruse, car ils ignorent le nombre de ses partisans présents avec lui dans la ville. La propo­sition de Judas Is­carioth aux grands prêtres arrivera à point nommé pour hâter les événements (Mc. 14, 10-11).

Judas avait placé sa confiance dans la personne de Jésus, en qui il pensait avoir trouvé celui qui allait pouvoir secouer la tutelle romaine, uni­quement pour des motifs religieux. Déçu par Jésus, qui refusait de se reconnaî­tre comme le libéra­teur politique, qui allait rendre à Israël sa dignité royale, sacerdotale et prophé­tique, Ju­das aurait dé­couvert en Jésus une sorte d'imposteur qui allait empêcher la res­tauration d'Israël comme une puissance au milieu des autres nations, il de­vait dénoncer cette imposture pour le bien de la nation.

C'est au jardin de Gethsémani que Jésus a pu mesurer le destin tra­gique qui était le sien. Jusqu'alors, dans la tranquillité, il manifestait sa certitude d'ac­complir le dessein de Dieu sur le monde, et il va être tenté de refuser d'aller jusqu'au bout du chemin. Il est effrayé de­vant un événement qui doit sur­venir et sur lequel il ne peut avoir prise, un événement auquel il ne peut donner person­nellement un sens. Il est seul, car les hommes qu'il a choisis sont défaillants, l'un d'eux le trahit, l'autre le re­nie, les autres dorment sans se rendre compte de l'importance de ce qui se dé­roule. Pour Jésus, c'est l'heure du rejet, l'heure de l'abandon par ceux qui l'entourent, c'est l'heure de la mort. C'est aussi l'heure où il surmonte définitivement la ten­ta­tion. Dans sa prière au Père, à qui tout est possible, il demande d'écarter la coupe de souffrance. Mais il comprend quelle est la vo­lonté du Père, il s'y aban­donne avec confiance.

Jésus devait pressentir sa mort comme le résultat du rejet définitif du peuple d'Israël qui ne pouvait admettre sa mission, mais jamais il ne semble avoir pu imaginer que se mort lui serait en quelque sorte volée et qu'il connaîtrait l'infa­mie des agitateurs politiques. Lui, le prophète envoyé par Dieu, le Fils unique, ne pouvait connaître que le sort des prophètes, et voilà qu'il va être traité comme le dernier des révolutionnaires.

Comme les prêtres l'avaient souhaité, l'arrestation de Jésus s'est faite à l'insu de la foule, et Jésus leur reproche de ne pas avoir osé intervenir devant la foule pendant qu'il enseignait dans le Temple.

Il fallait alors dépêcher le procès de Jésus, avant que ses sympathi­sants puis­sent avoir le temps de provoquer une émeute en cette pé­riode de fêtes de la Pâ­que. Dans le récit du procès de Jésus que dressent les évangélistes, il existe deux jugements séparés, l'un de­vant le tribunal juif, le sanhédrin qui n'avait au­cun pouvoir pour exé­cuter les sentences qu'il prononçait, et l'autre devant le tribunal du gouverneur ro­main. Chacun des deux jugements se termine par une condamnation à mort, mais chacun pour un crime différent.

Après son arrestation, Jésus est traduit devant le Sanhédrin, grand conseil comprenant soixante et onze membres, chefs religieux des familles sacerdota­les, membres de l'aristocratie et scribes, divisés en deux ten­dances ; les phari­siens et les saducéens. Ce conseil se ré­unit dans le palais du grand prêtre. Les prêtres cherchent un motif pour le condamner à mort. Ils avaient de bonnes rai­sons de refuser son enseignement, ils souhaitaient qu'il se manifeste ouver­te­ment contre l'occupant pour qu'ils puissent le condamner sans les faire tremper dans « l'affaire Jésus ». Ils auraient ainsi pu dégager leur respon­sabilité, mais Jésus ne s'est jamais laissé prendre à leurs piè­ges. Les faux té­moins, recrutés pour la circonstance, se contredi­sent. Le motif juridique, selon la législation juive, pour condamner Jésus à la mort, sera finalement trouvé dans une réponse que celui-ci fera à une question du grand-prêtre : « Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni ? Jésus dit : Je le suis et vous verrez le Fils de l'homme sié­geant à la droite du Tout Puissant et venant avec les nuées du ciel ». C'est la première fois que Jésus rend ouvertement un témoi­gnage sur sa personne ; il se présente comme le Messie, attendu par le peu­ple, il s'arroge le titre de Fils de l'homme qui devait venir juger l'humanité à la fin des temps, en siégeant à la droite de Dieu. Reven­diquer une telle égalité avec le Dieu unique, se placer soi-même au rang de Dieu était perçu comme le plus abominable des blasphèmes. Un tel péché devait être puni de mort, par lapida­tion.

Sous des apparences de procès régulier, ce premier procès de Jésus devant les autorités juives a été bâclé. Même si le Sanhédrin avait quelque pouvoir pour or­donner l'exécution d'une sentence pour un motif religieux, tel que le blasphème, il n'avait pas le pouvoir d'or­donner la mise à mort. C'est pourquoi il faut porter l'affaire devant le procurateur romain, Pilate, qui séjournait à Jérusalem, pen­dant les périodes de fêtes.

Les milieux sacerdotaux livrent Jésus à Pilate, en invoquant non plus des motifs religieux, mais en présentant Jésus comme un agitateur qui refuse de payer l'im­pôt et veut rétablir la royauté sur Israël. L'intention qui dirigeait les prêtres était double ; il fallait réussir à faire condamner Jésus, et surtout il fallait réus­sir à discréditer ab­solument sa mémoire parmi le peuple. D'où la conversion du motif re­ligieux en motif politique d'incitation à la révolte et à la sédition.

Pilate est un procurateur romain ordinaire qui pense surtout à sa car­rière et qui mène une guerre froide contre les chefs juifs. Quand on enferme Jésus dans ses prisons, il ne représente pour lui qu'un épi­sode négligeable. Pilate s'aperçoit certainement qu'on lui présente un procès truqué, et se trouve dans l’embarras, quand on lui présente Jésus. Il aurait sans doute aimé trouver le moyen de décliner la com­pétence de son pouvoir, mais les grands prêtres, qui jouaient le rôle de procureurs de justice, lui présentent Jé­sus comme un dange­reux nationaliste, invo­quant contre lui des accusations aux­quelles Jésus ne ré­pond pas, car il ne les accepte pas. Interrogé, Jésus ne ré­pond rien aux accusa­tions portées contre lui. Il aurait pu protester de son inno­cence et trouver des témoins de la défense parmi ceux qui l'avaient écouté du­rant les années de sa prédication. Il ne se défend pas, parce que la vérité n'a pas besoin d'être défen­due, elle éclate. Pilate ne trouve pas de motif de condamna­tion dans la personne de Jésus et dans ses actes. Mais il va abandonner Jésus, mais auparavant, cons­cient du fait que Jésus pouvait être populaire, il va faire un geste susceptible de lui atti­rer la faveur des foules, même s’il devait dé­plaire aux chefs des prêtres qu'il semblait mé­priser. Pilate propose inconditionnellement de re­mettre Jésus en liberté ; la foule rejette cette proposition et, sous l'incitation des prêtres, réclame la mise en liberté de Barabbas et la crucifixion de Jésus. Le gouverneur romain est alors contraint de se soumettre à la vindicte populaire, et conformé­ment à l'usage romain, il fait flageller Jésus avant de le faire crucifier. La foule, en délire, approuve sa condamnation, elle hurle à la mort et préfère li­bérer un assassin plutôt que de laisser vi­vre Jésus. Jésus est « le prophète as­sassiné ». Jésus est l'innocent qui souffre à la place d'un coupable.

Le condamné devait porter lui-même l'instrument de son supplice, le patibulum, jusqu'au lieu de l'exécution. Jésus, après avoir été châtié sans raison, doit quand même être mis en croix. Mais les outrages et les tortures l'ont épuisé. Il n'arri­vera sans doute pas au lieu de son exécution. Il ne convient pas que le condamné ne subisse pas son châ­timent jusqu'au bout. L'épuisement physique de Jésus ex­plique le fait qu'un passant soit réquisitionné pour porter la croix avec lui. Cet homme sera un certain Simon qui revenait des champs.

En arrivant sur le Golgotha, Jésus est d'abord dépouillé de ses vête­ments. Dé­pouillé de tout caractère humain, il connaît la condition de l'esclave révolté. La crucifixion, comme peine de mort, ne s'appliquait pas aux citoyens romains qui étaient décapités, les juifs, selon leur loi, étaient lapidés.

Pour décrire l'exécution, les évangélistes sont très sobres. Les condamnés, qui devaient subir ce châtiment, habituellement des es­claves révoltés, étaient cloués, les bras étendus sur le patibulum, puis on fixait cette barre transversale sur un poteau vertical, le stipes, préalablement dressé à hauteur d'homme. Les pieds du condamné étaient alors cloués. Une sorte de siège supportait en partie le poids du corps afin que celui-ci n'entraîne pas une déchirure des membres su­périeurs fixés préalablement. Le crucifié mettait souvent de très longues heures avant de mourir, non pas par perte de sang, mais plu­tôt par une lente asphyxie. Les inventeurs de ce type d'exécution sont les Perses et les Phéniciens, puis les Grecs et les Romains l'ont certainement adopté en raison de son caractère très spectaculaire.

Jésus, comme tous les crucifiés, est accablé des sarcasmes de la foule, qui passe et qui regarde la mort faire son oeuvre. Jésus meurt après six heures de souf­frances, non sans avoir suscité une vérita­ble profession de foi de la part d'un centurion romain : « Le centu­rion qui se tenait devant lui, voyant qu'il avait ex­piré, dit : Vraiment cet homme était Fils de Dieu » (Mc. 15, 39).

La loi mosaïque, en vigueur à Jérusalem, même sous la domination ro­maine, ne permettait pas que des cadavres soient exposés en croix durant la nuit, surtout en période de fête, et encore plus cette nuit-là qui connaissait la grande prépa­ration pascale. Des soldats viennent briser les jambes des condamnés, mais s'apercevant que Jésus est déjà mort, ils ne lui brisent pas les jambes et lui per­cent le côté d'un coup de lance. Selon la loi romaine également en vigueur, les exécutés politiques pouvaient bé­néficier, par grâce spéciale, d'une sépulture ho­norable. Rien n'empêchait qu'un sympathisant puisse obtenir le corps du crucifié. Joseph d'Arimathée, membre influent du Sanhé­drin, en demanda l'autorisation à Pilate. Avec Nicodème, disci­ple de Jésus mais en secret, Joseph descend le ca­davre de la croix, le dé­pose au pied du Golgotha. C'est là que les femmes firent, selon la tradition, une onction d'huile parfumée au corps de Jésus, avant que ce­lui-ci ne soit conduit dans une tombe creusée dans le roc, dans un jardin proche du lieu de la crucifixion. Les autorités sacerdotales qui avaient réussi à se dé­barrasser du prophète gali­léen se félicitaient d'avoir réussi à éviter des histoi­res avec le gouverneur, sur­tout en cette période d'affluence. Elles étaient sou­cieuses de fêter la Pâque et ne se préoccupèrent pas des déclarations de Jésus qui avait af­firmé qu'il ressusciterait le troisième jour. Elles ne se soucièrent ab­solument pas de l'ensevelissement et n'apposèrent donc pas les scellés sur la pierre du tombeau.

Les premiers récits chrétiens n'ont pas cherché à évacuer le ca­rac­tère scanda­leux de la croix : l'arrachement de Jésus à l'existence humaine n'a pas été édul­coré, comme s'il s'était agi d'une sorte de demi-mal. Pourtant, ses disciples reconnaissent qu’il demeure vivant, non pas qu'il soit revenu pu­rement et simplement à la vie qu'il possé­dait avant son arrestation et sa cruci­fixion, comme si son cadavre avait été réanimé d'une manière ou d'une autre. Si son procès et son supplice avaient bien mis en valeur qu'il avait été re­jeté pour avoir revendiqué une relation particulière avec celui que tous appelaient Dieu, sa résurrection va manifester, à ceux qui ont des yeux pour voir, la réalité de cette relation et de cette intimité. « Personne n'a jamais vu Dieu, le Fils nous l'a dévoilé », écrira saint Jean.

C'est à partir ou à travers l'événement de la résurrection que les disciples ont pu comprendre tout le sens et tous les enjeux de la vie de Jésus. Mais c’est aussi à partir de cet évènement fondateur que s’élaborera d’une manière ou d’une autre l’ensemble de la doctrine chrétienne.