Jean-Paul II, le Grand

 

 

« Jean-Paul II, successeur de l’apôtre Pierre comme évêque de Rome, est décédé le 2 avril à 21 h 37 dans son appartement du Vatican ». Dans les minutes qui sui­vaient, les télévisions du monde entier retransmettaient des images en direct de la place saint Pierre de Rome, signe que cet homme avait infléchi le cours de l’Histoire mondiale, au cours de son pontificat qui a été le troisième pontificat le plus long de l’histoire de l’Eglise.

Les dernières images que nous avons vues de ce pape torturé par la souffrance ont scandalisé certaines consciences : ne pouvait-on pas respecter la vie privée de ce vieillard, en lui permettant d’achever son existence dans l’intimité ? Et pourtant ! Il me semble qu’il était nécessaire que celui qui avait placé la majeure partie de son enseignement sous le signe du respect absolu de la vie, de son commencement à sa fin, ne pouvait se déjuger lui-même en occultant le fait que la mort des hommes est aussi une partie intégrante de leur vie. D’autre part, se souvenant du climat de mystère qui avait entouré la mort de son prédécesseur, Jean-Paul Ier, suivi d’une suspicion généralisée envers les milieux de la Curie, le pape ne pouvait que réclamer un maximum de transparence en ce qui concernait sa santé et sa condition physique. Au lieu de se lamenter sur un aspect préten­dument misérabiliste de cette fin de vie médiatisée, il y aurait davantage de rai­sons de se réjouir d’avoir constaté qu’ils « sont venus, ils sont tous là » pour veiller leur « vieux » pape qui s’éveillait à la jeunesse éternelle.

D’ailleurs, dès l’annonce officielle du décès, ce sont les applaudissements qui ont éclaté sur la place de la basilique : les Romains saluent ainsi généralement leurs morts, pour manifester qu’ils ont compris toute la grandeur de l’œuvre accomplie par ceux qui les quittent. Et les images les plus tristes du pontificat, les images de la souffrance notamment, s’effacent pour faire remonter à la mémoire de chacun les évènements positifs du quart de siècle qui s’achevait.

Et tout d’abord, le fameux : « Non abbiate paura ! N’ayez pas peur ! » qui a re­tenti avec force lors de sa première homélie, le jour de son intronisation, le 22 octobre 1978. Ce nouveau pape, venu de l'Est, stupéfie les trois cent mille per­sonnes rassemblées sur la place Saint Pierre à l'occasion de la cérémonie. « N'ayez pas peur d'accueillir le Christ et d'accepter son pouvoir. Ouvrez toutes grandes les portes pour le Christ ! A son pouvoir salvateur, ouvrez les frontières des Etats, les systèmes économiques et politiques, les vastes champs de la culture, de la civilisation et du développement ! N'ayez pas peur ! Le Christ sait ce qu'est un homme ». Il ne faisait pourtant que reprendre les paroles que Jésus adressait à ses disciples le jour de sa résurrection.

C’est la jeunesse qui a été le plus impressionnée par ce pape qui était présenté par le cardinal François Marty à la France entière, lors de sa venue à Paris en mai 1980, comme le « sportif de Dieu ». Ce qualificatif lui est venu lors de la ren­contre de Jean-Paul II avec les jeunes au Parc des Princes, rencontre qui lui a laissé une si forte impression qu’elle doit être à l’origine des « journées mondia­les de la jeunesse », qui voient officiellement le jour à partir de 1985. De Rome en 1985 à Toronto en 2002, en passant par Buenos Aires, St Jacques de Compos­telle (1989), Czestokowa (1991), Denver aux USA puis Manille (Philippines), Paris en 1997 puis Rome (2000), Jean-Paul II réconcilie l’Eglise avec la jeunesse. Ami des jeunes certes, mais ami exigeant. « N’ayez pas peur d’être des saints ! Telle est la liberté par laquelle le Christ vous libère. Volez à haute altitude. »

Le titre de « sportif de Dieu » ne pouvait lui être attribué uniquement pour sa capacité à faire du sport : natation, alpinisme, football… mais surtout parce qu’il était un « homme » de Dieu. Il n’est pas possible de comprendre ce pape si l’on ne sait pas qu’il passait au moins trois heures par jour en prière et qu’il ne prenait pas de grandes décisions dans son bureau, mais dans sa chapelle. La vérité pro­fonde de cet homme est dans cette relation unique, privilégiée et silencieuse avec Dieu.

Et si aucun de ses prédécesseurs n’a écrit autant de discours, rédigé de messa­ges, publié d’encycliques ou de lettres apostoliques, fait autant de kilomètres hors de Rome, rencontré autant de personnalités politiques, religieuses, de chefs d’Etat et de gouvernement, de savants, d’intellectuels, il ne faudrait pas oublier qu’il a été aussi et surtout un homme du silence et de l’écoute. Ceux qui l’ont ap­proché de manière personnelle se sont toujours étonnés de sa capacité d’écoute. Et quand on le voyait lors des grandes célébrations, les yeux fermés,  il ne s’agissait pas pour lui d’évasion du bruit ou des chants, mais de recueillement dans la prière…

Et il semble que ce soit par l’écoute des problèmes du monde, par l’attention aux problèmes de chacun des habitants de ce monde, qu’il a réussi a bousculé l’Histoire. Il est plus qu’évident qu’il a contribué de manière directe à la chute du mur de Berlin, après avoir été le héraut du combat de la nation polonaise et de son Eglise : c’est à partir de sa Pologne natale qu’il a provoqué la chute des domi­nos du monde totalitariste communiste…

Son « N’ayez pas peur ! » résonnait alors comme un défi et un programme, un message de résistance que Jean-Paul II martèle à l’adresse du monde, mais aussi et surtout un message de confiance en Dieu : il apparaît alors facilement comme l’homme qui incarne le changement de siècle et de millénaire.

Et cela, parce qu’il a été l’homme de l’unité et de la paix. Il a manifesté dans ses gestes et dans ses paroles un grand désir de rapprochement entre tous les chré­tiens, les fidèles des toutes les confessions devant vivre comme autant de frè­res, même s’ils sont encore séparés. Il ne faudrait pas oublier qu’il a été le pape à effectuer le « plus long voyage » jamais effectué par un homme : en 1986, il vi­site la synagogue de Rome, ce qu’aucun pape n’avait fait depuis saint Pierre… Il reconnaît dans les membres de la communauté juive des frères aînés dans la foi, tout en dénonçant toutes les formes de racisme et d’antisémitisme. Pour mar­quer l’an 2000, il se rend en pèlerinage à Jérusalem où il formule, au Mur du Temple, une demande de pardon… Il fut aussi le premier pape à s’adresser à des milliers de jeunes musulmans, lors de sa visite à Casablanca, ainsi que le premier pape à pénétrer dans une mosquée à Istanbul. Dépassant la vision œcuménique et prophétique, il est encore celui qui a voulu jeter des ponts entre tous les croyants à travers les rencontres d’Assise, et entre des peuples qui ne s’entendaient plus ou qui se faisaient la guerre.

Homme de passion, de passion pour tout homme, pour tout l’homme, il a été capa­ble de tirer parti de tous les talents qui lui avaient été confiés. Son regard di­rect et malicieux, sa stature imposante, sa résistance dans les épreuves ont ré­ussi à imposer son charisme personnel. Il a su jouer à la perfection de son charme naturel, utilisant les techniques qu’il avait apprises dans sa jeunesse, quand il s’initiait au théâtre. S’il pouvait jouer dans le registre de la dérision, comme en maniant sa canne à la manière de Charlie Chaplin, pour conquérir son public, il était aussi capable de l’atteindre en profondeur par son éloquence et sa force de persuasion, n’hésitant d’ailleurs pas à sortir du texte écrit de son dis­cours pour risquer une parole humoristique afin de captiver à nouveau l’attention de ses auditeurs. La plupart des hommes politiques peuvent envier son magné­tisme et la fascination qu’il suscitait, mais n’ont jamais réussi à parvenir à la même adéquation que lui : il disait ce qu’il faisait, et il vivait de ce qu’il disait… 

Cela s’appelle vivre en vérité. Et cette vérité lui venait de la Vérité du Christ qui a enseigné la vérité sur l’homme, en refusant toutes les idéologies, pour tout re­centrer sur la dignité de la personne humaine. De ce fait, il ne pouvait que dénon­cer les dérives connues par l’humanité au vingtième siècle, du matérialisme au néo-libéralisme, les injustices sociales causées par une mondialisation simplement économique, les égarements provoqués par une culture de mort, les dangers du syncrétisme religieux… Ses adversaires ne verront en ce pape qu’une rigueur ou même une rigidité doctrinale et morale, alors qu’il a pris fait et cause pour la dé­fense de la vie, s’opposant de toutes ses forces à la banalisation de l’avortement, ne cessant de souligner les risques et les dangers des manipulations génétiques sur l’être humain. « Même dans la faiblesse, l’homme ne cesse pas d’être grand ». Ce qu’il écrivait ainsi prophétiquement il y a quelques années, il a mis en œuvre dans les derniers mois de sa vie, tout en invitant l’Eglise et l’ensemble des chré­tiens à avancer au large : « Duc in altum », au moment de passer au nouveau mil­lénaire.

Ainsi, même atteint par les rigueurs de l’âge et parfois épuisé par la maladie, Jean-Paul II n’a cessé de parler de Dieu, en ramenant sans cesse au Christ, et à la vocation baptismale de chaque chrétien, pour qu’il ait le courage de poursuivre jusqu’au bout sa mission dans la fidélité à Celui qui rend libre.

 

Michel Ségard